
Lorsque la nuit tombe, ce mardi 8 mai 1945, tout le nord-est de l'Algérie est en ébullition. La nouvelle des manifestations sanglantes de Sétif, suivies d'émeutes et de massacres de centaines d'Algériens, s'est répandue comme une traînée de poudre à travers villages et douars. Ce mardi-là, Merabati Amar ? aujourd'hui vénérable vieillard à la barbe blanche mais dont l'esprit est encore alerte ? s'en souvient comme si c'était hier. Il avait 19 ans.Comme tout le monde, il a reçu la nouvelle comme un coup de poignard dans le c?ur. Il n'a qu'une idée dans la tête : venger ses frères injustement massacrés. Plein de fougue et de rage, Amar se saisit d'une hache et rejoint un groupe d'hommes qui s'apprête à passer à l'action. Ils sont armés de bâtons, de fourches ou de faucilles. La scène se passe dans la région de Melbou et Souk El Tenine, à l'est de Béjaïa. Amar et ses compagnons prennent la direction des Falaises, minuscule station balnéaire réservée aux colons et à leurs amis. Là-bas, existe un bar où l'on vient prendre l'anisette. Le patron, un dénommé Piras, vieux colon italien, est un homme à abattre. Ce mardi 8 mai 1945, il doit mourir.«Passé Melbou, il y avait le bureau du caïd, raconte Amar Merbati. Des indicateurs et des espions s'étaient cachés là et épiaient tous nos mouvements.» Arrivés sur place, les hommes investissent rapidement l'établissement. Un homme ajuste Piras avec un fusil de chasse. Il tire. Le vieil italien s'écroule et se vide de son sang au milieu des cris de panique de sa femme. «On pensait trouver des armes chez lui, finalement, nous n'avons trouvé qu'un fusil à un coup, raconte encore Amar. Je me rappelle que sa femme a pris un grand sac et l'a jeté sur la terrasse. Il contenait soit des papiers, soit de l'argent?»Certains récitaient la «chahada» à haute voixMercredi 9 mai 1945. Branle-bas de combat au sein de l'armée et de la gendarmerie coloniale. Les interpellations et les arrestations s'opèrent à tour de bras. Au poste de gendarmerie de Mansouriah, les prisonniers sont si nombreux qu'ils se marchent sur les pieds. Amar en fait partie. Il a été convoqué avec certains de ses compagnons. Mis aux arrêts, ils seront bientôt transférés ailleurs. «Quatre camions où se sont entassés des dizaines d'hommes sont partis de Mansouriah en direction de Sétif», se rappelle Amar.Arrivé dans les gorges de Chaabet Lakhra, non loin de Kherrata, le convoi s'arrête. On fait descendre les malheureux prisonniers. «De là nous avons marché jusqu'à Tala Tasemmat. Nous pensions notre dernière heure arrivée. Certains professaient la chahada à haute voix, d'autre en silence», dit-il. Les rumeurs sont parties très vite : des centaines d'Algériens ont été précipités vivants, tête la première, dans ces précipices abominables. Amar et ses compagnons vont-ils subir le même sort '«Les officiers se concertent et décident finalement de reprendre la route. Le soir tombé, nous arrivons à Sétif», dit Merabti Amar. L'accueil est plutôt clément. Les prisonniers sont reçus à coups de manches de pioche dans les jambes. «On nous a ensuite envoyés dans un vaste camp. Il pleuvait et nous sommes restés des heures sous la pluie», narre Amar. Le calvaire est loin de prendre fin. Les «prisonniers» sont conduits dans des écuries comme de vulgaires animaux. Ils y pataugent dans la fange et le purin. Le lendemain, la curée recommence. Nouvelles bastonnades conduites par le capitaine Boualem, le goumier de service. «Crève-la faim ! Voleurs de pain ! Va-nu-pieds !» Boualem cogne et abreuve ses suppliciés d'injures. Une vraie brute.Le supplice n'est pas fini. Quelques jours plus tard, la femme et le fils de Piras arrivent sur les lieux. On leur présente une haie de suspects pour qu'ils puissent reconnaître les assassins du vieux colon. Ils finissent par désigner quelques têtes qu'ils croient avoir reconnues.«Nous sommes restés trois mois à Sétif dans d'horribles conditions, avant d'être transférés au tribunal militaire de Constantine pour y être jugés», dit Amar, qui est condamné à trois ans de prison ferme. Certains de ses compagnons écopent de peines allant jusqu'à 15 ans. Ils sont envoyés au bagne de Lambèse. Amar, lui, est transféré à Serkadji, puis à El Harrach. Il se souvient encore de son matricule : numéro 4813. Il ne retrouvera sa maison et sa famille que 23 mois plus tard.Démonstration de forceBoulazazene Ahmed, dit Hmidouche, a aujourd'hui 86 ans. Il en avait 17 au moment de ces événements. Il raconte : «Nous nous étions préparés pour une marche pacifique. C'est le mot d'ordre qui a circulé à l'époque mais nous nous sommes retrouvés dans des émeutes.» L'assassinat du vieux colon italien n'a toutefois pas fait l'unanimité au sein de la classe militante. Certains ont désapprouvé fortement cette action.«Vous n'auriez pas dû faire ça», ont-ils lancé à ceux qui en avaient pris l'initiative. «Toute de suite après l'armée a investi tous les douars. Deux hommes ont été tués à Laallam», se rappelle-t-il encore. Quelques jours plus tard, les autorités civiles et militaires coloniales ordonnent à l'ensemble de la population de la région de se regrouper sur la plage de Melbou. C'était mardi 22 mai 1945. Le jour venu, de longues processions humaines se dirigent dès le matin vers le lieu indiqué.On les débarque par camions entiers venus de Ammoucha, Bouandas, Ath Smail, Sétif, Aïn Kebira, Kherrata, Babors... de partout. Hommes, femmes, vieillards et enfants se serrent sur la plage de sable blond. L'administration coloniale veut impressionner la population en organisation une démonstration de force. Des milliers de soldats investissent les montagnes qui encerclent la mer comme un écrin. Soldats français, tabors marocains, tirailleurs sénégalais, goumiers et légionnaires paradent ostensiblement.Un grand bélier portant un maillot aux couleurs du drapeau français fait son numéro sur la plage, sous les ordres des légionnaires. Des navires de la Marine croisent au large. Des officiers en uniforme, des caïds dans leur grand burnous d'apparat prennent place sur la route qui domine la plage, en face d'une population qui se compte en milliers de personnes.«La France est une grande nation qui a des chars et des bateaux»Des responsables français sont arrivés par bateau. Il y a là le préfet, le sous-préfet et une fournée d'officiers de tous les grades, ainsi qu'une flopée de caïds emburnoussés qui toisent la populace apeurée. La harangue commence : «La France est une grande nation. Elle est forte. Nous avons des chars, des avions, des bateaux et des armes.Avec quoi voulez-vous nous faire sortir '», dit un haut responsable. Des coups de canon sont tirés à partir des navires de guerre vers les villages de montagne. La panique est telle que plusieurs femmes enceintes accouchent sur la plage. «Ce n'est que vers 15h que nous avons été autorisés à rentrer chez nous», se souvient Ammi Hmidouche. Alors que les villageois rentrent chez eux, les militaires ramènent 14 prisonniers originaires d'Ath Smail, se souvient encore notre témoin. «Ils ont été fusillés dans un marécage, non loin de la plage.Ce n'est pas tout, leurs cadavres sont été déchiquetés à coups de grenades. Ce n'est qu'en 1978 qu'on retrouva leurs ossements. Je me rappelle d'un crâne ou était encore logée une balle», raconte-t-il. A leur retour, les populations déplacées, retrouvent les légionnaires et les colons dans les fameuses gorges de Chaabet Lakhra. Cibles faciles pour des hommes armés, ces femmes, ces enfants et ces vieillards finiront par centaines au fond du ravin.Originaire du douar Tababort, à Tamridjet, Merbati Mohamed dit Mohand Amghar, avait 15 ans en 1945. Il se rappelle : «Trois jours après les événements et la mort du colon Piras, les autorités ont convoqué les responsables politiques des Amis du Manifeste dans la région : Merabti Ali, Merbati Saïd, Merouani Aïssa et Hiha Liamine, le receveur des PTT de Souk El Tenine, un Chaoui, originaire des Aurès.»«L'Algérie vivra»«C'étaient des responsables politiques connus et on leur avait donné l'assurance que rien ne leur arriverait», précise Boulezazene Ahmed. Arrêtés et conduits sur la plage d'Aokas, ils sont fusillés sans autre forme de procès. Avant de froidement l'exécuter, un responsable français demande à Merabti Ali, le responsable du groupe, de crier «Vive la France». Celui-ci le regarde avec défi et lui lance : «L'Algérie vivra. Vive l'Algérie !» Ce seront ses dernières paroles. Arrestations et exécutions sommaires, maisons et récoltes brûlées... les soldats et les colons veulent étouffer dans le sang toute velléité de rébellion et d'indépendance au sein d'une population pour laquelle ils n'ont que mépris et dédain.«Ce sont les événements de mai 1945 qui amèneront la grande Révolution algérienne», dit Mebarki Ali. A l'époque des faits, il était un solide gaillard de 19 ans. C'est dans sa ferme située dans la plaine de Melbou que nous rencontrons ce vieux moudjahid qui boucle aujourd'hui ses 90 ans. Le caractère bien trempé, le verbe haut, les yeux bleus au regard d'acier, l'homme est une force de la nature. En 1945, il mettait 8 jours et 8 nuits pour gagner Alger? à pied. «J'y suis allé 4 fois. On coupait par Adekar et Azazga», se rappelle-t-il. Il exploitait une ferme en association avec un colon français et gagnait ? 3 douros.En 1962, quand il descend du maquis après sept ans de guerre et 12 balles dans le corps, Mebarki Ali retrouve sa femme et ses enfants campant sur un bout de la plage de Melbou entourée de barbelés. Il s'arrête et regarde. Sa femme est là. Elle dévisage avec inquiétude cet inconnu qui la dévore des yeux. «Qu'est ce que tu me veux, toi '», lance-t-elle. «Tu ne me reconnais pas '», répond celui-ci. Elle le dévisage longuement avant de lui sauter au cou. «Ali, c'est toi !», crie-t-elle, en larmes.
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Posté par : presse-algerie
Ecrit par : Djamel Alilat
Source : www.elwatan.com