Oran - Cimetière Sidi Filali ou Cimetère des Turcs	(Commune d'Oran, Wilaya d'Oran)

Le Cimetière Sidi Filali d'Oran : Un Sanctuaire Privé des Familles Turco-Kouloughlies


Le Cimetière Sidi Filali d'Oran : Un Sanctuaire Privé des Familles Turco-Kouloughlies

Introduction

Au cœur de la ville d'Oran, niché dans le quartier des Planteurs – anciennement connu sous le nom de Faubourg Eugène Etienne et englobé dans le secteur d'Yfri –, se dresse le cimetière Sidi Filali. Ce lieu de mémoire, souvent désigné par les Français coloniaux comme le « cimetière des Turcs », est bien plus qu'un simple espace funéraire. Il s'agit d'un cimetière privé, propriété exclusive des familles oranaises d'origine turco-kouloughlie, ces descendants d'unions entre soldats ottomans et femmes locales algériennes. Symbole d'une identité hybride et d'une résilience face aux vicissitudes coloniales, Sidi Filali incarne l'histoire méconnue des élites musulmanes d'Oran sous la domination française. Ce sanctuaire, dont les origines remontent probablement à l'avant 1868, a traversé des tempêtes administratives et politiques, notamment lors de la crise de 1926, qui a failli sceller son sort.

Les Origines et le Contexte Historique

L'histoire du cimetière Sidi Filali s'inscrit dans le tissu funéraire complexe d'Oran, une ville marquée par des strates ottomanes, espagnoles et françaises. Bien que la date précise de sa création reste floue, les archives suggèrent qu'il existait avant la désaffectation du cimetière Sidi El Bachir en 1868. Ce dernier, principal lieu d'inhumation musulman, fut supprimé par les autorités coloniales pour des raisons d'urbanisme et d'hygiène publique, exacerbées par les épidémies de choléra et de typhus de 1867-1869.

Face à cette mesure controversée, les familles turco-kouloughlies – issues de l'élite makhzen ottomane – se tournèrent vers Sidi Filali comme alternative. Situé aux Planteurs, ce « petit cimetière privé » appartenait initialement à la famille du mufti d'Oran, Si Hamida Ben Caïd Omar, une figure influente de la communauté musulmane. Les notables, tels que Si Ahmed Ould Cadi ou Mohammed Bendaoud, demandèrent et obtinrent l'autorisation municipale pour y inhumer leurs défunts, refusant catégoriquement le nouveau site imposé près du cimetière chrétien de Tamashouët. Cette période marque le début d'une utilisation exclusive par ces familles, qui y voyaient un refuge pour préserver leurs rites funéraires traditionnels face à l'assimilation forcée.

Au fil des décennies, Sidi Filali devint le domaine réservé des lignées oranaises de souche turque, comme les Zméla ou les Douaïr, et plus tard les Bachterzi. Contrairement aux cimetières publics comme Sidi El Ghrib ou Sidi El Hasni, il reflétait une stratification sociale : seuls les descendants des anciens beys et officiers ottomans y trouvaient repos éternel, perpétuant une mémoire aristocratique au sein d'une société coloniale segmentée.

La Crise de 1926 : Une Menace sur l'Héritage

Le XXe siècle apporta son lot de tensions. En 1926, sous la mandature du Dr Jules Molle – maire d'Oran de 1921 à 1931, connu pour son militantisme antisémite et son influence sur les quartiers populaires espagnols –, la municipalité décida d'interdire les inhumations au cimetière Sidi Filali. Cette mesure, motivée par des préoccupations d'urbanisme et d'hygiène dans une ville en pleine expansion, visait à rationaliser les espaces funéraires et à imposer un contrôle colonial accru sur les pratiques musulmanes. Pourtant, Sidi Filali n'était pas un cimetière public : il demeurait une propriété privée, gérée par les familles turco-kouloughlies, dont la plus politiquement influente était celle des Hadj Hacène Bachterzi.

Les Bachterzi, une dynastie d'origine algéro-turque ancrée à Oran depuis l'époque ottomane, incarnaient l'élite locale. Parmi eux, Benaouda Hadj-Hacène Bachterzi (1894-?), élu conseiller municipal à seulement 25 ans et délégué aux Affaires indigènes, se distinguait par son engagement associatif et politique au sein de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière). Membre du conseil général de la Fédération des élus d'Oranie, il défendait ardemment les intérêts de la communauté musulmane, tout en naviguant les eaux troubles du système colonial. La décision de Molle touchait directement cette famille, propriétaire partielle du site, et menaçait un symbole de leur identité.

La résistance fut immédiate. Bachterzi, fort de sa position, mobilisa ses pairs pour contester l'arrêté municipal. Cette affaire illustrait les frictions entre l'administration française, soucieuse d'uniformisation, et les notables musulmans attachés à leurs privilèges ancestraux. Le cimetière, lieu de sépulture pour des générations de kouloughlis, risquait de devenir un pion dans le grand échiquier urbain d'Oran.

La Résolution sous René Ménudier : Un Souffle de Justice

Il fallut attendre l'arrivée d'un nouveau maire pour trancher. René Ménudier (ou Paul Ménudier, selon les sources), élu en 1931 et en fonction jusqu'en 1934, annula définitivement la décision de fermeture. Sous son mandat, marqué par des projets d'extension urbaine comme le Plan d'Aménagement de l'Est de l'Europe (PAEE), Ménudier adopta une approche plus conciliante envers les communautés locales. Cette annulation, probablement influencée par l'intervention de Bachterzi et d'autres conseillers, préserva Sidi Filali comme un bastion privé, échappant à la mainmise municipale.

Cette victoire symbolique renforça le rôle des familles turco-kouloughlies dans la vie politique oranais. Elle rappela aussi les limites du pouvoir colonial : même dans un contexte discriminatoire, les élites indigènes pouvaient négocier leur espace.

Un Patrimoine Vivant Aujourd'hui

Aujourd'hui, le cimetière Sidi Filali subsiste comme un témoignage discret de l'histoire ottomane et coloniale d'Oran. Bien que peu visité par le grand public, il attire les chercheurs et les descendants des familles fondatrices, curieux de leurs racines. Des ouvrages récents, comme Les cimetières d'Oran de Saddek Benkada (2024), en font un cas d'étude des dynamiques sociales à travers les espaces funéraires, soulignant comment ces lieux « en plein air » archivent biographies et démographies.

Dans une Oran moderne, où l'urbanisme efface les traces du passé, Sidi Filali invite à la réflexion : il n'est pas seulement un cimetière des « Turcs », mais un pont entre empires disparus et identités plurielles. Protéger ce patrimoine, c'est honorer les voix oubliées des kouloughlis, gardiens d'une mémoire résiliente.



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