Algérie - A la une

Quand les mères se mettent en colère



Quand les mères se mettent en colère
Ya Rab (Ô, Dieu) est sans doute l'une des pièces les plus audacieuses produites ces dernières années dans les pays arabes.Mise en scène par le jeune Mustafa El Rekabi d'après un texte puissant de Ali Abdelnabi Al Zaïdi, la pièce, en compétition au 9e Festival du théâtre arabe à Oran, tente de démanteler ce qui est sacré à travers la tragédie d'une mère (Souha Salem), qui a perdu tous ses enfants, emportés par les violences.Le metteur en scène a choisi, bien avant l'entrée dans la salle, vendredi soir au théâtre régional Abdelkader Alloula, de mettre dans le bain ses spectateurs à travers la projection dans le hall d'une vidéo dans laquelle un comédien, assis dans une pièce qui peut ressembler à celle où l'on pratique la torture, détaille la trame de la pièce, rappelle les scènes, évoque les comédiens. Il tousse, entouré de fumée, prend une cigarette, continue à parler. «Nous sommes le 24 avril 2016, cette pièce a été jouée il y a dix ans...», raconte-t-il. L'idée du temps est présente tout au long de la pièce.«Ce spectacle se déroulera virtuellement en dix minutes...», est-il précisé sur grand écran. Dix minutes comme pour rappeler les dix commandements.Des minutes qui vont s'étirer en longueur dans une pièce marquée par une lenteur étudiée et des silences placés là où il faut. La philosophie du texte a imposé cette forme à un spectacle qui peut relever du théâtre expérimental. Dans l'obscurité, monte la voix d'un récitant du Coran. Il récite les versets de la sourate Qaf sur les derniers moments de la vie et sur le lien entre Allah et l'être humain, la voix secouée par l'émotion...Sur l'écran, sont projetées ensuite des images du film libanais Hala la win (Et, maitenant, on va où') de Nadine Labaki. Il s'agit de la célèbre scène de procession funèbre de femmes vêtues de noir. Dans le village, ces femmes ont tout tenté pour éviter l'affrontement entre les hommes. Mustafa Al Rekabi a utilisé cette scène comme prologue à sa pièce, suggérant même que l'un des personnages peut se trouver sur scène. C'est une continuité.La douleur des mères qui perdent leurs enfants est partout la même au Liban, en Irak, en Syrie ou ailleurs... Et, bien, ces mères se révoltent. Et contre qui ' Dieu ! Elles osent même donner un ultimatum de 24 heures à Allah pour arrêter les tueries, sinon elles ne feront plus la prière et n'observeront plus le jeûne.Pas moins ! Habillée en noir, la mère, qui est déléguée par les autres mamans, va même aller à la Vallée sacrée demander à parler au Créateur. C'est là que le Prophôte Moussa (Fellah Ibrahim) revient sur terre, mais malade. Son bâton a pris une forme humaine, celle d'une infirmière (Zaman Rabai) ! Moussa tente de dissuader la mère de faire grève de la prière et du carême, d' offenser Dieu.«Je n'ai pas cessé de jeter de l'eau après le départ de mes enfants pour qu'ils reviennent à la maison. Mais, ils ne sont pas revenus depuis des années. Tant que je continue à jeter de l'eau, je peux avoir une bonne nouvelle. Mais, il n'y a plus de nouvelles», raconte la mère éplorée. Elle parle d'enfants morts déchiquetés par les bombes, noyés ou brûlés. «Mais que se passe-t-il sur cette terre où mon bâton ne sert à rien '» s'interroge Moussa. «Vous dormiez au Paradis et vous ne saviez pas ce qui nous arrive chaque jour», réplique-t-elle. «Mais, c'est quoi cette prophétie qui m'empêche de me réveiller ' Et quelle virilité morte habite mon âme ' Qu'est-ce que j'entends ! Quelle peur ' Quels mensonges '» reprend Moussa.La mère lui demande alors de s'adresser à Dieu pour que les violences cessent et que les enfants reviennent à leurs mamans. Selon Le Coran, Moussa est le seul prophôte à avoir parlé avec Allah. La mère se met en colère lorsque son interlocuteur, s'interroge sur la manière d'arrêter les drames. Les dialogues de la pièce Ya Rab, qui porte sournoisement le sous titre de Aârdh bared (spectacle froid), sont intenses, semblent frôler l'impensable sur une scène de théâtre arabe où on ne s'adresse pas à Dieu de cette manière. Mustafa Al Rekabi et Ali Abdelnabi Al Zaïdi ont repoussé les lignes plus loin en osant affronter une thématique sensible avec beaucoup d'audace : interpeller symboliquement Dieu et son prophôte Moussa sur ce qui se passe dans le bas monde, où chaque jour, ou presque, une bombe ou une voiture piégée explose, un kamikaze commet une attentat dans un marché, un camion écrase les passants...Des attentats contre les humains commis au nom de Dieu, au nom de la religion ou d'une certaine religion. L'a-t-on oublié ' Le dire, sous une forme artistique soignée, comme dans Ya Rab, serait-ce blasphématoire, attentatoire aux croyances ' Quel est donc le rôle du théâtre au sein de la société contemporaine ' Eviter ce qui peut gêner, faire la sourde oreille, se contenter du bien pensant ' Mustapha Al Rekabi évoque dans son spectacle «la patrie des mères» qui vit sous l'enfer. Son approche contourne la géographie pour pénétrer les territoires vastes de l'humain.Au début du spectacle, une longue table vide est déposée et traverse toute la scène comme pour rappeler les festins funèbres. «En réalité, la table est plus longue que cela», est-il précisé à l'écran. Le metteur en scène joue des symboles, des éléments scéniques, de la lumière et d'un fond sonore angoissant pour appuyer davantage la densité du texte et éviter la lourdeur de la narration.L'auteur, Ali Abdelnabi Al Zaïdi, fait un plaidoyer pour une petite révolution artistique. «Le théâtre arabe doit surmonter les peurs. Nous sommes face à de grandes causes. Nous devons nous intéresser à l'homme arabe où il se trouve, à l'humain. Nous devons dépasser les tabous, chercher des zones de débats et de polémiques nouvelles. Nous vivons des catastrophes et des drames. Jamais humanité n'a connu pareilles situations.En Irak, des têtes ont été séparées des corps, recousues sur d'autres cadavres. Il y a des épouses et des mères qui n'ont jamais trouvé leurs proches. Elles ont inventé des tombes avec les os de bêtes sacrifiées. Le théâtre doit refléter, aborder ces horreurs. Le spectateur irakien et arabe est dangereux. Comment le provoquer alors qu'il vit les drames, subit des politiques catastrophiques, des guerres qui ne finissent pas, des dictatures '», s'est interrogé Ali Abdelnabi Al Zaïdi lors d'une séance de débat après le spectacle.Il faut, selon lui, convoquer le sacré et instaurer avec lui un dialogue, l'interpeller. «Mon sacré, c'est Allah que j'aime beaucoup et avec qui j'aime discuter sur mes rêves et mes tourments. Peut être que l'autre ne comprend pas cela», a-t-il souligné, rappelant la vive polémique apparue en Irak après la générale de la pièce Ya Rab. «Nous avons des roses en Irak malgré tout. Malgré la mocheté qui nous entoure, nous plantons des roses et cultivons l'espoir», a-t-il déclaré, rendant un hommage à Abdelkader Alloula, avant d'ajouter : «Alloua a été tué par les terroristes au nom d'Allah et du sacré.»
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)