Algérie - A la une

Pourquoi la dévaluation du dinar est inopportune



Par Ahcène Amarouche,
universitaire
Introduction
La dévaluation du dinar peut-elle contribuer à une sortie de crise en Algérie ' En l'état actuel de l'économie et au regard de la situation sociale et politique du pays la réponse est non.
Cette question fait l'objet de débats dans les colonnes de la presse écrite et électronique depuis plusieurs années déjà, quoique de façon épisodique. La dernière contribution en date (El Watan du 28 juillet 2019) émane de l'ancien gouverneur de la Banque centrale d'Algérie, Badredine Nouioua. Sous le titre : «L'Algérie a besoin d'un dinar stable», l'auteur s'oppose à l'idée de dévaluer la monnaie algérienne en affirmant que «les dévaluations et les dépréciations du dinar n'ont eu, dans l'ensemble, que des effets négatifs sur l'économie nationale». A contrario, dans leur étude parue le 5 mai 2019 dans le même organe de presse, Hartmut Elsenhans et Rachid Ouaissa associent la dévaluation du dinar à «une transition économique efficace». En invoquant les racines politiques du marasme économique auquel le pays est confronté depuis plusieurs décennies, j'avais moi-même souligné le caractère quelque peu mécaniste du raisonnement de ces deux auteurs qui font de la dévaluation la pièce maîtresse d'une politique de sortie de crise (TSA, 26 mai 2019). Dans le contexte d'une remise en cause radicale du système sociopolitique actuel et de ses avatars économiques ayant conduit à la désindustrialisation du pays, il m'avait paru plus urgent de rompre avec les pratiques clientélistes (que les régimes de Chadli Bendjedid d'abord, d'Abdelaziz Bouteflika ensuite avaient érigées en mode de gouvernance), pour redonner aux Algériens la confiance qu'ils ont perdue en leurs gouvernants et en leur monnaie, et pour leur insuffler l'ambition de reconstruire le pays sur les ruines de l'économie léguées par ces deux régimes.
Eléments centraux de mon argumentation, la refondation de l'ensemble des institutions, l'instauration de l'accès au mérite aux postes de responsabilité et la reconstruction de l'école sur des bases saines m'ont paru de nature à assurer le succès des réformes que les autorités futures du pays devront engager de toute nécessité. A eux seuls, ces trois piliers de la réforme auront un impact si élevé sur le budget de l'Etat qu'une nouvelle dévaluation du dinar la rendrait inopérante en l'absence de contrepartie réelle à l'excédent de masse monétaire qu'elle induirait.
Mais ce n'est pas cet aspect du problème que j'aimerais développer dans la présente contribution : ce sont d'autres effets pervers de la dévaluation que j'essaierai d'évoquer ici en partant des enchaînements logiques établis par la théorie économique et de certaines expériences étrangères pour introduire par touches successives les éléments propres à la situation de l'économie algérienne. Pour ce faire, on examinera successivement les questions de dévaluation et de dépréciation monétaires et leurs effets pervers avant de traiter de la même problématique en Algérie.
La dévaluation
Dans son principe, la dévaluation est un acte volontaire, une décision politique qui présuppose une monnaie surévaluée dont le seul référent mesurable est son rapport à une monnaie étrangère (ou à un panier de monnaies comme c'est le cas pour le dinar algérien depuis 1974). Ce référent est le taux de change qui indique le nombre d'unités monétaires du pays que l'on doit céder pour obtenir une unité monétaire de l'une des monnaies étrangères de référence. Pour l'essentiel, ces monnaies de référence sont le dollar états-unien (principale monnaie des règlements internationaux) et l'euro (monnaie de moindre importance dans les règlements internationaux mais jouissant d'un fort crédit international pour être la monnaie du plus grand ensemble démo-économique du globe).
Quoique les banques algériennes, à l'instar des banques étrangères, présentent toujours, à leurs guichets, un tableau de taux de change plus complet, ceux-ci n'ont qu'un degré limité d'opérabilité dans le commerce international. Servant le plus souvent d'indicateurs pour les transactions croisées, ils sont davantage utilisés dans le tourisme que dans le commerce. Toujours est-il que le taux de change d'une monnaie en une autre n'a de sens et d'intérêt que dans les relations commerciales du pays avec l'étranger.
Au contraire de la dépréciation, la dévaluation est donc en lien direct avec le commerce extérieur du pays et se traduit par une hausse (en monnaie nationale) du prix des importations et une baisse (en monnaie étrangère) du prix des exportations des biens et services et des capitaux. Elle est supposée agir positivement sur la balance commerciale du pays (qui récapitule en monnaie nationale les entrées et sorties des biens et services) et sur la balance des paiements (qui ajoute à la balance commerciale les entrées et sorties de capitaux). En termes monétaires et d'un point de vue comptable, les sorties de biens et services et les entrées de capitaux constituent une ressource tandis que les entrées de marchandises et les sorties de capitaux constituent un emploi.
Le pays a donc, en principe, un double avantage à dévaluer : il augmente dans sa propre monnaie les ressources et diminue les emplois des deux catégories de flux. Cet enchaînement logique aurait alors pour effets de stimuler la production nationale et de favoriser les exportations des biens et services, de dissuader les sorties et de favoriser les entrées des capitaux ; ce qui devrait affecter positivement l'investissement. Au surplus, tous ces effets seraient sans conséquence notable sur les prix intérieurs parce qu'ils n'affecteraient pas (ou marginalement) le pouvoir d'achat de la monnaie en interne (ce qui n'est, cependant, le cas que si les importations n'entrent pas de façon structurelle et durable dans les processus productifs comme on le constate dans les pays à faible niveau de développement industriel). Notons que la dévaluation est associée dans son principe au régime de change fixe.
Parmi les autres effets positifs de la dévaluation, on retiendra principalement les suivants :
- à niveau de droits de douane donné, les recouvrements d'impôts et taxes douaniers augmentent, alimentant ce faisant le Trésor en ressources supplémentaires susceptibles de réduire s'il y a lieu le déficit budgétaire ;
- en proportion du rôle que joue le commerce extérieur dans les structures productives, la dévaluation peut agir positivement sur l'emploi dans les secteurs exportateurs et (si existent des capacités internes de substitution aux importations) dans les secteurs importateurs (l'effet inverse étant obtenu dans le cas contraire) ;
- en raison des nouveaux besoins en liquidités qu'elle implique, la dévaluation peut inciter les ménages et autres agents thésauriseurs à remettre en circulation tout ou partie de la monnaie en leur possession.
La dépréciation
Au contraire de la dévaluation, la dépréciation monétaire est un phénomène automatique purement interne qui se traduit par une perte de pouvoir d'achat de la monnaie due à l'inflation et donc par une augmentation des prix intérieurs. Si elle affecte prioritairement les prix des produits domestiques, elle n'en induit pas moins un accroissement des prix des produits importés (et une baisse des prix des produits exportés en monnaie étrangère) en raison de l'unicité de la valeur de la monnaie en sorte que, en régime de change flottant auquel elle est associée, elle produit le même effet sur le commerce extérieur du pays que la dévaluation en régime de change fixe : quand, dans les années 1970 et à la suite de la décision des Etats-Unis de déconnecter le dollar d'avec l'or, les grands pays industrialisés laissèrent flotter leurs monnaies, «la question de l'opportunité pour un pays de dévaluer sa monnaie apparut quelque peu démodée» (Guillaumont-Jeanneney S., Dévaluer en Afrique ' in Observations et diagnostics économiques n°25/octobre 1988, p. 124). Mais leurs économies, inter-reliées par des flux incessants de marchandises et de capitaux qui présupposaient une convertibilité totale des monnaies, gage d'une fluidité commerciale et financière censée soutenir la croissance, n'en étaient pas moins puissamment charpentées par l'industrie pour, le cas échéant, suppléer aux importations en cas de grippage du commerce extérieur.
Les effets pervers de la dévaluation et de la dépréciation monétaires
Néanmoins, même dans ce type d'économie, dévaluation et dépréciation monétaires n'ont pas que des effets positifs. Il en est évidemment ainsi de la dévaluation, mesure instantanée aux effets durables sur le commerce extérieur : bien qu'elle vise à améliorer la compétitivité internationale des biens échangeables du pays et qu'à ce titre elle puisse favoriser la croissance, elle peut s'avérer désastreuse pour l'économie si la dépréciation de la monnaie qui en résulte est trop élevée (ou inefficace si les pays partenaires procèdent eux aussi à une dévaluation compétitive). C'est ce qui explique que les autorités d'un pays ne manquent jamais d'assortir la dévaluation d'un dispositif protectionniste et anti-inflationniste comme ce fut le cas le 15 août 1971 à l'annonce par Richard Nixon de déconnecter le dollar d'avec l'or (ce qui équivalait à une dévaluation). Bien qu'il n'ait consacré qu'un court passage de son discours à la défense du dollar, le Président Nixon avait affirmé alors que ce dernier devait demeurer un pilier de la stabilité monétaire mondiale» (Le Monde du 17 août 1971).
Plus généralement, la dévaluation ne provoque pas systématiquement une amélioration de la compétitivité internationale du pays si les importations sont peu élastiques aux prix ou si les partenaires étrangers prennent des contre-mesures pour endiguer l'afflux de marchandises à bas prix du pays exportateur comme le montre la guerre commerciale qui a présentement lieu entre la Chine et les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, entre les Etats-Unis et l'Union européenne ? laquelle guerre use du puissant levier des droits de douane pour ne rien dire de celui des sanctions économiques. Ces effets pervers sont à prendre en compte dans l'étude de la situation de l'Algérie dont les importations sont justement peu élastiques aux prix.
En ce qui concerne la dépréciation, il convient de signaler d'abord qu'elle induit une augmentation généralisée des prix dont le risque, si elle est suffisamment forte, est de perturber les circuits productifs internes qui vont de l'achat de matières à la vente de produits. Ce faisant, la dépréciation peut conduire à une baisse substantielle de la productivité et affecter négativement la compétitivité internationale du pays qu'elle était censée stimuler. Ensuite, elle peut susciter une défiance vis-à-vis de la monnaie du pays et entraîner une fuite des capitaux dommageable pour l'investissement et, in fine, avoir le même impact négatif sur le système productif.
Enfin, elle réduit la consommation, donc la demande domestique, et, en fin de compte, l'activité dans son ensemble. Encore ne tenons-nous pas compte ici des attaques spéculatives que des opérateurs financiers internationaux sont toujours prompts à mener contre une monnaie en difficulté en l'inscrivant dans une spirale dépréciative aux conséquences imprévisibles sur l'économie.
La dévaluation «compétitive» des années 1930 dans les pays d'Europe occidentale et la dépréciation jusqu'à la perte de toute substance de la monnaie en Allemagne dans les années 1920 sont des cas d'école des effets néfastes des manipulations monétaires.
De quelques expériences malheureuses de dévaluation ou de dépréciation
Les exemples suivants ne sont pas pris au hasard : ils illustrent le dérapage incontrôlé des manipulations monétaires dans des pays en grande difficulté conjoncturelle ou structurelle.
Ce fut le cas en Russie, au Brésil et au Mexique à la fin des années 1990 et au début des années 2000 où «une vague de turbulences s'est abattue sur leurs monnaies sous la force d'intenses pressions spéculatives» (Banque des règlements internationaux, 69e rapport annuel, p. 117). Ce fut également le cas dans d'autres pays d'Amérique latine comme l'Argentine dans les années 2000 et, last but not least, le Venezuela depuis plusieurs années.
Sans doute tous ces pays ne fournissent-ils des contre-exemples de grippage de la mécanique bien huilée de la régulation monétaire par la dépréciation ou la dévaluation que parce que leurs économies ne peuvent pas être considérées comme des économies de marché constituées. Mais c'est précisément en cela que leurs expériences sont à méditer dans le cas algérien : pareille mécanique ne fonctionne correctement en effet (et seulement en dehors des grandes crises monétaires) qu'en économie de marché constituée et les difficultés des pays évoqués signalent le hiatus qui existe entre ce type d'économie et les économies réelles (émergentes ou en transition).
Dans le cas de la Russie par exemple, ce sont des erreurs flagrantes de politique monétaire des gouvernements successifs de l'ère eltsinienne (politique censée accélérer la transition vers l'économie de marché), qui ont été la cause de la crise. La machine infernale de la dette et de l'emprunt (selon l'expression de Jacques Sapir ? voir La crise financière russe comme révélateur des carences de la transition libérale in Diogène 2001/2, n° 194, pages 119 à 132) en était le moteur et l'ouverture du marché de la dette interne aux non-résidents offrant des occasions de spéculation sur le rouble alimentait le risque de change.
Le passage sans transition de l'économie dirigée à l'économie de marché ou supposée telle a produit les pires comportements ? entre autres comportements la ruée vers l'accaparement privé des entreprises d'Etat par d'anciens potentats du système de parti unique devenus des oligarques du jour au lendemain.
La corruption battait son plein, le régime eltsinien ouvrant en grand la possibilité d'une connivence entre les nouveaux hommes d'affaires et les nouveaux hommes de pouvoir.
Dans le cas de l'Argentine, une crise monétaire sans précédent dans l'histoire du pays, pourtant riche en crises de ce type, s'est produite en 2001.
Celle-ci a culminé dans l'adoption d'une dollarisation partielle mais les dévaluations successives du peso, qui lui ont fait perdre 75% de sa valeur par rapport au dollar, ont induit des problèmes de solvabilité bancaire jusqu'à pousser les déposants à retirer en masse leurs dépôts (crise de confiance). Il s'ensuivit une rupture du change ayant obligé les autorités à revenir à des mesures de contrôle du change plus strict pour éviter un effondrement immédiat du peso. Le plus étonnant dans le cas de l'Argentine, c'est que, pays de 35 millions d'habitants à revenu national élevé en comparaison des autres pays d'Amérique latine, son PIB a chuté de plus de 300 milliards de dollars en 2001 à un peu plus de 100 milliards en 2003, soit de près des 2/3. Son économie n'étant pas basée sur le pétrole ou quelque autre ressource minière pour susciter des convoitises d'appropriation de rentes, c'est le choix des gouvernements successifs de mettre en ?uvre une politique monétaire néolibérale qui a décidé de la descente aux enfers de ce pays.
«La transformation de l'Argentine en une place attrayante pour les capitaux étrangers se fera à travers une course effrénée aux privatisations, à l'assainissement budgétaire, à la libéralisation de la circulation des biens, services et capitaux et à une profonde réforme de l'Etat» (Sebastian Santander, La crise argentine, faillite d'un système et crise géopolitique, Les Cahiers des Amériques latines, 2001, p. 6-12). Ceci a eu pour conséquence l'accélération de la désindustrialisation et de la dépendance de l'économie argentine par rapport aux investissements étrangers.
La situation est aggravée par une vague d'affaires de corruption impliquant les plus hautes autorités de l'Etat, dont le Président en exercice de l'époque (Carlos Menem) et ses proches, qui ont agi en héritiers des généraux tout-puissants de l'ère de la dictature.
La situation du Venezuela est bien différente de celle de l'Argentine mais (toutes proportions gardées) proche de celle de l'Algérie. Là, c'est la disparition de son charismatique Président en mars 2013 ? Hugo Chavez ? qui fit entrer le pays dans la spirale infernale de l'inflation, des pénuries et de l'insécurité économique. Excessivement dépendant de ses exportations de pétrole comme les nombreux pays pétroliers restés en marge du développement industriel, le pays connaît, depuis août 2014, une détérioration accélérée de tous les indicateurs économiques. Le PIB a chuté de 10% en 2015 tandis que l'inflation passait, dès 2016, le cap du taux à trois chiffres.
En 2018, le bolivar s'était effondré, l'inflation se mesurant en centaines de milliers de points de pourcentage, et le gouvernement eut beau chercher à le remplacer par une crypto-monnaie (le pétro) : l'économie ne connut pas de redressement.
Des facteurs externes s'ajoutent aux causes internes de cette descente aux enfers. Sous l'Administration Obama déjà, les rapports entre les Etats-Unis et le Venezuela étaient tendus au possible sans donner lieu, toutefois, à des sanctions économiques comme c'est le cas depuis l'arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump. En outre, le gouvernement de Nicolas Maduro fait face à une coalition de pays latino-américains contre lui, dont la Colombie, pays voisin du Venezuela, est le fer de lance et le Brésil le principal fournisseur et client du pays.
Le gel des avoirs vénézuéliens aux Etats-Unis, le retrait des entreprises étrangères opérant dans l'industrie pétrolière et la rupture des relations commerciales existantes avec les pays de la coalition anti-Maduro ont conduit l'économie du Venezuela au bord du chaos. Mais les causes internes de cette situation ne sont pas de moindre effet. Si l'inflation a atteint des sommets en 2018, ce n'est pas seulement à cause de la guerre économique fomentée par le capital privé, national et international, contre laquelle le contrôle strict des prix instauré par le gouvernement ne peut rien faire. Comme l'écrit Temir Porras Poncelléon, ancien conseiller d'Hugo Chavez : «Une telle démarche ignore que l'inflation relève de mécanismes macrosociaux qu'il est extrêmement difficile, sinon impossible, d'endiguer en contraignant les individus ? du moins, tant que les fondamentaux macroéconomiques qui produisent la hausse des prix n'ont pas été corrigés» («Pour sortir de l'impasse au Venezuela», in Le Monde diplomatique, novembre 2018). Ces erreurs de politique économique se doublent d'une corruption endémique : «Depuis près de quinze ans, les grandes entreprises détournent le contrôle des changes avec la complicité de hauts fonctionnaires par des surfacturations d'importations ou des demandes de dollars subventionnés pour des importations non réalisées avec la complicité du gouvernement» (in «Venezuela, Nicolàs Maduro à la tête d'un pays en crise, Rapport économique mondial sur le système économique et les stratégies, Dunod pour l'Institut français des relations internationales», p.274).
Ces exemples montrent qu'une politique monétaire inadéquate, doublée de la corruption des élites, peut venir à bout de toute volonté politique de sortir de la crise et rendre inefficace toute mesure tendant à contrer la dépréciation de la monnaie nationale. Les classes possédantes s'assurent de la sécurité de leurs avoirs en les transférant à l'étranger ou en les plaçant dans des valeurs-refuge tels l'immobilier et le foncier (comme c'est le cas en Algérie), voire dans l'or et l'argent non monétaires. Ce que résument aussi ces expériences, c'est que le déficit de bonne gouvernance dont relèverait la corruption et que la Banque mondiale et le FMI n'ont de cesse de dénoncer n'en est pas un en réalité : la corruption est un mode de gouvernance à part entière en ce qu'il obéit à une logique propre, associant les gouvernants, les classes possédantes et la frange la plus élevée des entrepreneurs dans la dilapidation des biens publics et dans la conduite de l'économie selon des règles qui définissent ce que certains économistes appellent le clientélisme et le corporatisme (Samir Bellal, Une approche régulationniste de la désindustrialisation en Algérie, Les cahiers du Cread n°95 /2011 27). Celui-ci se déploie en un système de relations sociales et politiques où les uns et les autres se soutiennent mutuellement dans la prospérité comme dans l'adversité.
En dépit de l'existence de ce phénomène dans toutes les sociétés, c'est dans les pays à économie de rente qu'il s'érige en système, facilité par l'amenuisement, voire l'annihilation de toute conscience de la valeur des choses acquises par le travail. La rente est l'objet de toutes les convoitises.
Détenue à la source par les autorités du pays, lesquelles autorités traînent le plus souvent sinon toujours un déficit de légitimité pour avoir accédé au pouvoir par des élections truquées ou par la force des armes, elle leur sert à acheter la paix sociale par une redistribution de revenus qui jure avec les lois de l'économie ; ou à aider à la constitution de fortunes que jamais les mêmes lois n'auraient permis en un si court laps de temps.
Bien entendu, la monnaie est l'instrument privilégié de ces pratiques antiéconomiques. Adossée aux réserves de change dont elle représente la contrepartie en monnaie nationale, celle-ci tend naturellement à être surévaluée (à masse monétaire inchangée) si les réserves de change (et donc les prix et/ou les quantités de ressources exportées) augmentent. Mais si, d'aventure, les réserves de change fondent, la monnaie tend à s'effondrer comme on l'a vu dans le cas du Venezuela. Dans les trois cas analysés supra, il n'y a pas eu de demi-mesures ? à savoir une dépréciation monétaire ou une dévaluation modérées qui font sortir le pays de la crise. Ceci est dû à la nature des revenus sur lesquels est gagée la monnaie, lesquels ne résultent pas des activités productives internes, régulières et pérennes mais des secteurs de rente dont l'activité évolue en dents de scie, affectée qu'elle est par des décisions politiques dictées par les tensions internationales. Quant à espérer rétablir les grands équilibres (en particulier l'équilibre de la balance commerciale) par des manipulations monétaires, on oublie que le commerce international est profondément marqué par la structure des économies réelles qu'aucun pays ne peut modifier sur le court terme.
Le cas de l'Algérie
Qu'en est-il à présent du cas algérien ' Telle est la question de départ ayant nécessité ce détour par la théorie économique et par les expériences de dévaluation et de dépréciation monétaires.
Inutile de préciser ici que l'économie algérienne est entièrement adossée au secteur pétrolier et gazier et que les crises pétrolières l'affectent directement et durablement comme ce fut le cas en 1986 et depuis 2014.
Le déficit de gouvernance du régime Bouteflika s'est avéré un mode de gouvernance par la corruption dont on découvre, chaque jour, depuis le mois d'avril, l'effarante étendue à travers la presse, corroborée par le nombre d'affaires instruites par la justice dont les sommes en jeu laissent abasourdi le citoyen le plus averti de ces affaires.
A l'incroyable gabegie en devises que révèlent les surfacturations d'importations, voire les déclarations fictives d'importation et, depuis l'obligation faite aux concessionnaires automobiles d'investir dans le montage, le nombre de cas d'importation de voitures pré-montées passées pour des montages en usine de ces derniers, s'ajoutent de gigantesques malversations en dinars au profit de prétendus hommes d'affaires qui ont partie liée avec le clan des Bouteflika. L'incapacité de ces oligarques à s'ériger en capitaines d'industries capables de faire sortir le pays du tout-pétrole en situation de crise durable du marché pétrolier n'a eu d'égale que leurs nouvelles prétentions à entrer en politique et à s'ingérer ouvertement dans la politique étrangère du pays, pourtant remarquablement cohérente et saine depuis l'indépendance jusqu'à la fin du deuxième mandat d'Abdelaziz Bouteflika.
Si, néanmoins, des sommes faramineuses circulaient sans le moindre contrôle entre oligarques et personnel politique ou sécuritaire (comme l'attestent les affaires liées à l'ancien directeur général de la Sûreté nationale), les citoyens de conditions modestes majoritairement jeunes, en butte au chômage et à la mal-vie, voient s'envoler toute perspective d'existence décente et n'ont de souci que de s'expatrier au risque de sombrer en mer ou de vivre éternellement dans la clandestinité en pays étranger. Des familles aux revenus infimes tentent, tant bien que mal, d'élever leurs enfants en les envoyant à l'école dont ils doutent qu'elles leur assurent un meilleur avenir que le leur. Ces situations précaires sont le lot de dizaines de milliers, voire de centaines de milliers de familles algériennes auxquelles l'indépendance du pays avait fait des promesses vaines. Des retraités vivent d'une pension de misère et d'autres font la chaîne aux guichets des banques à quatre heures du matin pour percevoir leur faible pension de retraite d'ouvriers émigrés des années pourtant fastes (1960-1980).
Telle est la situation qui, avec la montée de la corruption et la chute de l'activité productive dans le pays amorcée par le programme d'ajustement structurel du début des années 1990, caractérise l'Algérie des vingt dernières années.
C'est dans ce contexte qu'il convient de resituer le débat sur la dévaluation du dinar ainsi d'ailleurs que le débat initié fin 2005 par Ali Benouari sur la convertibilité du dinar (voir sa contribution parue dans le quotidien El Watan du 25/12/2005).
L'effet immédiat de la dévaluation comme de la dépréciation du dinar sur les couches populaires et sur les couches moyennes de la société algérienne sera un surcroît de charge qu'induirait la réduction instantanée de leur pouvoir d'achat si ce surcroît de charge n'est pas compensé par de nouvelles subventions ; ceci à cause du poids des importations de produits de première nécessité dans la structure des importations (blé, lait, médicaments pour ne citer que ces produits). Mais voyons l'affaire sous l'angle macroéconomique et monétaire. Plusieurs questions de compréhension de la situation se posent à ce sujet.
D'abord l'existence de surliquidités bancaires : jusqu'en 2013, les banques algériennes croulaient littéralement sous le poids des surliquidités représentées par l'épargne privée (des ménages et des entreprises), alors même que l'épargne budgétaire (publique) restait prédominante au moins jusqu'à 2009, aux dires de l'ancien ministre des Finances ? Abdellatif Benachenhou (L'Algérie, sortir de la crise, 2015, pp. 51-53). C'est seulement avec la crise pétrolière de 2014 que l'excédent d'épargne bancarisée (nous ne tenons pas compte ici de l'épargne thésaurisée qui n'est nullement négligeable) a commencé à s'amenuiser pour, de nouveau, apparaître avec la décision du gouvernement Ouyahia d'instaurer le financement non conventionnel. Malgré le gel de ce mode de financement fin mai 2019, les surliquidités qu'il a engendrées « demeuraient au niveau des banques » (dixit Mohamed Loukal, nouveau ministre des Finances et ancien gouverneur de la Banque d'Algérie ? APS, 14/07/2019). Selon ce dernier, et en plus des surliquidités bancaires, pas moins de 4 800 milliards de dinars circulent en dehors des circuits bancaires dont 1 500 à 2 000 milliards sont détenus par les ménages ; le reste étant échangé dans les circuits informels (chiffres à fin avril 2019).
Ces chiffres sont à comparer avec la faiblesse structurelle de l'économie algérienne dont le taux de croissance nominale hors hydrocarbures pouvait faire illusion avant 2014 (7,1% en 2013, ce chiffre tombant à 2,9 % en 2019 selon les projections du FMI ? voir le rapport «Consultations de 2016 au titre de l'article IV avec l'Algérie»). Comme le note Abdellatif Benachenhou, «l'investissement productif, notamment dans les industries manufacturières et les services modernes, manque dramatiquement» (id. p. 56). La cause de ce manque est claire : il s'agit de la faiblesse caractérisée des capacités d'absorption de l'économie algérienne ; faiblesse évidemment liée à la structure de celle-ci ? à savoir une économie adossée à la rente pétrolière et gazière.
De ce point de vue, ni les surliquidités bancaires, ni l'épargne oisive des ménages et autres agents thésauriseurs, ni même les fuites organisées de capitaux en devises ne doivent être analysées autrement que comme la manifestation de cette incapacité impliquant l'absence d'opportunités d'investissement productif dans les deux sens de l'expression (créateur de richesses et producteur de profits).
En guise de conclusion
Dans ces conditions, on peut légitimement se demander si une dévaluation peut changer la donne en sachant de surcroît que l'économie du pays dépend fortement des importations de biens d'équipement et de biens intermédiaires dont toutes les entreprises ont un cruel besoin pour simplement éviter une rupture d'activités.
Il serait d'autant plus inapproprié de miser sur une dévaluation pour relancer l'investissement industriel et placer le pays sur un sentier de croissance saine que, comme l'affirment, à juste titre, Hartmut Elsenhans et Rachid Ouaissa dans leur contribution du 5 mai susmentionnée : «L'Algérie est une économie rentière déformée par des décennies de faux développement qui a été déclenché par l'appropriation de la rente par les pouvoirs corrompus.» Le risque que ne soulève pas la contribution des auteurs précités est que, comme en Russie, en Argentine ou au Venezuela, la dévaluation appelle la dévaluation jusqu'à la perte quasi-complète de la substance du dinar dont on a dit qu'il était adossé aux réserves de change du pays. La trop courte expérience industrielle du pays avait certes «fini par générer une capacité propre d'ingénierie et une élite apte à relever les défis du passage d'une gestion néocoloniale classique à plus d'autonomie et plus d'indépendance» comme le souligne fort justement Abderrahmane Hadj Nacer lors d'une rencontre avec la presse tenue le 23 juin 2019 au siège de SOS Bab-El-Oued (voir le compte rendu de Fayçal Métaoui sur le site TSA du même jour). Mais la relève n'a pas eu lieu tant en raison des faiblesses caractérisées de l'enseignement depuis l'école primaire jusqu'à l'université qu'en raison du transfert du pouvoir décisionnel à un personnel prévaricateur, corrompu et incompétent que le régime de Chadli Bendjedid avait inauguré et que le régime d'Abdelaziz Bouteflika a porté à son acmé.
Des alternatives à la dévaluation existent évidemment comme le signalait déjà Max Weber à l'adresse des pays d'Europe ayant subi de plein fouet la Grande Dépression (voir son article : Inflation ? Déflation ? Dévaluation in Revue syndicale suisse, 1935) et comme le rappelle cruellement aux économistes néolibéraux la politique protectionniste de Donald Trump faite d'instauration de droits de douane et de sanctions économiques. Dans le cas de l'Algérie, une remise à plat des accords commerciaux (en particulier de l'accord léonin Algérie-UE), une reconsidération complète des pratiques d'importation et plus généralement la redéfinition de la politique économique en faveur de l'investissement productif sont de nature à suppléer au moins partiellement à ce que les auteurs précités considèrent comme la mesure politique pour une transition économique efficace.
A.?A.
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