Mila - A la une

Le Beau aime la beauté


Depuis sa réouverture en janvier 2019, les rencontres-débats à la Librairie Mauguin de Blida se suivent mais ne se ressemblent pas. Elles sont devenues des moments attendus de partage et d'échanges autour d'un livre et de son auteur.La librairie Mauguin a décidé de commencer l'année littéraire 2019-2020, en «beauté en invitant l'écrivain et essayiste Mohamed Atbi, auteur du très intéressant ouvrage intitulé Fi ?l Jamâl, da?wâh ilâ jamâliyyah ijtimâ?iyyah (de l'Esthétique, plaidoyer pour une esthétique sociale), édité à la librairie de Philosophie et de Soufisme d'Alger.
«C'est dégoûtant !», disent les bonnes gens à la vue d'un éc?urant spectacle, d'un mauvais comportement etc. La laideur, les détritus et les diverses pourritures qui «gâchent notre décor», devraient, normalement susciter l'aversion, le dégoût chez les gens. Ainsi, quand on est en présence d'horreurs visuelles, de matières et odeurs repoussantes, qui suscitent le dégoût et agressent notre système perceptif, nos sens sont « touchés avec une immédiateté qui les entraîne irrésistiblement à l'écart de cet objet qui nous fait détourner le regard, nous boucher les narines, nous éloigner physiquement afin d'éviter la mise en contact ou en contiguïté avec ce qui nous répugne , fait remarquer Mohamed Atbi.
Ainsi, explique-t-il encore, pour les spécialistes de psychologie cognitive, le dégoût prend «son origine dans un réflexe de survie» car il est envisagé comme un «mécanisme de défense» et joue ainsi un rôle protecteur contre les menaces de contamination matérielle et sociale.
La révulsion, le dégoût, l'éc?urement qui sont ordinairement des réactions à la laideur et à la pourriture physiques, peuvent, ainsi, être suscités par un comportement, un désordre moral ou mental. On parle, alors, de dégoût social, de dégoût de la pensée, notion liée à l'incapacité d'envisager la possibilité de permettre à deux idées de se «toucher» entre elles dans une proximité insoutenable.
Dans son plaidoyer, Mohamed Atbi, cite le cas de Malek Bennabi, qui, dans ses mémoires non publiées jusqu'à récemment, et intitulées justement «Pourritures», décrivait son éc?urement tout autant de la colonisabilité incarnée par une grande partie de ses compatriotes qui se targuaient d'être l'élite intellectuelle, que du colonialisme. Le dégoût, qui est ainsi une «émotion-limite», est envisagée comme une « onction constitutive dans la formation et la préservation des idéaux» tantôt sociaux (d'hygiène publique et privée) et tantôt politiques (de renaissance sociale, d'indépendance politique et économique, de fierté nationale).
Dans un autre registre, poursuit l'auteur, celui de la science du cheminement spirituel , cette «émotion-limite» révélée par les rêves du soufi cheminant, sert à son maître spirituel à le situer au sein de la représentation des phases de réalisation spirituelle en cercles concentriques démarrant du cercle le plus extérieur et le plus éloigné du centre, qui représente l'âme concupiscente (an-nafs al-ammârah bi 's-sû'), au cercle le plus proche du centre, celui de l'âme universelle (an-nafs al-kâmilah). Dans son commentaire du traité en vers de al-Manzilî, Fî Âdâb al-Murîdîn, le grand savant théologien algérien Abd al-Qâdir al-Majjâwî explique que le soufi novice aura tendance à rêver de poux, de tics, d'ordures, d'eaux stagnantes et d'autres choses aussi répugnantes et dégoutantes, ce qui révèle l'âme primaire et bestiale qu'on appelle concupiscenc e. Son «médecin de l'âme» lui donnera alors un programme de méditation et d'exercices adapté à son état et à sa phase d'évolution spirituelle pour qu'il puisse la dépasser et en «guérir , et ainsi passer à une phase supérieure jusqu'à atteindre le stade ultime ainsi décrit par Junayd al-Baghdâdî : «Le soufi est comme la terre : on y jette tout ce qui est vil, et il n'en sort que du beau». Si donc la fonction de dégoût n'est pas altérée chez l'individu et en société, le sentiment esthétique et l'idée du beau sont préservés.
«Comment expliquer alors ce que nous constatons dans notre société, aux quatre coins de notre pays, aussi bien dans nos villes que dans nos villages et nos compagnes : les ordures envahissent l'espace, les égouts à ciel ouvert, sont même notre proximité immédiate, comme un défi à nos mécanismes de défense, notre Fi?rah. La saleté est partout, jusque dans nos hôpitaux, nos lieux de culte, dans nos écoles, dans nos commerces, nos administrations. Elle est visible, olfactive et sonore à travers la prolifération du langage ordurier même en milieu féminin jusque-là préservé», se demande Atbi. «Comment se fait-il que cela devienne normal, comme diraient certains ' Pourquoi les ?'mécanismes de défense'' brièvement décrits plus haut ne fonctionnent pas chez-nous ' Pourquoi sont-ils en panne ' Comment faire pour réconcilier notre ?'homme décomposé'' avec ?'le beau'', l'esthétique, l'art, afin qu'il puisse tout contempler et analyser à l'aide de ce concept-prisme' Comment recomposer cet homme et recoller ses morceaux justement avec le ciment du sentiment esthétique '», demande et se demande t-il encore.
Pour répondre à cette problématique, il s?est attelé, dans son pamphlet écrit suite à «un sentiment de dégoût et de révulsion», à construire un long plaidoyer adressé à ce fameux homme dit post-almohadien, celui que l'histoire traine avec peine dans notre aire géographique depuis le début des siècles de décadence. Dès le chapitre premier, il s'est attelé avec le secours de l'éthologie animale et de la sociobiologie, à reconstituer et à réactualiser l'argumentaire visant à prouver que le sens du beau est inné chez l'Homme et même chez les primates et certaines autres espèces animales. «En ayant aussi recours aux données recueillies par l'archéologie à propos de l'homme du néolithique, j'ai développé un argumentaire visant à prouver scientifiquement puis rationnellement que l'art, le Beau ou le sens esthétique est à l'origine de la technique, et que, par conséquent, il a la primauté et la priorité par rapport à l'Utile, et enfin que la science ne saurait se passer du Beau au péril de sa pérennité», explique t-il.
Les chapitres suivants ont servi à décrire le travail du sentiment esthétique intériorisé sur l'âme et le psychisme, une fois ravivés par les ardeurs qu'il suscite et les grandes aspirations qu'il insuffle dans l'individu touché par sa grâce.
Ensuite, dans le chapitre «Esthétique et Révolution», il décrit les effets de dynamisation sociale et de création continue que suscite l'art en général en poussant l'individu à s'investir dans le supra-individuel et à repousser sans cesse les limites des formes sociales figées et mortifères. Dans un autre chapitre, il parle du sentiment d'inconfort et de honte que peut susciter une morphologie inesthétique, pour souligner le rôle de l'éducation, celle qui intègre la formation de l'«homme total», dans la généralisation de la beauté des visages et de la beauté physique, et son rôle dans l'?uvre de changement social.
Enfin et pour focaliser sur notre contexte culturel, il n'a pas hésité à faire référence aux valeurs esthétiques véhiculées par les textes sacrés de l'Islam, ainsi que par certaines sentences de soufis, de philosophes musulmans et de savants théologiens, comme «pour dire très haut et très fort, notre décalage par rapport à l'homme désormais disparu que l'on pourrait appeler pré-almohadien, fruit d'une civilisation originelle qui a magnifié la vie, l'existence en générale, par le biais de la Beauté et du raffinement».
Kader B.
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