Algérie

Taieb Hafsi au «Le Quotidien d'Oran» et «MAGHREB EMERGENT» : «Il n'y a pas vraiment de guerre contre le privé en Algérie, c'est juste du désordre»


Taieb Hafsi au «Le Quotidien d'Oran» et «MAGHREB EMERGENT» : «Il n'y a pas vraiment de guerre contre le privé en Algérie, c'est juste du désordre»
«L'Algérie n'échoue pas. Elle apprend», nous dit Taïeb Hafsi, professeur de management des organisations à HEC Montréal. Dans cet entretien, il décortique les blocages qui entravent le développement économique en Algérie et explique pourquoi, selon lui,
le rôle des entrepreneurs est crucial. C'est la «seule bouée de sauvetage» affirme-t-il.
Vous avez commencé votre carrière, d'abord en tant qu'étudiant ensuite enseignant-chercheur, durant les années soixante. Quel bilan faites-vous de la situation économique de l'Algérie cinquante ans après son indépendance '
En fait, j'étais étudiant à l'indépendance. J'ai beaucoup milité et peu étudié jusqu'au coup d'état de 1965. J'ai vraiment commencé à étudier à partir de ce moment-là. Je n'ai jamais pensé devenir enseignant. Je rêvais d'être ingénieur. C'est ce qui m'arriva et j'ai travaillé à Arzew pour Sonatrach pendant 8 ans.
Longtemps après, les surprises de la vie ont fait que je suis devenu enseignant et chercheur en management stratégique et théorie des organisations. Ce fut une bénédiction, parce qu'enfin j'ai eu accès à la connaissance et à la compréhension de ce qui se passait dans mon pays. Ce fut une malédiction parce que j'ai expérimenté avec l'impuissance de la connaissance lorsque l'aveuglement idéologique et les intérêts particuliers empêchent le débat.
J'ai l'air de parler de moi. En fait, je parle de l'Algérie et de notre impatience à tous face à la construction lente de ce pays. La situation économique du pays est paradoxale à plus d'un titre. C'est un pays où il y a beaucoup d'argent qui circule et se transforme souvent en comptes à l'étranger, parfois en activités fructueuses. Les commerces formel et informel sont florissants. Les combines sont nombreuses et la plupart y trouve son compte. Le chômage officiel paraît alarmant, mais quand les entreprises du bâtiment ou les agriculteurs cherchent des employés ils n'en trouvent pas. Au même moment, très peu d'activités productrices de valeur se sont développées. La production d'hydrocarbure a été la plus remarquable des conquêtes. Mais depuis une quinzaine d'années, l'Algérie a perdu tout le savoir-faire accumulé et les talents se sont vendus sur le marché mondial, surtout moyen oriental. L'industrie s'est un peu développée dans les années 60 et 70, pour s'écraser progressivement depuis 1982. Le résultat global est cependant très en deçà des espérances. Depuis 20 ans, les meilleures réalisations économiques sont venues d'entrepreneurs isolés qui ont lutté contre vents et marées pour réussir.
De mon point de vue, c'est ce dernier point qui est la meilleure nouvelle au plan économique. En tentant de s'enrichir, des entrepreneurs ont appris à construire. Ils ont contribué à construire leurs communautés et surtout ils ont appris à ne pas trop compter sur l'Etat. Ils ont appris les méandres du fonctionnement des activités de production ou de service et cela peut devenir très précieux dans la phase qui s'annonce maintenant. Au même moment, l'interaction entre ces entrepreneurs et l'Etat éduque ce dernier et suscite l'émergence d'entrepreneurs institutionnels qui peut être vont rénover l'Etat.
Passer du monopole public au monopole privé est-il une bonne recette pour lancer une économie embryonnaire '
Contrairement à ce que vous dites, ils ont des avantages concurrentiels mais n'ont pas vraiment de monopole. Si je prends le cas le plus visible et certainement le moins compris, celui de Cévital, un regard plus affûté vous montrerait que Cevital n'a aucun monopole réel. Le marché est ouvert et tous les acteurs internationaux peuvent y venir et s'installer à condition d'être compétitif. Dans l'huile de table, la multinationale saoudienne, Savola, est présente et, malgré ses capacités considérables, a beaucoup de peine à être compétitive contre Cevital. Elle perd de l'argent alors que Cevital en gagne. Le marché étant ouvert, Cevital permet au consommateur algérien de bénéficier de prix et de qualité que les concurrents internationaux ne sont pas capables d'égaler. Le monopole est une situation où vous êtes seul et protégé. Ce n'est pas le cas pour les entrepreneurs privés. Ils sont parfois presque seuls mais ne sont pas vraiment protégés. C'est une grande différence avec le monopole public qui cadenasse le marché et empêche toute concurrence.
L'entreprenariat en Algérie semble otage d'une guerre absurde entre le public et le privé. Est-elle due à des luttes de clans… '
En fait, le secteur public a déjà eu des idées dans le passé avec l'idéologie socialiste. Ces idées étaient cohérentes et donc on pouvait les opposer au privé. Actuellement, l'Etat n'a pas vraiment d'idée au plan économique. Il a du mal à comprendre ce qui se passe. Il est désorganisé, dispersé et aucune coordination ne vient mettre de l'ordre dans son fonctionnement. Donc, ce n'est pas vraiment une guerre contre le privé. C'est juste du désordre. Ces désordres sont aggravés par tous les facteurs que vous évoquez. Tous ces facteurs viennent accroître l'entropie et donc ajouter plus de complexité, plus de dimensions à prendre en compte et, comme l'Etat n'est pas géré, plus de désordre. A mon avis, les luttes de clans qui s'alimentent aussi aux idéologies mal comprises, aux ressentiments régionalistes, sont la conséquence et non pas la cause du désordre. Le désordre est organisationnel. L'Etat est une organisation d'une grande complexité, mal comprise par les dirigeants, qui demande des conseillers savants qui agissent de manière coordonnée. Si vous allez dans tous les pays qui marchent bien, vous verrez que la gestion de l'Etat est une vraie science menée par les meilleures ressources disponibles. Les entrepreneurs algériens sont pris au piège de l'incompétence et du désordre. Ils n'ont pas tous non plus une compréhension d'ensemble de ce qui se passe, mais ils travaillent à mettre de l'ordre dans leurs domaines d'activité. Eux savent combien c'est dur !
La thèse motrice de votre livre sur Issad Rebrab a été critiquée par certains économistes qui n'hésitent pas à comparer le patron de Cevital à l'homme d'affaires mexicain Carlos Slim. Issad Rebrab serait-il un héros-leader à la mexicaine '
La critique est bienvenue lorsque le débat est clair. Je ne suis pas sûr qu'il le soit. Je n'ai pas vu les critiques en question. Mais ma supposition est que ces économistes s'inquiètent que certains vont s'enrichir au détriment du plus grand nombre. C'est une inquiétude légitime mais elle est théorique. Elle ressemble à celle d'une personne qui refuserait de marcher parce qu'elle peut se casser une jambe. Si on voulait être concret, les faits parlent d'eux-mêmes. De toute la valeur créée par Cevital, 59% sont payés à l'Etat en impôts et taxes, 40% sont réinvestis et 1% est distribué aux actionnaires. La plupart des bons entrepreneurs que je connais font des choses semblables. Où est donc le problème ' Le développement économique est forcément bâti sur la volonté des personnes de s'enrichir. C'est cela la source d'énergie. On n'en connait pas d'autres au plan du fonctionnement économique. La question est alors de savoir si cet enrichissement profite à d'autres (employés, communautés, etc.) et s'il existe des institutions qui sont capables de recycler une partie de cette richesse vers d'autres besoins. Donc, le problème n'est pas celui de l'entrepreneur mais celui des institutions dans lesquels il fonctionne. Un entrepreneur, comme Issad Rebrab ou comme les multitudes qui développent aujourd'hui l'Algérie, sont de vrais trésors. Il faut les encourager et créer les institutions qui les garderont honnêtes. Ceci dit, je ne connais pas vraiment Carlos Slim, ni ses réalisations, sinon qu'il est l'homme le plus riche au monde. Je ne suis pas capable de dire si c'est un bon ou un mauvais homme d'affaires. Je pense toutefois que si les Mexicains ne bénéficiaient pas de ses activités, ils auraient trouvé un moyen de s'en débarrasser.
Comment expliquer l'échec de l'Algérie indépendante… '
Je ne parlerais pas d'échec de l'Algérie, mais plutôt de celui, collectif, des dirigeants et des élites algériennes. L'Algérie n'échoue pas. Elle apprend. Bien entendu, les dirigeants et les élites actuelles (je ne m'exclus pas de ce groupe) peuvent trouver beaucoup de bons arguments pour justifier leur échec, mais les faits sont têtus. Beaucoup d'autres pays qui ont commencé dans des circonstances similaires à celles de l'Algérie font bien mieux. L'Algérie, avec des ressources importantes, ne peut fonctionner 50 ans après que grâce à un héritage rentier minier. Les raisons sont multiples. L'Algérie est une organisation complexe dont la dynamique est mal comprise et gérée comme si elle était simple, au mieux comme si c'était une petite armée. C'est comme si vous gériez General Electric comme on gère la petite épicerie familiale du coin. Lorsque l'organisation est complexe, curieusement les personnes et leurs initiatives deviennent très importantes. Leur management est crucial. Les gens au sommet ne comprenant pas les relations de cause à effet sont obligés de s'en remettre à ceux qui sont proches du terrain pour résoudre les problèmes et prendre les décisions les plus judicieuses. Maintenant, on peut faire le lien avec votre question. Si vous travaillez pour une organisation où on ne vous fait pas confiance, où vous devez attendre les instructions, surtout lorsqu'il s'agit d'entreprendre des actions et des décisions pour lesquelles vous êtes le plus qualifié, il s'ensuit d'abord une démobilisation, puis avec le temps une grande dépression. Elle est effectivement psychologique. Vous avez l'impression tout à fait normale que vous ne servez à rien. Tout est alors affecté et notamment le sens qu'on donne à la vie et à nos contributions à la société dans laquelle on vit. Cette dépression est destructrice. On est pressé de détruire le système qui nous a réduits à cet état. Lorsqu'on ne peut pas le faire, on se détruit. C'est ce qui est arrivé aux indiens d'Amérique. Vous comprenez alors la violence contre soi ou contre les autres que nous observons actuellement en Algérie. Ces phénomènes ne demandent pas des théories extraordinaires, mais simplement la conscience que personne ne peut seul gérer les organisations de grande complexité que sont les nations. Le management en général et le management des RH en particulier sont les philosophies et les instruments les plus importants pour gérer les organisations complexes d'aujourd'hui. Il y a en Algérie un grand déficit en la matière et surtout une faible conscience du caractère crucial du management. En la matière, nous en sommes à l'âge de pierre.
Comment imaginez-vous le devenir de l'entreprenariat en Algérie '
Je pense que j'ai déjà répondu en partie. Pour moi, l'Algérie souffre depuis le début (guerre de libération puis indépendance) d'une incompréhension par l'élite dirigeante de ce qu'est un pays. Ils y pensent comme une sorte de patrimoine économique et culturel dont on est le gardien et qu'on se transmet de génération en génération, un peu comme un moine protège et transmet une relique religieuse. Cette conception fait du pays une sorte d'Amana qu'on protège jalousement et qu'on confie à la génération de dirigeants qui suit. Un pays, c'est d'abord une multitude d'intérêts qui trouve des formules pour vivre ensemble. Ces intérêts sont surtout économiques, mais aussi sociaux, culturels, identitaires, etc. Donc, c'est des interactions et des négociations constantes qu'il faut savoir gérer. On ne peut gérer ces négociations comme au bazar. Il faut des formules légales, normatives, cognitives, pour que la négociation ne débouche pas sur la violence. Ce sont ces formules qu'on appelle institutions. Nous n'avons pas prêté attention à ces institutions ou plutôt nous avons cru qu'il s'agissait de «choses» techniques qu'on pouvait commander à des consultants spécialisés. En fait, les institutions ne sont résilientes que si elles sont le produit naturel des luttes et des négociations sociales. Sinon, elles sont constamment mises en cause dans la violence. En Algérie, la peur de la violence fait violence à l'interaction entre les groupes sociaux et freine la construction des institutions. Ainsi, on va nier longtemps la réalité (économie, culture, identité) Kabyle ou Chaouia ou Oranaise, sous prétexte qu'elles concurrencent la réalité algérienne. On impose des formules d'en haut ou on fomente la désunion, ce qui alimente le désordre général. La construction de l'Algérie passe par la reconnaissance de ces multiples intérêts et l'acceptation qu'ils viennent tous s'asseoir à la même table. Elle passe par une décentralisation courageuse qui permet aux régions de gérer l'économie, l'éducation, la santé, laissant à l'Etat au centre le soin de gérer les interactions entre régions et les questions de sécurité et de souveraineté. Le pouvoir central n'a plus assez de légitimité pour générer une action convergente. C'est là que le rôle des entrepreneurs m'apparaît comme une bouée de sauvetage, la seule disponible selon moi. En tentant de s'enrichir, les entrepreneurs qui réussissent mettent aussi de l'ordre, d'abord dans leurs affaires, mais progressivement dans l'environnement qui les contraint. Ils sont obligés d'éduquer l'Etat et tous les acteurs importants pour leurs affaires.
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