Algérie - Revue de Presse

RÉSULTAT DU RACISME ET DE L’ISLAMOPHOBIE Quand les musulmans quittent la France



RÉSULTAT DU RACISME ET DE L’ISLAMOPHOBIE Quand les musulmans quittent la France
Publié le 28.04.2024 dans le Quotidien le soir d’Algérie


NAOUFEL BRAHIMI EL MILI
Par Naoufel Brahimi El Mili

Trois chercheurs de haut niveau, trois années d’études et d’enquêtes (2021 à 2023), ont produit un grand ouvrage scientifique sur l’une des conséquences de l’islamophobie (et pas que) en France. Intitulé La France, tu l’aimes mais tu la quittes – Enquête sur la diaspora musulmane en France (Olivier Estèves, Alice Picard et Julien Talpin ; éditions du Seuil, Paris, 460 pages), ce livre traite un sujet politiquement inflammable et entouré de soupçons. Victimes de la présomption de culpabilité permanente, des Français musulmans décident de quitter la France. Pourtant, ils sont bien «installés» et majoritairement diplômés bac+5. Au départ de l’enquête qualitative et quantitative se situe le constat d’un nouveau sous-groupe, croissant au fil des ans, au sein de la catégorie des «Français de l’étranger» de confession musulmane, quel que soit leur degré de religiosité. Se pose dès lors la question sur les motivations de leur départ. Sur internet, les trois chercheurs lancent un appel à témoins destiné aux Français musulmans vivant à l’étranger sous forme de questionnaire à remplir en une quinzaine de minutes. Pour la dimension qualitative, ils leur proposent des entretiens approfondis essentiellement sous forme de visioconférence. Le 4 avril 2021, cet appel a été retwité par le fondateur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF, association dissoute en 2020 par décision du ministère de l’Intérieur pourtant chargé des cultes). Ainsi affluent des milliers de réponses. 1074 réponses détaillées ont été retenues comme matériau de base. S’ensuivent 139 entretiens semi-directifs dont la durée se situe entre une et deux heures. 45% de l’échantillon sont détenteurs de la nationalité algérienne avec un âge moyen de 35 ans. Les Français «de souche» convertis à l’islam sont intégrés au panel car ils sont d’abord rejetés par leurs familles ensuite par l’environnement immédiat, surtout si port de hijab il y a. Tous les témoins ont préféré garder l’anonymat ; trop d’ennuis potentiels, ont-ils craint. Les prénoms modifiés, les portraits et verbatim sont reproduits avec exactitude ainsi que les lieux de leur exil : Grande-Bretagne, Canada, Etats-Unis, Belgique, Algérie, Maroc, Turquie, Dubaï… Sans exception aucune, les témoins dénoncent l’acharnement politico-médiatique français envers les musulmans qui, de fait, sont considérés comme des citoyens à part. Sous le pseudonyme de Sihem, elle résume bien l’atmosphère pesante : «On est la septième puissance mondiale. Et des gens meurent de faim en France. Et tout ce qui les intéresse, c’est de savoir si Karim Benzema va chanter La Marseillaise !» Autant de polémiques stigmatisantes : le burkini, l’abaya, le halal…
Cette inédite enquête sociologique révèle un phénomène qui mine la société française, mais à bas bruit. Pour la première fois est mise au grand jour une fuite de cerveaux du pays des droits de l’Homme pour cause de moult discriminations. Pour eux, quitter la France est une revendication du droit à avoir des droits.
Sur le tableau récapitulatif des 14 motivations du départ de France se situe en tête «pour moins subir le racisme et les discriminations (71%)», suivi de «pour vivre sereinement ma religion (64%). Arabe et musulman ou bien Noir et musulman sont non seulement des circonstances aggravantes mais aussi une cible double. Dans son édition du 13 février 2022, le quotidien New York Times donne écho aux premiers résultats de cette étude au moment où le débat politique français est dominé par la théorie ubuesque du «Grand remplacement», Éric Zemmour et tant d’autres se font les porte-voix de la socialisation raciale : Français de souche contre Français de «papier». Droits de l’Homme, dites-vous? Alors que, depuis des années, la France subit continuellement les départs de musulmans partie intégrante des élites minoritaires. Les auteurs insistent aussi sur des «micro-agressions» dont sont victimes les musulmans dans leur quotidien. Un témoin de l’échantillon change son prénom à connotation arabe évidente pour un prénom français à légère connotation juive pour invisibiliser son identité musulmane. Ce qui revient à renier une partie de soi-même. Tout simplement insupportable, alors il quitte définitivement la France. Le marché du travail, quelle que soit la situation économique, plafonne, relègue les carrières des musulmans à des postes subalternes en faisant abstraction des diplômes ou compétences ; quand il ne se ferme pas carrément pour cause d’un bout de tissu couvrant la tête ou bien pour un port de barbe non taillée comme un jardin à la française. En majorité, les musulmanes de la diaspora française à l’étranger se considèrent comme des réfugiées de la laïcité suite à un vécu traumatique dans l’Hexagone. Sous le pseudonyme de Haroun, il tient des propos édifiants et qui sont reproduits in extenso : «Quoi qu’on fasse, quels que soient les efforts fournis, quelles que soient nos compétences, nous sommes assignés à nos origines et à notre identité confessionnelle et empêchés dans nos carrières.» Pourtant, Haroun est diplômé d’une prestigieuse école de commerce, il estime que son origine l’a privé de la carrière qu’il mérite en France. Alors il la quitte sans regrets. En traversant une frontière terrestre, une mer ou un océan, ces migrants atypiques trouvent une méritocratie alors qu’elle est déclamée aux quatre coins de la France, toutes classes politiques confondues.
Une fois ailleurs, 96% se déclarent satisfaits sans ignorer quelques obstacles parfois linguistiques ou un déchirement familial car, disent beaucoup, «c’est de pire en pire en France pour des gens comme nous».
En effet, le projet de quitter l’Hexagone se réalise après «la goutte qui fait déborder le vase». 67% ayant opté pour l’exil à la suite de Charlie (à peu d’années près). À ce moment s’est généralisée une islamophobie d’atmosphère liée à un contexte national d’hystérisation post-attentats. Sommé de choisir : es-tu Charlie ou non ? Pourquoi n’y a-t-il pas un drapeau tricolore sur ton balcon ? Le musulman qui ne se prononce pas est socialement suspecté de complicité.
Les terroristes ont tué au nom de l’islam, la preuve : tous les médias le déclament en boucle et l’écrivent en gros titres. Alors le musulman diplômé envisage de traverser la frontière pour mettre la France à distance. Bien sûr les ponts ne sont pas définitivement coupés avec la France, nombreux sont ceux qui y passent des vacances comme un retour provisoire au «bled». De son côté, Réda, Franco-Marocain ayant quitté la région parisienne pour le pays natal de ses parents, souligne : «En France, on nous critique souvent sur le fait qu’on ne s’intègre pas, mais les Français ici ils ne s’intègrent pas du tout. Ils restent tranquilles entre eux, ils restent loin des Arabes. Moi je ne traîne pas avec ces Français-là. Quand je voyais la façon dont ils parlent avec leurs domestiques. Comment ils parlent des Arabes. J’avais envie de les frapper, à la limite, ils étaient délibérément racistes dans un pays qui les accueille.» Une forme de racisme exporté, relent d’une culture coloniale intériorisée, doublé d’un entre soi Français de souche, alors que dire du racisme hexagonal ? De Londres, Lotfi, de par son témoignage, met en lumière certaines des contradictions françaises : «Dans le cercle des Français à Londres, sur Facebook, les questions sont toujours : où est-ce que je peux trouver de la baguette ? Ou bien du saucisson ? Ou encore une épicerie française ? Alors que quand on est d’origine algérienne ou marocaine en France et que l’on cherche une épicerie halal, on a l’impression d’être des Martiens et on nous dit : ‘’T’es en France maintenant, c’est bon, oublie, oublie d’où tu viens’’.»
Nombreux sont les témoignages qui font état de micro-agressions, racisme mais aussi discrimination à l’embauche pourtant passible de 45 000 euros d’amende. Un climat malsain alourdi par les attentats de 2015. Amalgame, amalgame quand tu nous tiens… on peut dire adieu intelligence.
Trois années d’enquêtes et plus d’un millier d’entretiens plus tard, les trois chercheurs, en conclusion, pointent du doigt une exception française d’ordre institutionnel et politique. La France est franchement hostile à reconnaître la spécificité de l’islamophobie comme forme de racisme. Et ce, au moment même où elle abrite la plus forte communauté musulmane de tous les pays de l’Union européenne. Les auteurs citent les propos de l’ancien Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, tenus lors d’un colloque en 2004 (avant Charlie) : «Lorsque le monde est contraint d’inventer un nouveau terme pour rendre compte d’une intolérance de plus en plus répandue, c’est une évolution triste et perturbante. Tel est le cas avec l’islamophobie.» Un pays laïque ne peut avoir de sentiment d’amour ou de haine à l’égard d’une religion. La place centrale qu’occupe la laïcité dans le débat public français devient de plus en plus une arme discursive mettant l’islam dans sa ligne de mire. En effet, ce mot est tabou en France alors que tous les politiques français parlent à longueur de journée d’islamisme en étayant que si on ne nomme pas le problème, on ne peut pas s’y attaquer. Ainsi, comme le vocable islamophobie n’existe pas, le problème non plus. CQFD.
Je referme ce livre riche et intense et m’autorise un rêve : des sociologues algériens créent un atelier ou centre de recherche pour établir une monographie approfondie de la communauté algérienne en France. Les compétences, la méthodologie et les outils existent. La diaspora algérienne à l’étranger est une des priorités du président de la République.
Organiser une réflexion, structurer une approche à partir d’une étude détaillée et d’enquêtes fouillées sont les ingrédients de base pour la confection d’une politique publique ciblée. Nombreuses sont les associations de Franco-Algériens qui peuvent en bénéficier et calibrer leur mission. Un travail autrement plus laborieux que l’organisation d’un dîner dans un prestigieux hôtel. L’un n’interdit pas l’autre.
N. B. E. L.




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