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Yacine Hebbache, écrivain, à L'Expression «Les romans de Djaout sont des perles étincelantes»




Yacine Hebbache, écrivain, à L'Expression «Les romans de Djaout sont des perles étincelantes»
Romancier, poète et essayiste, Yacine Hebbache est l'auteur de plusieurs livres publiés par les Éditions «Tafat» de Béjaïa. Dans cet entretien, il décortique pour nos lecteurs l'oeuvre de Tahar Djaout, à l'occasion du triste anniversaire de l'assassinat du poète d'Oulkhou, qui a rendu l'âme le 2 juin 1993 après l'attentat du 26 mai de la même année.

L'Expression: Quand et comment avez-vous découvert les livres de Tahar Djaout?

Yacine Hebbache: C'était à Alger que j'ai découvert les livres de Tahar Djaout. J'étais étudiant, entre 1999 et 2003, et je trimardais d'une librairie à une autre, d'un espace livresque à un autre à la recherche d'une trouvaille littéraire pour satisfaire ma curiosité grandissante de lecteur. C'était l'époque où les bouquinistes étalaient leurs cargaisons de vieux livres sur la place de la Grande Poste. L'odeur du moisi des livres se mêle aux senteurs des fleurs des fleuristes dans le jardin Khemisti. Un jour, en fouinant dans les livres exposés, j'ai trouvé «L'Exproprié» de Tahar Djaout, «L'Anniversaire» de Mouloud Feraoun et «Le Démantèlement» de Rachid Boudjedra, parus aux Éditions Bouchène. Je me souviens qu'après négociation, le sympathique revendeur du livre d'occasion m'a cédé les trois livres pour un prix négligeable.

Votre première lecture de Tahar Djaout fut donc «L'Exproprié», que pouvez-vous dire au sujet de cette merveille litérraire?

Oui, «L'Exproprié» est le premier livre de Djaout que j'ai lu. Et c'était merveilleux. Lorsque j'ai lu ce texte éclaté dont le héros-narrateur est doublement «exproprié» de son espace natal et de sa langue maternelle, j'ai découvert que son auteur est très enraciné dans le terroir de l'Afrique du Nord. À travers ce roman aîné, j'ai découvert un écrivain de génie. Il est évident qu'aujourd'hui encore son oeuvre reste à relire pour redécouvrir ses beautés et ses lumières. Djaout a réussi à construire son propre univers et à envoûter ses lecteurs. C'est juste pour dire que les trente ans qui se sont écoulés depuis son assassinat, à Alger, alors qu'il s'apprêtait à monter dans son véhicule pour rejoindre son lieu de travail, n'ont pas pu effacer de notre mémoire son empreinte littéraire.

Quel est le meilleur roman de Djaout, selon vous?

Je ne sais pas comment choisir un roman parmi d'autres qui sont d'ailleurs des perles étincelantes dans l'univers de notre littérature d'expression française. Déjà son premier livre «L'Exproprié» est un chef-d'oeuvre. Par la narration, par le discours, par leurs personnages traumatisés dans leurs mémoires, dans leurs racines, «Les Chercheurs d'os», «Les Vigiles», «L'Invention du désert» et «Le Dernier Été de la raison», forment un ensemble cohérent. À propos de «Les Chercheurs d'os» et de «Les Vigiles», Djaout disait: «Ces deux derniers constituant deux fables: le premier, «fable sur le pays-cadavre», le deuxième, «fable sur le Créateur face aux gardiens du temple». Son dernier texte posthume «Le Dernier Été de la raison», est monumental aussi. Dans ce vigoureux pamphlet littéraire, Boualem Yekker, le personnage principal du roman est un libraire de la capitale. Par sa lucidité, par son courage, par sa force tranquille, par ses livres et par ses rêves, il était devenu le symbole de la résistance quotidienne au fanatisme et à l'intolérance. Que dire de «L'Invention du désert» où le poète-romancier, homme voyageur, rêveur aux prises avec un monde cruel et à l'envers, a exprimé ce malaise qui le rongeait de l'intérieur? Il y a une sorte de continuité entre tous les romans de Djaout. Je ne peux pas ne pas faire par exemple une liaison entre cette phrase écrite dans le roman «L'Invention du désert»: «Mes rêves eux-mêmes, la nuit venue, prennent une couleur exaspérante: essayer des pointures impossibles de chaussures, chercher durant des éternités une petite place pour me garer, malmener d'un pied affolé le frein d'une voiture qui ne répond plus. Je rêve aussi parfois qu'on force ma fille Nabiha, qui est gauchère, à se servir de sa main droite», et celle écrite sur lui-même dans sa propre présentation de son recueil de poèmes «Insulaire et Cie»: «Né un jour impair, Tahar Djaout, au lieu de se faire une quelconque situation au cours de ses 25 années passées sur la planète, a pris le parti de tâter le monde de la main gauche: il fit des mathématiques, du journalisme et - surtout - de l'inadaptation. Il écrivit des poèmes en 1975 - année où son inspiration se transforma en un immense point d'interrogation. Qui le ronge toujours». Je cite ici ces deux passages tirés de deux livres différents pour dire que la chose qui peut nous pousser à préférer un livre est la même qui va nous empêcher de le faire.

En tant qu'écrivain, qu'avez-vous à dire du style d'écriture de Djaout?

Un écrivain se distingue tout d'abord par son style d'écriture. Tout est une affaire de style justement. Comme tout écrivain majeur, Djaout a un style d'écriture propre à lui. La puissance de la langue, la beauté du verbe et la fulgurance des images sont à mon sens les premiers caractères de ce style-là. La poésie, le rêve, les souvenirs d'enfance infusent à ses textes une sorte de lumière supplémentaire. On dirait que c'est le soleil de l'Afrique qui lui a prêté ses rayons en guise de fusain ou de plume et que c'est la mer Méditerranée qui lui a offert l'azur comme espace pour y graver sa parole poétique. Ciseleur aux prismes multiples, son oeuvre somptueuse est portée à un haut degré de finesse aussi bien sur le plan de la thématique que sur le plan de la stylistique. Dans la poésie, dans les romans et même dans les nouvelles, «Les rets de l'oiseleur» notamment, il a singulièrement manié son art. De l'humour à la virulence, de l'ironie au clownesque, de l'absurde au merveilleux, ses textes nous transportent dans un univers à la fois captivant et atroce. C'est pour cette raison que les textes de l'écrivain continuent de résonner autant que le choc de son assassinat se ressent encore aujourd'hui trente années après sa tragique disparition.

En dehors des «Vigiles», les romans de Djaout sont très difficiles à lire, à quels niveaux réside cette complexité?

C'est dans «le hors texte», c'est-à-dire dans la réalité qui a inspiré l'oeuvre, qu'il faut chercher la complexité de l'oeuvre de Djaout. Cette complexité est simplement le reflet de la réalité socio-historique et socio-culturelle de la société qui a vu naître l'écrivain auteur de ces romans. «Les Vigiles» est un roman qui décrit les déceptions d'un jeune inventeur qui veut faire connaître son invention dans une société sclérosée et rigide. La lecture de ce texte est peut-être facile, mais la thématique traitée est l'une des plus complexes, puisque c'est la grande problématique de l'innovation dans une société fermée qui est posée dans cette trame. Il faut savoir que Djaout lui-même se veut «Déterreur de l'histoire insoumise et de ses squelettes irascibles, enfouis sous les temples dévastateurs». À mon humble avis, c'est à travers ses romans qu'il critique le mode de fonctionnement de sa société, contribuant ainsi au progrès de son peuple et à la réécriture de l'Histoire de son pays sous des formes littéraires différentes. Les repères spatio-temporels dans lesquels se déroule le récit ne sont pas toujours déterminés dans les romans de Djaout. La fragmentation du texte, l'imaginaire chaotique, le recours à l'Histoire pour tisser la trame romanesque, sont aussi des éléments qui rendent difficile leur lecture. Le mérite de l'écrivain justement est dans cet énorme travail d'esthétisation qui accompagne l'écriture romanesque. Djaout a pu joindre la lucidité à la puissance, la sensibilité à la pertinence dans son oeuvre remarquable à plus d'un titre.

D'après vous quels sont les écrivains universels qui ont le plus marqué Djaout, surtout dans son écriture?

Djaout est un intellectuel puissant. Puissant dans le sens où il a tout le temps été défenseur des valeurs universelles. De là, on peut constater que les écrivains engagés, à l'image de Sartre, de Kateb, de Mammeri, de Dib et de Driss Chraïbi entre autres ont marqué sa littérature. L'écriture romanesque pour lui est un moyen de révolte et de dénonciation. On a déjà parlé de la forte relation entre l'Histoire et la littérature de Djaout. Cette corrélation démontre à quelle catégorie d'auteur elle appartient de même qu'elle nous renseigne sur ses influences littéraires. Pour Djaout, le texte littéraire doit être au service d'une cause de même que le projet d'écriture doit être total, lucide, porteur et transmetteur de message. «Le Dernier Été de la raison» où il a utilisé tout un univers lexical pour dénoncer l'intégrisme, en est un parfait exemple. À travers ses romans «Les Chercheurs d'os», «Les Vigiles», «L'Invention du désert» le poète a pu exprimer sa vision du monde.

Qu'en est-il de Djaout le poète?

Tahar Djaout est tout d'abord un poète visionnaire et prolifique. Durant son intense parcours littéraire, il a signé plusieurs recueils de poésie. «Solstice barbelé», «L'Arche à vau-l'eau», «Insulaire et Cie» et «L'oiseau minéral» sont des orchestrations poétiques magistrales. Il ne faut pas oublier qu'il a aussi écrit «Les Mots migrateurs», une anthologie dans laquelle il a essayé d'aborder le parcours de la poésie algérienne de langue française. Je crois que la poésie est le fondement même de son écriture. Dans Djaout l'écrivain singulier, dans Djaout le talentueux journaliste, Djaout le poète phénoménal se manifeste, s'affirme, s'impose comme un éclat de soleil africain. Toutes ses oeuvres sont le fruit de son intarissable inspiration poétique, et on sent que c'est la terre nourricière, c'est le «pays noble des ancêtres» qui alimente son inspiration. Les racines de cette grande poésie plongent dans l'humus ancestral, dans les lieux d'enfance, dans l'héritage de l'Afrique éternelle.





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