Constantine - Patrimoine Historique


Visite du Palais de Constantine
De tous les monuments de l'Algérie, le palais de Constantine est celui qui, offre le plus d'intérêt, sinon sous le rapport de l'antiquité et des souvenirs, du moins au point de vue de l'architecture barbaresque. Ce n'est pas qu'il soit d'un aspect imposant, d'un rare fini de détails et d'une parfaite harmonie dans son ensemble; mais comparé aux autres résidences somptueuses de l'époque turque, il leur est supérieur par ses proportions élégantes et grandioses, et l'on y trouve tout ce que le goût de l'ostentation et le luxe algérien peuvent réunir de plus séduisant. C'est, en un mot, le type le plus complet de l'architecture appliquée à la fois aux nécessités des mœurs et du climat du pays.
La destination que ce palais eut pendant un temps assez court sous les Turcs a changé depuis la conquête française, mais ne s'est pas amoindrie. Si c'est un bey, El hadj Ahmed, qui l'a construit, ce sont les généraux commandant la province de Constantine qui l'habitent, et il reste un emblème du pouvoir aux yeux des populations indigènes.
Souvent les artistes l'ont signalé à l'attention des voyageurs, et on le visite assez fréquemment; cependant il n'a pas eu jusqu'ici les honneurs d'une mise en lumière complète : il n'a été l'objet d'aucune étude un peu étendue. J'essayerai ici de le décrire, et je ferai connaître son origine et son histoire.

Aspect extérieur du palais. - Un coup d’œil sur l’intérieur. - Témoignage d'Horace Vernet.

En arrivant aujourd'hui sur la place dite du Palais, on aperçoit une lourde et sévère masse de maçonnerie qui blesse, au premier coup d’œil, le regard le moins exercé. Rien n'annonce que ce soit là un palais. Ces grands murs, en retraite les uns sur les autres, ressemblent plutôt à une froide clôture de monastère ou de prison, qu'à l'enceinte d'un monument princier. Ils rappellent les constructions des temps où chaque homme riche ou puissant, forcé de se garder lui-même, se mettait de son mieux à l'abri des coups de main de la multitude. Leur profil est incorrect, leur ensemble inerte. Ils s'élèvent à quinze mètres environ au-dessus du niveau de la place.
En largeur, la façade n'a pas moins de quatre-vingt-un mètres de développement.
Une toiture grisâtre, en tuiles creuses, hérissée de grotesques tuyaux de cheminées modernes, complète cet aspect singulièrement triste.
Toute la décoration extérieure se réduit à quelques fenêtres également modernes, irrégulièrement percées çà et là ; en réalité elle ne présente pas plus d'intérêt que la façade de la plus médiocre maison de la ville, et n'est guère propre à faire soupçonner qu'on est devant un palais.
Mais on ne doit pas s'arrêter devant ce masque froid et presque lugubre; il faut franchir le seuil du palais et pénétrer à l'intérieur. Le contraste est alors frappant, et l'on oublie aussitôt ce que le dehors a de rude et de disgracieux. On se trouve alors en présence d'un tableau original et élégant. Le visiteur est tout d'abord agréablement saisi : attiré de tous côtés à la fois, il sent qu'il aura besoin de quelque temps pour bien voir. Ses yeux s'égarent dans cet ensemble tout inondé d'air et de lumière ; et l'impression que produisent sur lui ces nombreuses arcades aux colonnades légères et bien détachées est telle, qu'il est difficile d'en donner une idée suffisante même avec le secours de la gravure.
Ce qui contribue surtout à donner beaucoup de charme à cet intérieur, ce sont ses jardins avec leurs grands arbres, dont les rameaux, dépassant le faîte des toitures latérales, couronnent le tout d'une voûte de feuillage et le remplissent de fraîcheur. Dans une ville comme Constantine, où l'ombre et la végétation sont rares, ces agréables ombrages sont véritablement inappréciables.
Pour jouir du palais dans toute sa beauté, il faudrait pouvoir le parcourir une nuit de fête, alors que les galeries sont éclairées par la lueur adoucie d'une infinité de lanternes vénitiennes et les parterres par une constellation de verres de couleur, dont l'éclat se joue heureusement sur les surfaces miroitantes du marbre. On a sous les yeux un spectacle féerique, et l'on songe involontairement à ces palais enchantés dans lesquels nous transportent les contes orientaux. Les rayons de lumière projetés çà et là à travers les colonnades, produisent des oppositions et des fantaisies d'ombre et de clarté qui prêtent merveilleusement à l'illusion.
A coup sûr, nul de ceux qui, à certaines époques, ont assisté aux fêtes données par les généraux commandant la province de Constantine n'en ont oublié le prestige. Horace Vernet qui visita le palais, alors qu'il brillait de toute sa fraîcheur, l'a beaucoup admiré : " Figurez-vous, dit-il, une délicieuse décoration d'opéra, tout de marbre blanc et de peintures aux couleurs les plus vives d'un goût charmant, des eaux coulant de fontaines ombragées d'orangers, de myrtes, etc., enfin un rêve des Mille et une nuits."
Mais avant de décrire ce curieux monument avec plus de détails, il convient de rapporter les faits qui se rattachent à son origine et de raconter la manière dont il fut élevé. Je n'aurai du reste qu'à transcrire en quelque sorte les notes que j'ai prises sur place dans le palais même, en faisant appel à la mémoire des habitants et des ouvriers qui ont travaillé à sa construction. J'ai interrogé aussi des personnes qui, dans une position plus ou moins élevée, faisaient partie de l'entourage du bey, même des femmes ayant vécu dans son sérail. Qui saurait, en effet, mieux connaître l'histoire du palais que ceux qui l'habitaient jadis ? Grâce à ces divers témoignages j'ai pu apprendre quelques scènes d'intérieur étranges et faire revivre la figure d'El Hadj Ahmed bey, l'une des plus caractéristiques, et, il faut bien le dire dès à présent, l'une des plus odieuses de la période turque qui a immédiatement précédé l'occupation française.

Histoire de la construction du palais. - Expropriations forcées. - Spoliations. - Les fournisseurs. - Les artistes. - Les ouvriers.

Sur l'emplacement où s'élève aujourd'hui le palais existait, il y a une quarantaine d'années, un amas de maisons particulières accolées les unes aux autres, dans lesquelles on pénétrait par quelques ruelles étroites et tortueuses.
La famille d'El Hadj Ahmed possédait dans ce quartier deux maisons contiguës : l'une d'elles est maintenant l'hôtel de la subdivision, l'autre est affectée au bureau topographique militaire. C'est dans la première, dite Dar oum-en-Noun, qu'est né le dernier bey de Constantine. (1)
La porte principale de ce domaine patrimonial était située dans une impasse dont le fond, debout encore aujourd'hui, forme comme un vestibule devant l'hôtel de la subdivision.
Après quelques zigzags, cette impasse débouchait à peu près à hauteur de l'escalier qui descend maintenant devant l'église, où se trouvait alors une des principales rues de la ville. Elle était fermée à sa sortie par une porte garnie d'épaisses plaques de fer et s'appelait Derb el Hadj Ahmed ou passage d'El Hajd Ahmed, nom qui a servi plus tard et par extension à désigner le palais lui-même (2).
Une autre petite porte ouvrait du côté du nord, dans la ruelle où se trouve aujourd'hui la caserne de gendarmerie.
Vis-à-vis des deux maisons d'El Hadj Ahmed, se trouvait alors un vieux bâtiment dit Dar el Bechmat ou Dar el Mouna, ayant autrefois servi, comme son nom arabe l'indique, à emmagasiner les approvisionnements destinés aux janissaires de la garnison. Cette masure, utilisée ensuite comme écurie, fut enfin abandonnée à la destruction. Puis l'apathie, l'incurie de l’autorité locale, la négligence traditionnelle des habitants laissèrent s'y former un cloaque dont les émanations nauséabondes infectaient le quartier.
Tant qu'il exerça seulement. les fonctions de kaïd el Aouasi, El hadj Ahmed mena une vie très active au milieu des tribus dont l'administration lui était confiée. Nommé calife ou lieutenant du bey en 1818 et obligé de fixer alors sa résidence à Constantine, il jugea nécessaire de déblayer et d'assainir les abords de son habitation. Il demanda et obtint facilement la propriété de la ruine de Dar el Bechmat, pour laquelle il donna en échange une petite maison qu'il possédait dans un autre quartier de la ville. La masure et les décombres qui touchaient à sa demeure furent. rasés. Sur leur emplacement, qu'il entoura de hautes et discrètes murailles, il planta des orangers apportés de Mila, et créa le jardin qu'on voit actuellement à gauche en entrant dans le palais.
Nommé bey de Constantine en 1826, il s'installa à Dar el Bey, vaste bâtiment affecté depuis longtemps à la résidence officielle des gouverneurs de la province de l'Est.
La majeure partie de sa famille et surtout sa mère, El Hadja Rekia, continuèrent à habiter la maison de Oum-en-Noun.
Pendant son pèlerinage à la Mecque et son séjour en Égypte, il avait pu juger de l'effet séduisant des palais orientaux. Son prédécesseur Salah bey avait, du reste, introduit déjà le luxe de ce genre d'habitations à Constantine : plusieurs monuments d'utilité publique et différents embellissements y avaient été l’œuvre de sa munificence éclairée.
El Hadj Ahmed, à son tour, ne voulut rien épargner pour se construire un logis dont la splendeur fût à la hauteur de son orgueil. De gré ou de force, il commença par se faire céder, à l'aide de ventes ou par voie d'échanges, plusieurs maisons voisines de Dar-oum-en-Noun, afin de donner plus d'étendue à son futur palais.
L'exemple suivant donne une idée des expédients odieux qu'il employa. Une vieille femme, née dans la maison qu'elle habitait et qui tenait à y finir ses jours, ne voulut s'en défaire à aucun prix. En présence de cette obstination, le bey la fit enfermer chez lui, dans une étroite prison et la priva progressivement d'air et de lumière. Elle résista quelque temps, mais il fallut bien qu'elle cédât à la violence ; un taleb complaisant rédigea une déclaration par laquelle la cession de l'immeuble convoité était consentie, La pauvre vieille femme, exténuée par les privations de tout genre qu'elle avait souffertes, n'obtint sa liberté qu'en promettant de ne plus remettre jamais les pieds à Constantine. Elle fut conduite en Kabylie où elle ne tarda pas à mourir de misère.
Dès que la construction de l'édifice fut définitivement résolue, le bey envoya en Italie un Génois, du nom de Schiaffino, qui faisait à Bône un grand commerce d'exportation de grains, et il le chargea d'y acheter des marbres et tout ce qui pourrait être nécessaire à la décoration d'une maison fastueuse.
Lorsque tous ces objets eurent été débarqués à Bône, le bey mit à la disposition de Schiaffino les hommes et les mulets nécessaires pour leur transport.
Les colonnes et autres pièces de marbre étaient soigneusement emballées dans des caisses, auxquelles on adapta de longues perches formant comme une sorte de brancard que portaient des mulets. La crainte de mécontenter le bey était telle que des populations entières accompagnèrent au loin ce convoi, aplanissant les passages difficiles, soutenant les charges pour éviter les cahots, et maintenant la marche des mulets à une allure régulière. Chose remarquable, malgré la maladresse habituelle des indigènes, leur manque d'ensemble dans les moindres opérations, tous les matériaux parvinrent intacts à Constantine. Or il n'y avait à cette époque aucune route tracée entre Bône et cette ville, et les indigènes n'avaient d'autres moyens de transport que le dos des mulets ou des chameaux ; on doit juger par là de la difficulté que présentait une semblable opération à travers un pays souvent montueux et d'une quarantaine de lieues de parcours. Il est vrai que de nombreux cavaliers surveillaient le convoi cheminant à petites journées, et que la moindre négligence de la part des muletiers était punie de coups de bâton, avec la perspective d'encourir, en arrivant, une punition beaucoup plus sévère.
Schiaffino demanda des grains en payement de ses fournitures; il eut le bonheur que ces grains, bien ou mal acquis, lui furent livrés et embarqués à Bône pour Livourne.
A Constantine, les ouvriers indigènes mirent immédiatement la main à l'œuvre, et déjà le péristyle qui entoure le jardin des Orangers était presque achevé, quand le bey apprit que les habitants, en tête desquels se trouvaient les propriétaires expropriés, avaient adressé une plainte au pacha d'Alger.
Ses envahissements au détriment de ses voisins, les dures corvées exigées pour le transport des matériaux, l'énorme quantité de grains livrés à Schiaffino, en partie aux frais des habitants, pour payer ses fournitures, avaient justement ému le peuple et soulevé dans les esprits une excitation qui se manifestait par une protestation d'une énergie peu ordinaire et, à coup sûr, fort imprudente.
Hussein pacha adressa un blâme sévère au bey de Constantine; il lui annonça sa volonté de prévenir désormais de pareils attentats. El hadj Ahmed répondit mensongèrement qu'il avait indemnisé les propriétaires dépossédés, en leur donnant de l'argent et même d'autres immeubles en échange; et il ajouta avec hypocrisie que, par soumission, il aurait égard à leurs plaintes, quoique mal fondées, et qu'il leur restituerait leurs biens. Le pacha accueillit cette justification, et la construction du palais projeté fut suspendue.
Mais on peut bien penser que El hadj Ahmed, dont le caractère altier n'entendait souffrir dans sa province d'autre volonté que la sienne, conçut le plus vif ressentiment contre les plaignants et les poursuivit de sa haine. Il n'ajourna son projet que pour peu de temps, très résolu à prendre sa revanche et à faire un jour payer chèrement cette insulte publique faite à son amour-propre.
Après la prise d'Alger en 1830, El hadj Ahmed, devenu maître absolu de Constantine et se croyant bien à l'abri d'une invasion française, prit le titre de pacha. Animé plus que jamais de la passion de manifester son pouvoir par la magnificence de sa demeure, et usant à son gré d'une, autorité sans contrôle et sans limites, il ne recula devant aucune considération pour réparer rapidement le temps perdu et poursuivre avec une nouvelle ardeur l'exécution de ses desseins.
" Vous n'avez pas accepté les offres que je vous avais faites pour vous indemniser, dit-il à ses voisins; vous avez même eu la hardiesse de réclamer auprès du pacha; aujourd'hui, il n'y a plus d'autre pacha que moi, je suis le maître absolu et je prends vos maisons malgré vous !"
La lutte était impossible. Les propriétaires n'avaient qu'à baisser la tête: tout autour du palais projeté il fallut déguerpir sans délai devant le caprice du despote.
Immédiatement El hadj Ahmed rassembla des ouvriers et, sans le moindre scrupule de conscience, fit démolir toutes les maisons qui avoisinaient son jardin, tant celles qui étaient propriétés particulières que celles des mosquées constituées habous, c'est-à-dire "bien religieux". Il s'empara de cette manière de vingt-huit maisons, de quatre boutiques et d'un atelier de tisserand.
Quand il eut fait place nette, les travaux commencèrent, et ce palais dont la construction, dans les circonstances ordinaires, eût certainement demandé les efforts de plusieurs générations, s'éleva comme par enchantement et se forma de, toutes pièces, à l'aide de corvées.
Les architectes du pays, qui n'avaient point perdu tout souvenir des traditions anciennes, déployèrent dans les plans et les détails de l'œuvre toutes les richesses de leur imagination. Le kaïd ed-dar ou grand majordome, chargé spécialement de faire exécuter le, conceptions de son maître, avait recruté tous ceux d'entre les ouvriers qui, à Constantine ou dans le reste de la province, jouissaient d'une certaine réputation d'habileté. Un maçon de la ville ainsi qu'un Kabyle qui pendant longtemps avaient exercé. leur profession à Alexandrie et à Tunis, eurent la haute direction des travaux de leur art; les peintres, les menuisiers, les charpentiers et autres étaient également des ouvriers indigènes. On fit seulement venir de Tunis quelques juifs qui se chargèrent de placer les carreaux de vitre, les glaces et la plupart des ouvrages de ferblanterie. Il est donc inexact que le palais ait été construit par des ouvriers italiens, ainsi que l'ont écrit quelques voyageurs.
Les plâtriers, chaufourniers et briquetiers des environs furent également mis à contribution. Les jardiniers du Hamma durent fournir les roseaux nécessaires pour recouvrir les toitures. Quant aux planches et aux poutres, on les fit apporter des forêts de la Kabylie orientale et de celles qui existent aux environs de Batna.
On mit pour cela en réquisition toutes les bêtes de transport que l'on pût trouver. Schiaffino expédia une seconde fois des marbres, des faïences vernies, des carreaux de vitre et des couleurs achetés à Livourne et à Tunis; mais on ne tarda pas à s'apercevoir que, malgré ces envois successifs, les matériaux dont on disposait seraient insuffisants, car on n'avait pas calculé d'avance le développement définitif qui serait donné aux constructions.
Pour s'en procurer de nouveaux, le bey employa un moyen expéditif et surtout très économique. Quel besoin avait-il de faire venir ce dont il avait besoin, de si loin, et à si grands frais? Ne savait-il pas qu'il pouvait disposer non seulement des biens, mais de la vie même de ses sujets? Ses satellites, hommes généralement peu scrupuleux, se chargèrent d'ailleurs de le lui rappeler.
Tout ce que les principales maisons de Constantine possédaient de remarquable en marbres, colonnes, faïences, portes et fenêtres, fut extorqué dès lors pour la décoration du palais; on fit du neuf avec du vieux, et l'on parvint ainsi, sans bourse délier, avec beaucoup de profusion unie à quelque peu de confusion, à un luxe surpassant tout ce qu'on avait vu jusqu'alors à Constantine.
Afin de capter la faveur du maître, quelques individus que l'opinion publique a voués depuis à la réprobation, se constituèrent les exécuteurs passionnés de sa rapacité. Jetant journellement un nouvel aliment à l'avidité du bey, ils lui dénonçaient les lieux où existaient des objets rares ou précieux. Ce fut un pillage, un brigandage en grand, et la ruine de plusieurs des plus belles maisons de la ville. Dans l'empressement qu'on y mettait, on ne se croyait obligé à aucune précaution. Le chef des maçons fut écrasé à la Kasba par une galerie qui s'écroula sur lui au moment où il détachait maladroitement les colonnes servant de support. La maison de campagne de Salah bey, située sur les bords de Roumel, plus maltraitée qu'aucune autre, fut dépouillée de la plupart des marbres, des briques émaillées et des objets de luxe qui faisaient son ornement. De ces provenances multiples provient le disparate que l'on remarque dans les décorations du palais.
Les juifs de la ville reçurent l'ordre de fournir gratuitement, et dans un délai très court, les nouvelles couleurs et les carreaux de vitre dont on avait encore besoin; ils durent se cotiser pour ne pas s'exposer à une charge plus lourde.
Le bey, semblable à ces antiquaires passionnés qui ramassent, entassent et collectionnent tout ce qui leur plaît, stimulait souvent par sa présence le zèle des ouvriers. Ses exigences croissaient sans cesse; il trouvait à chaque instant que son palais était trop étroit, et, sans le moindre scrupule, faisait abattre d'autres murs mitoyens, pour faire place à de nouveaux corps de logis.
On ne sait où il se serait arrêté, si les bruits de la première expédition française contre Constantine ne l'eussent forcé de s'occuper de questions plus graves, et de songer à se défendre plutôt qu'à satisfaire sa manie de bâtir.
Les habitants indigènes disent naïvement que si son règne se fût prolongé quelques années de plus, il aurait, dans son enivrement de despotisme, envahi la moitié de la ville pour agrandir son palais, et dépouillé l'autre moitié de tout ce qui aurait pu assouvir ses caprices. En présence de la rapacité de ce tyran, il est, en effet, difficile de déterminer quelle est l'étendue qu'il aurait fini par donner à son palais.
Il faut cependant reconnaître que quelques personnes privilégiées en petit nombre reçurent en argent la valeur de leurs maisons, ou bien, par échange, des immeubles qu'El hadj Ahmed avait fait. mettre sous séquestre depuis qu'il portait le titre de pacha.
Plusieurs familles importantes du pays, mises dans la nécessité de s'expatrier pour s'affranchir de la tyrannie d'El hadj Ahmed, se réfugièrent à Alger, sous notre drapeau. A leur égard, le despote n'eut qu'à recourir à la confiscation.
J'ai vu quelques pièces authentiques constatant ce fait, et j'ai transcrit et traduit notamment un passage conçu en ces termes :
"Un tel étant allé habiter parmi les Français, nos ennemis, que Dieu maudisse et extermine ! ses propriétés ont été confisquées, et nous donnons tel de ses immeubles à tel autre individu, afin de l'indemniser de la maison que nous lui avons prise pour l'agrandissement de notre palais."

1. Vers 1787. Sa famille était l'une des plus notables de Constantine. Il avait été khalife sous le bey Braham el-Rabbi. Dans cette haute fonction, il était tout-puissant. Mais des rivalités jalouses ayant excité contre lui les soupçons du bey, il fut obligé de s'enfuir de Constantine pendant une nuit, en se laissant glisser le long des pentes escarpées qui se trouvent derrière le quartier du Tabia. Il se réfugia à Alger, où il sut se concilier l'affection du pacha, qui le nomma bey de Constantine au mois d'août 1826, en remplacement du bey Manamanni. (retour)
2. Le mot arabe Derb signifie porte, passage, défilé. On l'emploie, en Algérie, pour désigner une rue fermée par une porte. (retour)

Distribution générale du palais. - Matériaux de la construction. - Les portiques. - Les colonnades. - Les chapiteaux. - Les dalles. - Les faïences. - Peintures décoratives. - L'inauguration

Le périmètre du palais a la forme d'un carré long, dont un des grands côtés fait face à la place actuelle, et l'autre à la rue Desmoyen. Sa superficie est de cinq mille six cent neuf mètres carrés. Ayant été édifié sur un terrain très incliné, on a dû le niveler, en bâtissant, à sa partie la plus basse, de solides constructions, qui servent à la fois de caves ou d'écuries et de mur de soutènement contre la poussée des terres supérieures (façade de la rue Caraman).
Le palais se compose de trois corps de logis principaux, à un étage, séparés par deux jardins comprenant l'espace réservé à l'ancien harem du bey. Des murs élevés cachaient aux regards indiscrets cette retraite mystérieuse et solitaire, dont toutes les ouvertures étaient bardées de fer ou de grillages très épais.
Les appartements, distribués autour des galeries, prenaient jour sur les cours et les jardins; les fenêtres, ouvrant au dehors, étaient petites et peu nombreuses; elles avaient l'aspect de créneaux; on a dû les agrandir depuis, pour avoir plus d'air et de clarté.
L'ordonnance architectonique du rez-de-chaussée se reproduit à peu près exactement au premier étage. Sauf quelques remaniements de détail, l'intérieur est encore aujourd'hui tel qu'il était quand le bey l'habitait; aussi est-il difficile de se diriger dans ce labyrinthe d'appartements, de cours, de galeries et de jardins, lorsqu'on le visite pour la première fois.
Les dépendances qui entourent le quadrilatère ont été ajoutées selon les besoins successifs.
L'aspect même du monument révèle son histoire; on voit au premier coup d'œil qu'il n'a pas été exécuté d'un seul jet, d'après un plan arrêté d'avance et coordonnant le tout. Si l'on regarde attentivement les murs, on reconnaît facilement les différentes reprises de travaux, les soudures qu'elles nécessitèrent, et la provenance diverse des matériaux employés. Chaque chef ouvrier exécuta séparément, et selon son inspiration, la partie de bâtiment dont on lui avait indiqué les dispositions générales, puis on joignit le tout plus ou moins heureusement. Mais si ces combinaisons ne sont pas irréprochables au point de vue du goût et de l'harmonie, on ne peut refuser d'y reconnaître un certain caractère dû à ces discordances mêmes et qui constitue son originalité.
L'appareil de toutes ces constructions est, à la base, en pierres de taille provenant des ruines romaines, puis en maçonnerie entremêlée d'assises en briques, revêtues d'un enduit de chaux et sable. Les voussures des arcades des galeries sont également en briques.
Entre les deux principaux jardins il existe un pavillon que les indigènes nomment le Kiosque (actuellement le cabinet du général). Il se relie au reste de l'habitation par une triple rangée de colonnades. On reconnaît là surtout qu'il ne faut pas demander aux indigènes l'exactitude des proportions; non seulement les arcades qui surmontent les colonnades n'ont pas toutes le même développement, mais les piliers eux-mêmes ne sont point parallèles, et ne correspondent pas les uns avec les autres; ce qui rappelle que les architectes ont cherché à utiliser, en les raccordant, des piliers qui existaient déjà.
Les jardins que sépare le Kiosque sont carrés et entourés d'une ceinture de portiques ayant la disposition d'un cloître. Ces portiques sont découpés avec une hardiesse et une légèreté merveilleuses; de gros pans de murs portent sur le vide, bravant toutes les règles de la statique; aussi ne comprend-on pas comment de si frêles appuis peuvent soutenir les galeries de l'étage supérieur. Il est vrai qu'à chaque angle des carrés on a élevé de solides piliers en maçonnerie, contre lesquels viennent s'arc-bouter les colonnades.
Comme dans la plupart des maisons mauresques, des tirants en bois sont horizontalement scellés entre chaque arcade, pour servir de lien aux deux retombées de l'arceau, ou pour supporter des rideaux destinés à amortir l'éclat du jour.
Les arcades sont généralement ogivales et portent sur des colonnes monolithes en marbre blanc de grandeur inégale et d'une grande variété de formes. Les unes sont sveltes et élégantes, les autres trapues et massives; on en rencontre de carrées, de rondes, de torses et d'octogones; leur diamètre varie de quinze à vingt-cinq centimètres, et leur hauteur est rarement de plus de deux mètres cinquante. Réparties un peu partout, elles sont au nombre de deux cent soixante six.
Les chapiteaux présentent un amalgame des styles les plus disparates et les plus incohérents. Quelques-uns, à feuillages et à grappes de fruits entre les tailloirs, rappellent par leur galbe le chapiteau corinthien. D'autres appartiennent à l'ordre toscan ou gréco byzantin. Beaucoup sont médiocrement sculptés ou à peine ébauchés; on a même utilisé de simples cônes tronqués, seulement dégrossis, et n'ayant qu'un croissant en saillie pour ornement.
Pour éviter l'humidité, on a élevé les galeries circulaires à plus d'un mètre au-dessus du niveau des jardins. Le sol même de toutes ces galeries est recouvert d'un dallage en marbre blanc.
Les murailles latérales sont garnies, jusqu'à hauteur d'homme, d'un revêtement en faïences vernies - zelaidj - de différentes couleurs et de toutes provenances, dont l'ajustement forme des dessins de fleurs s'entrelaçant ou des mosaïques d'un très bel effet.
Un amateur exercé trouverait là sans doute des échantillons fort curieux de carreaux émaillés de fabrique ancienne, et pourrait y faire d'intéressantes études sur l'art céramique.
Les dalles en marbre du sol et les faïences du pourtour s'agencent parfaitement et contribuent à entretenir une fraîcheur agréable. On voit que cette condition de température, si appréciée en Algérie à l'époque des grandes chaleurs, avait été l'objet d'un soin particulier.
Au-dessus des faïences, et pour leur servir de bordure, règne un cordon en plâtre, qui se développe en ruban et court dans tous les sens, dessinant en relief les contours des fenêtres et quelquefois même des portes.
Entre cette sorte de corniche et le haut du mur touchant le plafond, l'œil est attiré par des peintures à grands ramages, de fleurs et de fruits entremêlés, aux couleurs éclatantes et variées. De distance en distance, on voit une série de tableaux d'une originalité toute particulière, qui ont pour sujet des vues grotesques de villes, de forteresses et de vaisseaux.
L'encadrement contre les ais du plafond est représenté par l'image de draperies zébrées de bleu, de rouge et de jaune, que retiennent des cordons à gros glands. L'artiste semble avoir voulu imiter un rideau, soulevé avec intention pour laisser jouir les spectateurs de la vue de toutes ces merveilles de peinture. Mais ces fresques, hâtons-nous de le dire, ne peuvent être regardées qu'à distance: d'une exécution qui témoigne de l'extrême imperfection de l'art chez les indigènes, elles sont fortement empreintes d'un caractère barbare. Elles rappellent les essais des enfants; même rudesse, même oubli des proportions et de perspective. Et toutefois, quelles que soient leur bizarrerie et leur médiocrité, on ne peut disconvenir que l'effet général n'en soit agréable à l'œil. La première impression d'Horace Vernet en est une preuve.
Malheureusement, ces peintures algériennes commencent à être envahies par l'humidité et à s'écailler pendant les chaleurs estivales.
Après six années de travaux consécutifs, c'est-à-dire vers 1835, tous les bâtiments qui composent aujourd'hui le palais proprement dit, étaient à peu près achevés. El hadj Ahmed, fier de son œuvre, voulut la faire admirer à ses sujets et jouir de leur surprise. Après avoir relégué les femmes dans les appartements les plus reculés, on ouvrit les portes du palais.
Toutes les galeries étaient splendidement illuminées; on s'y promenait librement, on s'y reposait sur des tapis; du café, des gâteaux et des sorbets étaient distribués à tout venant; des musiciens placés par groupes dans les cours et les jardins faisaient entendre alternativement leurs symphonies.
Cette fête présidée par le bey et par les hauts dignitaires de son gouvernement dura trois jours et trois nuits, mais ce fût la seule fois que des étrangers mirent le pied dans le harem et furent admis sans distinction à le visiter.
Après la prise de la ville, en 1837, les Constantinois professaient encore pour ce lieu un respect, mêlé de ressentiment et de crainte, qui allait jusqu'à la superstition.
"Les personnages les plus influents, dit le docteur Baudens, s'efforçaient de nous faire partager ce culte bizarre. Ils nous détournaient de pénétrer dans le palais, persuadés que la colère céleste ne tarderait pas à en châtier les profanateurs."

L'entrée. - Les cours. - Le pavillon du général. - Logement des généraux inspecteurs. - Les sculptures. - Les portes. - Les serrures du harem. - Le kiosque du bey. - Une dédicace. - L'ancien ameublement. - La chambre du cafetier. - L'éclairage des galeries. - Logements des femmes du harem et des servantes, aujourd'hui salle des Conférences.

Passant de l'ensemble aux détails, nous allons maintenant parcourir l'édifice et essayer de décrire tout ce qui mérite d'être signalé, sans omettre de raconter les scènes trop dramatiques dont chaque partie que nous visiterons aura été le théâtre ; on verra que ce palais est peuplé de souvenirs d'une époque relativement toute récente, mais qui n'en sont pas moins caractéristiques.
Aux renseignements que j'ai pris moi-même sur place, en interrogeant des personnes initiées aux mystères du harem d'El hadj Ahmed, je joindrai plusieurs anecdotes que j'ai trouvées dans une ancienne notice du docteur Baudens, médecin en chef de l'armée expéditionnaire en 1837, et aussi dans divers articles de M. Félix Mornand, qui les tenait lui-même d'Aïcha, favorite du bey.
Les démolitions exécutées depuis une vingtaine d'années pour l'agrandissement de la place ont fait perdre au palais une grande partie de ses dépendances. Au moment de notre arrivée à Constantine, plusieurs corps de logis masquaient presque entièrement la façade actuelle et atténuaient un peu sa lourdeur et la froideur de son aspect.
La porte d'entrée principale du Derb se trouvait alors, ainsi que je l'ai déjà dit, à hauteur de l'escalier qui aboutit actuellement de la place à l'église. Après avoir franchi cette porte, on pénétrait dans une ruelle mal pavée et encadrée par plusieurs maisons de médiocre tenue servant au logement des mameluks préposés à la garde du bey, des nègres ses esclaves et d'une foule d'autres serviteurs des deux sexes, dont le kaïd Briba, sorte d'huissier ou de majordome, avait la haute surveillance.
On ne doit pas oublier que la vie des beys était troublée par des alarmes perpétuelles. Ils n'avaient de valeur politique et de sécurité personnelle qu'autant qu'ils étaient entourés d'un personnel de gardes et de serviteurs suffisamment nombreux pour les rendre redoutables.
Un couloir à droite conduisait à la Mahakma, salle d'audience où le bey recevait les dignitaires et les plaignants.
A gauche, la ruelle tournait à angle droit et aboutissait à Dar ou-men-Noun, dans laquelle habitaient la mère et les quatre femmes légitimes du bey.
En face du point où les deux passages dont je viens de parler se bifurquaient, existait la porte qui encore aujourd'hui donne accès au palais. C'était l'entrée du harem. Cette porte n'a rien de monumental; elle est encadrée d'un chambranle et d'une corniche cintrée en marbre, que surmonte un fronton à écusson dans le genre italien, sans nulle inscription. Elle donne entrée dans un vestibule qui lui-même a deux portes à peu près parallèles, ouvrant dans les cours intérieures.
La première cour dans laquelle on entre après avoir traversé ce vestibule se lie de trois côtés différents aux autres cours, par la suppression, dans la longueur des lignes communes, des murs de séparation qui sont remplacés par des colonnades. D'un point de vue central et par les échappées, qui sont ménagées d'une cour à l'autre, l'œil peut, suivant différentes directions, rencontrer dans un même plan trois ou quatre colonnades de file.
Les trois cours principales portent aujourd'hui des noms qui indiquent leur destination : cour du logement des généraux commandant la province, cour des bureaux de l'état-major, et cour de la direction du génie.
Ces différentes désignations peuvent servir à qui veut se diriger au milieu de ce dédale de constructions et de cette forêt de colonnades.
Le pavillon du général se présente le premier.
A gauche on voit d'abord le logement dit des généraux inspecteurs.. Il a trois entrées sur les galeries.
Ses portes, couvertes de sculptures dans le goût oriental, méritent l'attention. On trouve là, comme dans beaucoup d'autres parties du palais, des échantillons curieux de la menuiserie et de la sculpture indigènes. On y remarque des panneaux en vieux chêne ou en cèdre, ajustés avec art les uns aux autres et relevés par des arabesques assez bien fouillées , s'enchevêtrant avec beaucoup de goût et offrant des motifs d'ornement que nos artistes ne dédaigneraient point. Ce sont autant de travaux de patience qui on dû être payés très cher par les propriétaires auxquels le bey les avait pris. D'autres portes sont formées par une série de petite plaques carrées, toujours en chêne ou en cèdre contenant des rosaces élégantes ou des losange alternativement disposés en échiquier. Des baguettes en relief couvertes de vives couleurs vert, rouge ou jaune, circonscrivent les sculptures et les rehaussent écore. Quelques portes sont ornées de moulures peintes jadis vert et or d'un très bel effet. Le chambranles, en rapport avec le reste, forment un encadrement ogival et festonné très gracieusement découpé. Ces portes sont généralement à un ou deux battants, fortes et massives; des verrous en bois, d'un agencement très original, les ferment intérieurement. On s'arrête avec curiosité devant les serrures des chambres consacrées au logement des femmes: on y avait adapté un timbre très vibrant, comme une sonnette d'appartement qui résonnait à la moindre rotation de la clef, de manière à signaler au satrape l'étranger téméraire qu aurait tenté de pénétrer dans le gynécée.
Chaque soir les logements des femmes étaient cadenassés et verrouillés avec soin; à partir de ce moment tout devait être immobile et silencieux dans le palais, néanmoins, pour plus de sûreté, on lâchait une demi-douzaine d'énormes dogues qui, toute la nuit, vaguaient dans les galeries et les jardins.
Le pavillon dit des généraux inspecteurs prend jour par des fenêtres garnies de forts treillages en fer.
C'était le logement de Fetouma, jeune esclave noire favorite du bey.
Khedidja, fille du kaïd des Harakta, l'une des premières femmes légitimes d'El hadj Ahmed, outrée de l'abandon dans lequel celui-ci la laissait, lui reprocha un jour, dans un accès de jalousie, d'être l'époux d'une négresse. A ces mots, le bey furieux se précipita sur Khedidja et lui porta dans le bas-ventre un coup de pied dont elle mourut, après avoir langui quelque temps dans l'état le plus misérable.
En face de nous, s'ouvre maintenant la galerie à triple rangée de colonnes qui s'étend devant le kiosque du bey, actuellement cabinet de travail du général.
Une balustrade en bois peint très artistement découpée la ferme du côté du jardin.
Au point de vue de l'effet pittoresque on peut dire que cette galerie est très habilement conçue; non pas qu'elle soit faite avec régularité, mais elle est fort appréciée en toute saison comme promenoir. Elle offre à l'air libre un moyen rapide de circulation et de dégagement. Elle conduit au logement particulier du général et dans les salons destinés aux réceptions officielles.
Nulle part les architectes indigènes n'ont déployé plus d'art et plus de soin que dans la construction et l'ornementation de ce kiosque, bâtiment capital de l'édifice, et qui était le logement de prédilection d'El hadj Ahmed. De magnifiques colonnes en marbre, octogonales jusqu'à un mètre au-dessus du sol, puis s'élevant en spirale jusqu'au chapiteau, soutiennent les trois rangées d'arcades qui forment trois nefs devant le kiosque. Leurs chapiteaux offrent sur leurs corbeilles des ornements assez bien fouillés, de manière à faire valoir les oppositions d'ombre et de lumière. Comme dans tout le reste de l'édifice, aussi bien dans les galeries que dans les appartements, les plafonds sont en planches enluminées de couleurs, simulant de longues bandes, alternativement rouges, vertes ou jaunes, qui s'harmonisent très bien avec le style architectural.
Il y avait autrefois une vasque avec jet d'eau à l'entrée du kiosque, au milieu de la galerie. Elle donnait trop d'humidité et on a dû la transporter dans le jardin des Orangers.
A l'intérieur le kiosque est une vaste pièce coupée maintenant par des cloisons qui séparent le cabinet de travail du général de celui de ses aides de camp; elle prend ,jour presque au niveau du sol par quatre grandes fenêtres sur chacun de ses grands côtés et par deux sur les autres. Ces ouvertures, garnies de beaucoup de fer à l'extérieur, ont, en dedans, des volets à doubles vantaux dont la surface est plaquée de petits miroirs carrés d'un effet charmant.
La position centrale et isolée du kiosque et les douze fenêtres qui le perçaient à jour comme une lanterne , faisaient de ce point une sorte d'observatoire d'où le bey pouvait d'un seul regard voir tout ce qui se passait dans son harem. Cette disposition rappelle celle de l'intérieur de nos grandes prisons , dont toutes les cellules peuvent être surveillées par un même gardien.
Cinq arcades soutenues par quatre belles colonnes en marbre sont disposées dans le sens de la longueur de la pièce. Tous les murs sont couverts de peintures aux couleurs vives, et les parties pleines entre les fenêtres garnies de carreaux de porcelaine.
Le Koubon, ou sorte d'alcôve, que l'on rencontre dans presque toutes les grandes chambres du palais, est orné de colonnettes en marbre très gracieuses.
Dans le compartiment servant de vestibule au cabinet du général on voit une plaque de marbre, ornée d'une inscription arabe. Le graveur a eu le soin de couler du plomb dans le creux des lettres et des fioritures, de manière à leur donner une teinte noirâtre, pour les faire ressortir sur le marbre avec plus de vigueur.
Cette inscription était la dédicace de la mosquée voisine du palais, consacrée aujourd'hui au culte catholique. En voici la traduction :
"Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! que la prière soit sur notre seigneur Mahomet !
"Dans les édifices que Dieu a permis d'élever et dans lesquels son nom est répété, on chante ses louanges matin et soir.
"Salles décorées par les prodiges de l'art, êtes-vous des palais consacrés au culte, ou bien le paradis de la grâce divine, au sein duquel reposent les justes ?
"Ou bien êtes-vous un temple de bonnes œuvres, dont l'éclat est rehaussé par la gloire de son illustre fondateur ?
"C'est un édifice où sont dressées les colonnes de la religion, à l'ombre de l'observance des commandements de Dieu unique.
"Il est pareil au soleil; mais cet astre est destiné à perdre sa splendeur chaque soir, tandis que lui conserve éternellement son caractère sacré.
"Sa vaste nef érigée par la main de Husseïn s'ouvre riante devant les humbles dévots.
"Le fondateur espère obtenir sa grâce de celui qui laissera tomber demain sur les pécheurs le voile de la miséricorde.
"O toi sublime Bonté ! à qui ne s'adressent jamais en vain les espérances des mortels, daigne combler ses vœux dans cette vie et dans l'autre.
"Si tu veux apprendre, ô lecteur, la date de la construction, elle est contenue dans ces mots: "Le Bey du siècle, Husseïn ben Mohammed," qui donnent la date 1143 de l'hégire (de J. C. 1730)."

La chambre du bey n'avait rien de ce qui, chez les Européens, constitue le luxe de l'ameublement; on n'y remarquait aucune superfluité. C'était le confortable arabe dans toute sa simplicité. La description de cet intérieur peut donner une idée du goût qui présidait à l'appropriation des autres appartements du palais.
De grands et moelleux tapis à longs poils couvraient le sol dans tous les sens. Le bey s'y tenait allongé ou assis à la turque pendant la journée; le soir, des négresses lui apportaient des matelas, des couvertures et des coussins, sur lesquels il dormait. Autour du kiosque, on voyait quelques glaces et de belles armes suspendues à des étagères. Des coffres ou bahuts à tête de clous en cuivre, disposés le long des murs, contenaient de l'argent, quelques papiers et des vêtements. On y voyait aussi des meïda ou tables rondes, à pieds très courts, sur lesquelles on servait le repas du bey quand, par hasard, il se décidait à le prendre dans son harem. D'habitude il mangeait chez sa mère, et sa méfiance de tout ce qui l'entourait était telle qu'il ne touchait qu'à ce qui lui était offert par elle ou par son eunuque Merzoug.
Dans cette chambre, il n'y avait aucune cheminée ; en hiver, on se bornait à y déposer un réchaud contenant de la braise.
Là, pendant l'épidémie de choléra qui, en 1835, causa de si grands ravages à Constantine, El hadj Ahmed reçut les soins empressés de sa mère. En cette circonstance, El hadja Rekia, veillant nuit et jour sur lui, ne se borna pas à lui rendre la santé; elle eut l'habileté et l'énergie de déjouer un complot tramé en beaux caractères arabes, pour l'assassiner.
A quelques pas du kiosque, dans un angle obscur, au fond de la galerie, existe une petite chambre servant actuellement de poste aux spahis de garde au palais: là se tenait, à portée de la voix, l'eunuque nègre chargé d'apporter le café, dont le bey faisait en fumant une consommation extraordinaire. La porte qui ferme ce réduit est un chef-d'œuvre de menuiserie; les panneaux sont eu bois de noyer, sculptés avec un art infini, figurant des rosaces et des feuillages aux courbes gracieuses. Sur un écusson également en noyer, ajusté à la partie supérieure des panneaux, on lit une inscription gravée en relief dont voici la traduction: "Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! Pour le maure de ce palais, paix et félicité; une vie qui se prolonge tact que roucoulera la colombe, une gloire exempte d'avanie, et des joies sans fin jusqu'au jour de la résurrection."
Au-dessous de l'écusson, on voit la trace d'un ornement de forme semi-ovoïde qui a été enlevé d'un coup de ciseau. Sa surface portait autrefois le millésime 1186, correspondant à l'année chrétienne 1772, époque où Salah bey fit embellir la maison qu'il possédait dans le quartier de Sidi el Kettani. L'inscription ci-dessus n'est donc point, comme l'ont supposé quelques personnes, la dédicace du palais. El hadj Ahmed ayant enlevé cette porte de la place qu'elle occupait primitivement, en fit effacer le millésime qui aurait pu indiquer sa provenance.
Une particularité digne de remarque, c'est qu'on ne trouve dans l'édifice aucune inscription commémorative rappelant la date de sa construction. Le nom de son fondateur El hadj Ahmed bey n'y figure même nulle part. Serait-ce un oubli ? Je crois plutôt que le bey, qui ne jouit que peu de temps de son œuvre, n'eut pas le loisir de songer à la consacrer. Se croyant hors des atteintes de la mauvaise fortune, il était loin de prévoir que son palais, ses femmes dont il était si jaloux, toute sa puissance, s'échapperaient bientôt de ses mains pour passer dans les mains abhorrées des chrétiens.
A côté de la chambre du cafetier du bey est une porte de communication avec la cour dite du Génie.
Repassant près du kiosque, on a devant soi, une grande galerie à double colonnade. Ici encore l'éclat des couleurs prête sa magie aux lignes gracieuses des constructions. Les murs sur lesquels se détachent les ogives et l'épaisseur même des cintres, sont vivement enluminés en rouge ou en vert.
De grandes lanternes aux formes bizarres, également couvertes de couleurs tranchantes, sont suspendues entre chaque arceau. Autrefois un certain nombre de négresses étaient chargées de l'entretien de ces lanternes. On en voyait alors à peu près à chaque arcade.
Les tribus kabyles fournissaient, l'huile nécessaire, à ce luxe d'éclairage, et, pendant que les rues de la ville étaient plongées dans l'obscurité la plus complète, le palais resplendissait chaque soir comme en un jour de fête.
La première chambre que l'on rencontre dans la galerie est la salle des Conférences ou des Conseils. On a dû la percer de grandes fenêtres et la garnir d'une porte vitrée pour lui donner plus de clarté. Elle est lange plutôt due longue; deux colonnes torses d'une légèreté remarquable soutiennent les trois arceaux.
Cette chambre était destinée au logement des femmes du harem. .A quelques pas plus loin, on se trouve devant une grande porte qui donne accès dans une cour où sont les écuries du général. Il y avait là autrefois plusieurs chambres habitées par des négresses, servantes du palais.
Au bout de la galerie, on est en face d'un escalier en marbre qui conduit à l'étage supérieur. Mais, avant de le monter, on a encore à visiter au rez-de-chaussée trois autres pièces qui s'ouvrent et prennent jour sur la galerie du rez-de-chaussée: elles ne donnent lieu, il est vrai, à aucune observation intéressante: l'une d'elle était grande, mais sans ornementation. C'était encore un logement pour les femmes.
Nous nous arrêterons un moment ici avant, de donner quelques détails sur le harem et sur la vie intime d'El hadj Ahmed, trop fidèle représentant d'un pays où régnait la force brutale, où la vie humaine ne comptait pour rien, où celui qui était investi de l'autorité, de quelque manière due ce fût, pouvait impunément se livrer à tous, ses caprices, à toutes ses passions et aux actes de la cruauté la plus atroce, n'étant arrêté par aucune loi, par aucun sentiment religieux ou moral, ni évidemment par aucune répulsion de sa conscience.
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