Au Brésil, dans l’État du Pará, le plus ravagé par la déforestation, des agriculteurs pratiquant l’agroforesterie tentent de restaurer les sols et ramener la biodiversité. Désormais, «la terre est humide, fraîche».
Irituia (Brésil), reportage
À trois heures de route de Belém, à Irituia, les paysages urbains ont laissé la place à la verdure. Mais loin de voir apparaître la luxuriante forêt primaire de l’Amazonie, c’est un visage moins reluisant qui s’offre aux visiteurs: celui des pâturages et des monocultures de palmiers à huile, d’açai et de manioc.
Le Pará est le premier État amazonien du Brésil en matière de déforestation. À Irituia, le phénomène a commencé dès les années 1970 avec la construction de la BR-010 reliant Belém à Brasília, entraînant une déforestation massive en forme d’arêtes de poissons. C’est pourtant là que se constitue aujourd’hui un réseau d’agroforesterie, pour restaurer les sols dégradés, réimplanter un couvert forestier et offrir une alternative durable aux agriculteurs.
. Vicente Cirino Gomes utilise des bombes de graines pour planter plusieurs espèces au même endroit. © Anouk Passelac / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Chez Vicente Cirino Gomes, les choses ont commencé en 2017. Pourtant, dans sa famille, c’est le parcours agricole classique qui prédomine: ses parents cultivaient le manioc en monoculture afin de produire la très appréciée «farinha» (une farine sèche qui sert de condiment à bon nombre de mets brésiliens) et ses frères sont aujourd’hui éleveurs de bétail. Vicente, lui, était parti en ville où, après ses études, il était devenu professeur de chimie. «Mais il me manquait quelque chose qui faisait du sens», dit-il, souriant derrière ses lunettes rectangulaires.
- Imiter la forêt
Après avoir suivi un cours sur la permaculture, ce fut la révélation, le professeur a été pris de passion pour le thème et a voulu transmettre et diffuser ses connaissances au plus grand nombre. «Les cours sont chers alors que ces connaissances appartiennent au peuple», explique-t-il. Il a fondé l’Ivisam, un institut d’agriculture syntropique, pour proposer des ateliers gratuits aux agriculteurs alentour. Aujourd’hui, une vingtaine de personnes a intégré la structure.
Sur ses terres, l’agroforesterie est un art bien développé. Toutes les strates de son système sont occupées par des espèces différentes, qui s’entraident: des rampantes pour fertiliser le sol et le protéger, des grimpantes et des arbres qui servent de tuteur et fournissent de l’ombre indispensable pour apporter de la fraîcheur et maintenir l’humidité. L’idée est d’imiter la forêt.
. Des haricots indispensables à l’alimentation. © Anouk Passelac / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Certaines essences d’arbres produiront des fruits à haute valeur ajoutée (açai, cacao, cupuaçu), d’autres du bois de construction, des plantes fournissent également des produits du quotidien: bananes, haricots, piments, ananas, riz, maïs, etc. L’arrosage se fait au moins une fois par semaine grâce à l’eau de bassins de poissons d’élevage. Le système inclut même l’élevage d’animaux: des poissons, des poules, des cochons et des vaches complètent cet écosystème.
- «Je donne à manger des produits sains à mes enfants»
Son exemple a inspiré plusieurs agriculteurs des environs, dont Luciano Lopes, 34 ans. Ce fils de paysans était parti travailler en ville, l’agriculture conventionnelle ne lui permettant pas de vivre décemment. En entendant parler d’agroforesterie, grâce à Vincent et à un projet offrant un petit investissement [1], il est revenu sur son terrain pour tenter l’expérience. Il ne reviendra jamais en arrière.
«Aujourd’hui, je donne à manger des produits sains à mes enfants, j’ai de quoi vivre, je ne cours plus après le temps pour payer mon loyer et mon alimentation», explique-t-il en faisant visiter sa parcelle sur laquelle se côtoient oranges, ananas, manioc, cacao.
Dans une autre communauté, Lusano Melo Da Silva et Adele, son épouse, ont décidé de laisser la nature faire. En quelques années, les premiers arbres ont dépassé les 2 mètres là où, pendant quarante ans, le bétail pâturait dans une végétation pauvre et aride. Saisissant une poignée de terre, il explique: «Celle-ci est chaude et sèche, elle n’était protégée par rien.» Un peu plus loin, sous une touffe d’herbe, il reproduit son geste: «Ici, la terre est humide, fraîche», dit-il.
. Lusano Melo Da Silva est conscient de la destruction du vivant engendré par l’agriculture conventionnelle. © Anouk Passelac / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Lusano, qui a vu disparaître peu à peu les animaux sauvages de cette région très cultivée, est fier de pouvoir contribuer au retour progressif de la biodiversité. S’il reste à Lusano et Adele encore beaucoup à faire pour améliorer et développer leur système (notamment l’achat de matériel et intrants naturels), le couple sait qu’il peut compter sur la solidarité pour réaliser des travaux collectifs.
- Ambassadeurs
Depuis quelques années, le groupe de recherche-action Refloramaz [2], qui vise à «renforcer la restauration forestière dans les paysages agricoles», a permis de consolider le réseau d’agroforesterie d’Irituia. Entre 2023 et 2025, Adele, Luciano, Vicente et une quarantaine d’autres agriculteurs ont bénéficié d’une formation rassemblant des profils très divers: afrodescendants, Ribeirinhos (communautés de bord de rivières), membres du Mouvement des sans-terre, paysans, autochtones…
«On voulait réunir des visions différentes de l’agroforesterie, relate Émilie Coudel, socioéconomiste du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), qui coordonne le projet. La vision paysanne experte des plantes endémiques, la vision syntrophique spécialiste des plantes dites de service, la vision entrepreneuriale connectée aux marchés, etc.»
Des agriculteurs familiaux côtoient des associations, des personnes sans diplôme s’assoient aux côtés de profils plus lettrés. «Apporter tous ces savoirs au sein d’une université, c’était une grande fierté», commente Ricardo Nascimento, coordinateur de terrain du projet Refloramaz.
. Des tubercules que Luciano Lopes garde précieusement. En cas de pertes de récoltes, il aura cette réserve. © Anouk Passelac / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Au cours de l’année, les échanges de connaissances, notamment au travers de «mutirão», travaux collectifs traditionnels au Brésil, ont permis à chacun de renforcer ses pratiques. Des liens étroits se tissent également entre les participants. «C’étaient des moments forts de partage de savoirs, de valeurs, d’éthique», souligne Émilie Coudel. «On a recréé une famille», salue Luciano Lopes.
Forts de ces connaissances acquises, les étudiants sont devenus des «ambassadeurs» de l’agroforesterie sur leur territoire, pour promouvoir la pratique autour d’eux. «Car la majorité des agriculteurs ici ignorent ce que c’est», confie Vilma Lopes Suares, habitante de la communauté quilombo Santa Teresinha. La quadragénaire, afrodescendante et coordinatrice du service agricole municipal, ne rate pas une occasion pour parler de son petit lopin de terre où il fait bon travailler à l’ombre des plants d’açai et de bananiers.
- Résultats plus qualitatifs que quantitatifs
L’agroforesterie reste tout de même une discipline exigeante qui demande un investissement de départ, une formation constante et de la patience. Vicente a lui-même dû revoir ses attentes à la baisse. «Je voulais des résultats immédiats en matière de production, mais il faut d’abord régénérer les sols», dit-il. Quarante ans de culture de manioc et de pâturages sont passés par là.
«Les résultats de l’agroforesterie sont qualitatifs plus que quantitatifs», analyse Ricardo Nascimento. D’autant que les graves sécheresses de 2023 et 2024 ont tué nombre de jeunes arbres de cacao, açai et cupuaçu, alors qu’il s’agit justement des principales espèces pouvant générer des revenus.
. L’agriculture familiale qui perdure dans la région consiste en la monoculture de manioc. © Anouk Passelac / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Pour Émilie Coudel, une autre limite du système réside dans sa vulnérabilité aux incendies. «Si la parcelle brûle, c’est tout l’investissement qui part en fumée», résume-t-elle. Luciano Lopes a vécu ce problème quand son voisin, agriculteur traditionnel, a réalisé son roçage, le défrichage de la brousse. La sécheresse exceptionnelle de l’an dernier a fait venir le feu sur sa parcelle. Tout s’est embrasé en quelques secondes et Luciano a perdu sa production. «Ce n’est pas qu’au voisin de surveiller son feu, c’est aussi à moi de créer des zones tampons pour protéger mes cultures.»
De l’avis de tous, il manque aussi un bon coup de pouce des pouvoirs publics pour dynamiser la portée de l’agroforesterie, en améliorant par exemple l’état des routes pour faciliter la vente, en finançant du matériel ou multipliant et en formant des techniciens pour intervenir chez les agriculteurs.
Malgré ces contraintes, aucun des «ambassadeurs» de l’agroforesterie ne souhaite revenir en arrière. «Au-delà de la question financière, je crois que cela apporte aussi une chose essentielle: le bien-être, dit Vicente Cirino Gomes. Être en harmonie avec son environnement, avoir une bonne santé et une abondance de nourriture.»
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[L’Amazonie au point de bascule] La plus grande forêt tropicale du monde s’approche dangereusement du point de non-retour, à partir duquel elle pourrait se transformer en savane. Accaparement des terres, agriculture, trafics… À deux mois de la COP30 au Brésil, et après une enquête de sept mois dans sept zones clés, Reporterre fait un état des lieux des difficultés et des projets locaux bâtissant un avenir désirable.
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Notes
[1] L’entreprise française de chaussures Veja proposait alors de planter du « coton régénératif » en agroforesterie pour restaurer les sols. Le projet a finalement été abandonné, car le coton ne s’est pas bien adapté à la région, mais bon nombre de participants ont continué leur système agroforestier.
[2] Porté par deux universités brésiliennes, l’Embrapa (entreprise brésilienne publique de recherches agronomiques) et son homologue français du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique).
Photo: Vilma Lopes Suares, habitante de la communauté quilombo Santa Teresinha, avec une récolte d'açai, pratique l'agroforesterie. - © Anouk Passelac / Reporterre
Pour voir l'article dans son intégralité avec toutes les illustrations et annexes: https://reporterre.net/En-Amazonie-l-agroforesterie-soigne-la-terre-et-les-hommes
Par Anouk Passelac
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Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Anouk Passelac - 7 novembre 2025
Source : https://reporterre.net/