Algérie - Revue de Presse

Plongée dans le marché aux bestiaux Quand les intermédiaires «charcutent» les éleveurs


Plongée dans le marché aux bestiaux Quand les intermédiaires «charcutent» les éleveurs
Publié le 21.01.2023 dans le Quotidien l’Expression
Par Kamel Boudjadi

Ces «courtiers» sont au cœur du fonctionnement de la filière et rien ne peut être mis sur le marché hors de leur circuit. Ils collectent, regroupent et négocient les prix.
Il est vrai que le ministère de l'Agriculture et du Développement rural prend d'importantes mesures pour mettre la viande rouge à la disposition des citoyens, à des prix abordables. Recensement du cheptel au niveau national, possibilité de vente directe de l'éleveur à l'abattoir, augmentation du ratio et fourniture directe de l'orge aux éleveurs, autant de décisions destinées à protéger la filière, mai, le mal est ailleurs, de l'avis des éleveurs eux-mêmes. Un phénomène dévastateur. Il s'agit de la prolifération d'intermédiaires qui «charcutent» les éleveurs dans l'impunité la plus totale. Une activité, apparemment anodine, mais sournoise, aux conséquences néfastes sur les filières ovine et caprine, de l'avis des éleveurs. Il faut savoir qu'il existe une foultitude d'intermédiaires, de toutes sortes: les intermédiaires entre deux marchés (bergers et transporteurs qui travaillent directement en lien avec les commerçants, les propriétaires des animaux et les destinataires) et les intermédiaires basés sur le marché aux bestiaux, dont le nombre ne cesse d'augmenter. Ces intermédiaires sont au coeur du fonctionnement de la filière et rien ne peut être mis sur le marché hors de leur circuit. Ils collectent, regroupent et négocient les prix.
Il est 6h du matin. Au marché de bétail, situé à proximité du marché de gros d'Oued Aïssi, à quelque cinq kilomètres du chef-lieu de la wilaya de Tizi Ouzou, il fait encore froid. Les premiers arrivants commencent à s'installer. Les intermédiaires sont reconnaissables à leurs pas pressés. Ils vont d'un vendeur à l'autre. «Dès l'ouverture du marché, ces intermédiaires vous fixent les prix. Ils vous donnent un prix pour vous maintenir dans la fourchette qu'ils désirent jusqu'à la fin du marché. Ils s'entendent entre eux mais je n'arrive pas à savoir de quelle façon», affirme un éleveur qui expose devant lui, enchaînés, une dizaine de moutons et d'agneaux. De son ton, il est aisé de deviner une rancoeur envers les intermédiaires. «Oui, je ne les aime pas du tout. Ils sont comme ces suceurs de sang. Ils se contentent de manger notre pain gagné à la sueur de notre front», tonne-t-il.
La loi de l'offre et de la demande
La messe est dite. Les intermédiaires ne sont pas les bienvenus. Pendant notre discussion avec notre interlocuteur, d'autres citoyens se joignent à la conversation. «Je vous explique clairement ce que font ces intermédiaires. Ils vous vendent une bête à un prix, puis, après six à huit mois d'engraissement, ils viennent vous proposer un prix bas pour la racheter. Si ce n'est pas de la supercherie, alors dites-moi ce que c'est?», explique un jeune éleveur qui ajoute que les intermédiaires ne sont pas des commerçants mais des suceurs de sang. «Dépenser des efforts et de l'argent dans l'élevage d'une bête pour la vendre à ces gens, à un coût plus bas que le prix d'achat, peut-on appeler cela du commerce?», s'interroge un autre éleveur. «Je n'ai pas envie de perdre mon temps à parler de choses superficielles. Allons à l'essentiel. L'Etat doit réguler le marché du bétail. Il doit intervenir face aux intermédiaires. Ils sont en train de nous charcuter», ironise notre interlocuteur. Puis arrive un intermédiaire à qui nous avons posé le problème soulevé par les éleveurs. «C'est du commerce. Personne ne leur enlève leurs animaux de force. Je propose mes prix selon la qualité de l'animal et la situation du marché», explique-t-il. «Non, tu ne dis pas la vérité. Il y a trois mois tu m'as vendu un agneau à 30 000 dinars et là, tu viens l'estimer à 26 000. Donc, je l'ai élevé pour perdre de l'argent», répond un citoyen tenant un mouton par une corde. «C'est le marché qui décide», réplique tout de go l'intermédiaire qui se retourne pour voir un autre vendeur. En fait, cette façon de faire, «illogique», n'est pas en vigueur uniquement à l'intérieur du marché. C'est la pratique en cours même à l'extérieur. «J'ai juré de ne jamais vendre mes bêtes à des intermédiaires même si je dois mourir de faim. Une fois, je me suis bagarré avec l'un d'entre eux parce que j'ai eu le sentiment qu'il me prenait pour un mouton. C'est lui qui m'a vendu la bête qu'il me proposait d'acheter à un prix plus bas», explique un quidam qui affirme qu'il ne va jamais sur les marchés, car ces lieux, dit-il, sont sous le diktat de ces «commerçants».
Les souffrances collatérales des éleveurs
Outre ces difficultés à faire face aux pratiques des intermédiaires, les éleveurs, surtout les petits, trouvent d'autres embûches devant leur volonté d'élargir le troupeau de leurs élevages. «J'ai voulu faire de l'élevage caprin mais il y a des difficultés à commercialiser le lait», explique un éleveur de la commune de Mizrana. Et pour cause, le lait de chèvre n'est pas très demandé par les laiteries et les fromageries, sous prétexte que les chèvres n'en produisent pas régulièrement. Durant l'été, le lait de chèvre est rare, voire introuvable, car elle ne produit pas assez, en raison de l'absence d'herbe verte, ce qui fait que la demande n'est pas importante, à cause de ce vide de plusieurs mois qui n'est pas rentable pour les laiteries et les fromageries», explique-t-il. Il devient ainsi difficile de rentabiliser l'élevage caprin à cause du manque de débouchés pour le lait. Bien que très nutritif, il n'existe pas de marché pour ce lait, pourtant très prisé. Une autre difficulté entrave le développement des filières ovine et caprine. L'ovin nécessite en effet des pâturages pour ne pas rester au stade rudimentaire. Le caractère spécifique de la propriété terrienne dans la région empêche la naissance de grands élevages. Très morcelés, les champs réservés au pâturage ovin et caprin sont minimes et ne suffisent pas au développement d'une filière à même d'impacter l'économie en général. «Nous n'avons pas de vastes territoires nécessaires à l'élevage ovin et caprin. Pour le moment, les moyens financiers et techniques pour ces élevages dont les hangars ne sont pas disponibles. Il faut l'accompagnement des banques», explique un autre éleveur d'Aïn El Hammam. En fait, nos discussions avec les éleveurs ont révélé un phénomène regrettable qui participe grandement à la limitation des capacités de ces filières. La disparition de la transhumance, à l'exception de quelques régions comme à Ouacifs. Un phénomène qu'il faudra endiguer via des mécanismes. «Dans d'autres pays, la transhumance est toujours pratiquée pour l'élevage ovin, car elle a été aidée par les communes, qui oeuvrent à réunir des espaces conséquents dans les montagnes pour les grands regroupements d'animaux pendant de longs mois. Mais chez-nous, nous sommes encore loin de cela», déplore un éleveur d'Ouacifs.
Un retour aux sources
La transhumance, les lainages et les feux volontaires étaient des pratiques parfaitement maîtrisées par les anciens. Toutes convergeaient pour donner l'impulsion nécessaire à l'élevage ovin et caprin. Tout un savoir-faire primordial afin de développer ces filières. «Je me souviens encore que mon grand-père savait allumer le feu dans la forêt environnante et aucun arbre n'était brûlé. Il maîtrisait parfaitement la technique des feux volontaires pratiquée pour permettre aux herbes de pousser en abondance durant l'hiver et le printemps. Nos grands-parents faisaient cela à l'automne», expliquait un homme âgé dans un village de Mizrana. La migration des troupeaux est également en voie de disparition qui atteint hélas, le stade d'irréversibilité. Très importante pour l'élevage ovin, cette pratique n'est plus en usage, à l'exception de quelques cas dans les communes d'Ouacifs, Yakouren et Mizrana. « Je le faisais quand j'étais jeune. Maintenant, ça n'existe plus. On a cru que le développement consistait à abandonner son savoir-faire mais on s'est trompé lourdement.», regrette un éleveur rencontré au marché de Tigzirt où il n'y a plus, d'ailleurs, de vente de bêtes à cause des intermédiaires.

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