Le 29 août 2005, Katrina ravageait La Nouvelle-Orléans, aux États-Unis. Vingt ans plus tard, ses habitants, notamment au sein des communautés noires, souffrent toujours de troubles psychiques.
La Nouvelle-Orléans (États-Unis), reportage
C’était l’été de ses 15 ans. Jamie Harris semble n’en avoir oublié aucun détail: sa mère abasourdie devant le journal télévisé, l’œil du cyclone en grand sur l’écran, sa collection de peluches Winnie l’ourson qu’elle doit abandonner derrière elle, l’évacuation en voiture le ventre vide, le fait de devoir «garder de l’argent pour l’essence», son long parcours d’exil entre la Louisiane, l’Arkansas et la Caroline du Nord. Les nouvelles écoles, les nouveaux profs, les nouveaux camarades de classe…
Le traumatisme de l’ouragan Katrina, elle le résume de la sorte: «Nous avons été arrachés à tout ce que nous connaissions. Notre routine, l’air que nous respirons, nos fêtes, notre culture. Nous avons été jetés dans un endroit où nous n’étions pas les bienvenus, où l’ont se moquait de nous.»
Le 29 août 2005, le cyclone tropical atteint les côtes étasuniennes, causant près de 1.800 morts, 1,5 million de réfugiés climatiques (en Louisiane, au Mississippi et dans l’Alabama), ainsi qu’entre 125 et 160 milliards de dollars (100 et 130 milliards d’euros) de pertes matérielles. À La Nouvelle-Orléans, des dizaines de digues censées prévenir des inondations cèdent, submergeant 80 % de la ville et causant une des plus grandes crises humanitaires de l’histoire étasunienne.
«L’ouragan a été porteur de multiples traumatismes: le deuil de proches, la vue de violences et de scènes de dévastation, la perte de sa maison, l’exil, l’arrachement à sa communauté d’origine», explique la psychologue Chemwapuwa Blackman. «C’est pendant Katrina que mon anxiété a commencé. Quand on marchait dans toute cette eau», se remémore Lucrecia Sturgeon, une sexagénaire aujourd’hui sous traitement médicamenteux.
. La psychologue Chemwapuwa Blackman est cofondatrice du collectif Nola Black Mental Health Matters (« La santé mentale des Noirs compte à La Nouvelle-Orléans »). © Apolline Guillerot-Malick / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Comme près de 25.000 personnes, sa famille et elle ont été confinées pendant plusieurs jours à l’intérieur du Superdome, un stade couvert épargné par les eaux, avant d’être évacuées vers Houston, au Texas. «Il faisait tellement chaud, humide. On arrivait à peine à respirer. J’ai vu des gens mourir. J’étais à bout mentalement. Mais je ne pouvais pas montrer à mes enfants que j’étais en train de craquer, parce qu’on se serait tous effondrés», ajoute-t-elle.
Dans les mois et années qui suivirent l’ouragan, les médecins ont observé une augmentation des troubles anxieux et dépressifs dans la population locale. Et la consommation de substances psychoactives par les sinistrés a fait figure de stratégie d’adaptation. Une étude réalisée en 2011 par l’université du Texas pointait une augmentation de l’ordre de 185 % de la consommation d’alcool en un an.
- Stress post-traumatique, anxiété et dépression
Vingt ans ont passé, mais beaucoup de Louisianais souffrent toujours de troubles psychiques. Selon une enquête statistique publiée en 2019 dans le journal Social Science & Medicine, basée sur des données recueillies lors de trois vagues d’entretiens menées entre 2006 et 2018, si ces séquelles tendent à s’amenuiser au fil des années, 36,8 % des répondants présentaient encore des symptômes de stress post-traumatique ou de détresse psychologique à l’issue du troisième entretien.
«L’un des effets durables du stress post-traumatique, surtout lorsqu’il n’a pas été traité, est l’anxiété. Des symptômes anxieux peuvent réapparaître, notamment pendant la saison des ouragans, ou être ravivés par certains rappels sensoriels comme les fortes pluies», ajoute Chemwapuwa Blackman.
. Les soeurs Lucrecia Sturgeon (à g.) et Aline Sturgeon, qui ont survécu à l’ouragan Katrina, discutent sur le perron de la maison de Lucrecia, dans le South 7th Ward. © Apolline Guillerot-Malick / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Dans la région, le pic de la saison des ouragans s’étend d’août à septembre. «Dès qu’on arrive en août et qu’on commence à penser qu’un autre truc va encore nous tomber dessus, ça fait remonter tous ces souvenirs douloureux. Et on se demande: qu’est-ce qui va se passer cette fois?» confirme Lucrecia Sturgeon.
«On se demande: qu’est-ce qui va se passer cette fois?»
Jamie Harris en a payé le prix à son retour à La Nouvelle-Orléans en août 2021, après des années d’éloignement. Alors qu’elle vient d’acheter une maison, l’ouragan Ida s’abat sur la région et elle est contrainte d’évacuer une seconde fois.
«Je me souviens avoir fait une crise de panique à l’hôtel où nous avons été évacués à Houston. J’ai commencé à avoir des palpitations, j’avais l’impression que l’histoire se répétait, raconte l’agente immobilière, mère de deux enfants, qui vit désormais avec un traitement antidépresseur. Je pensais à ma fille, qui allait traverser ce que j’avais vécu à l’école. Tout est revenu comme une vague, comme si c’était de nouveau l’ouragan Katrina. J’ai tellement peur de transmettre des traumatismes à ma fille.»
. Lire aussi: Ouragans dans l’Atlantique: «La situation est clairement inhabituelle» (A lire sur site ci-dessous)
Selon Lise Van Susteren, psychiatre spécialiste des effets psychologiques du réchauffement climatique et fondatrice de l’Alliance pour la psychiatrie du climat (Climate Psychiatry Alliance), le stress généré par un traumatisme peut en effet «se transmettre de génération en génération de manière épigénétique [par des changements dans l’activité des gènes]».
À plus large échelle, elle estime que le nombre croissant de personnes affectées par la crise climatique risque de «faire exploser un système de santé américain, déjà sous pression et incapable de prendre soin des plus vulnérables». Préoccupée par l’amplification des phénomènes météorologiques extrêmes, notamment les ouragans, elle alerte: «Il n’y a pas assez de Prozac [un antidépresseur] dans le monde pour traiter ce que les gens s’apprêtent à vivre.»
- L’accès aux soins psychologiques entravé
Si la crise climatique n’épargne personne au moment du choc initial, dans le cas de Katrina, deux groupes ont vu leur santé mentale particulièrement mise à mal sur le long terme: «les mères célibataires et les personnes noires», souligne en 2023 une étude de l’économiste Yasin Civelek, portant sur les effets sur la santé mentale des ouragans Katrina et Rita — qui s’est abattu sur la Louisiane un mois après Katrina.
«Culturellement, nous [les Noirs américains] avons cette façon d’être, on ne déballe pas notre vie privée en public. En soi, c’est déjà un obstacle à l’accès aux soins de santé mentale», avance Chemwapuwa Blackman, cofondatrice du collectif Nola Black Mental Health Matters («La santé mentale des Noirs compte à La Nouvelle-Orléans»), qui œuvre pour la sensibilisation, l’éducation et l’accès à la santé mentale pour les personnes noires. Un tabou notamment entretenu par la prédominance dans la profession de psychologues blancs, étrangers aux violences raciales.
. Une parcelle vide est à vendre dans le quartier 7th Ward, à La Nouvelle-Orléans. Ici, de nombreuses maisons ont été démolies par le passage de l’ouragan, mais jamais reconstruites. © Apolline Guillerot-Malick / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Pour la thérapeute, l’ampleur des séquelles laissées dans les communautés noires s’explique principalement par des facteurs économiques: «La situation financière d’une personne est un des déterminants de sa santé mentale. Or il est très difficile de dissocier la pauvreté de la question raciale, car les plus touchées par la pauvreté dans cette ville sont en grande majorité des personnes noires.»
- «On vit encore en plein dans Katrina, tous les jours»
Selon le dernier recensement du U.S. Census Bureau datant de 2025, 30 % de la population noire de La Nouvelle-Orléans vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté: c’est un des effets du racisme systémique hérité de la période esclavagiste. Si cette réalité est invisible quand on parcourt le Vieux Carré, le centre historique aux façades coloniales ornées de balustrades en fer forgé, il suffit de s’en éloigner pour voir des bicoques en ruine, encore recouvertes de «codes-X» — le système d’identification apposé par les secouristes sur les maisons sinistrées vingt ans plus tôt.
Dans le 7th Ward et le Lower 9th Ward, des quartiers où vivent en majorité une population afrodescendante, les routes sont bordées d’éternelles flaques, certaines à peine contenues par des digues de fortune. De nombreux terrains vagues y dentellent le tissu urbain, se dressant à l’emplacement des habitations démolies après Katrina.
. Un terrain en friche dans le Lower 9th Ward. Le quartier a été presque intégralement inondé pendant l’ouragan, et de nombreuses maisons y ont été détruites. © Apolline Guillerot-Malick / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Depuis le perron de sa maison en bois blanc du South 7th Ward, Lucrecia Sturgeon, elle-même Afrodescendante, pointe du doigt son pick-up: «Je ne vais pas mentir. Si un ouragan passait par ici maintenant, je n’aurais pas l’argent pour le faire démarrer. À chaque fois qu’on arrive en juillet, on nous dit toujours de nous préparer. Mais comment on fait pour se préparer quand on vit au jour le jour?»
. Lire aussi: Crise climatique: «Une adaptation pensée en Hexagone, pour l’Hexagone» (A lire sur site ci-dessous)
Depuis peu, peinant à trouver un travail en raison de son handicap, elle a recours à des banques alimentaires pour se nourrir. «On vit encore en plein dans Katrina, tous les jours. C’est la nouvelle réalité de nos vies: juste galérer pour rester à flot.» «À flot.» L’expression s’est infiltrée dans son discours, comme un vestige des inondations.
. 1 à 10: (Voir photos sur sute c-dessous)
Photo: Anselm Maria Smith, une habitante du Lower 7th Ward à La Nouvelle-Orléans, un quartier très durement touché par l'ouragan Katrina. - © Apolline Guillerot-Malick / Reporterre
Voir l'article dans son intégralité avec les illustrations et les articles en annexe: https://reporterre.net/On-vit-encore-Katrina-tous-les-jours-20-ans-apres-l-ouragan-une-douleur-intacte
Par Apolline Guillerot-Malick
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Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Apolline Guillerot-Malick - 29 août 2025
Source : https://reporterre.net/