Hugues Falys, paysan belge, mène contre TotalEnergies un procès historique, au nom des champs noyés, des récoltes perdues et des bêtes assoiffées. La justice belge devra trancher sur la responsabilité climatique du géant fossile.
Louvain-la-Neuve (Belgique), reportage
Sous la lumière laiteuse de novembre, les bottes de paille prennent des reflets d’or pâle. Les vaches limousines dans la prairie se frôlent le front, les museaux plongés vers le sol nourricier. À son passage, Hugues Falys fait bruisser les feuilles mortes, mêlant leur parfum à celui de l’humus.
L’agriculteur pousse la porte du verger de la ferme de Lauzelle, propriété de l’université catholique de Louvain (UCLouvain). Rieur, il s’essuie la paume: «Un piaf a visé la barrière!» Une mésange, trop petite pour être coupable, s’enfuit comme une flèche bleue et jaune entre les pommiers.
Ici, la vie foisonne en une paisible mélopée, loin du tumulte du combat qui l’attend, le lendemain, dans les couloirs du tribunal. Mercredi 19 novembre, à Tournai, le paysan belge de 55 ans affrontera TotalEnergies.
«J’ai hâte que ça commence», glisse-t-il, presque en soupirant. Vingt mois se sont écoulés depuis qu’il a déposé plainte, avec Fian International, Greenpeace et la Ligue des droits humains, pour faire reconnaître la responsabilité de la multinationale française dans les calamités que le changement climatique a infligées à son exploitation. La justice belge devra, pour la première fois, trancher la question de la responsabilité climatique d’un géant fossile.
«100 % de pertes»
C’est en 2016 que le dérèglement s’est abattu, littéralement, sur ses champs. Un orage stationnaire a noyé le plateau de Bois-de-Lessines. «Il aurait fallu vider quatre fois le pluviomètre», se souvient-il.
Le ciel est resté noir des heures durant, traversé d’une grêle sans merci pour les fraises qui se paraient alors de leurs premières nuances rosées. «On les voyait rouler sur les chemins, arrachées par l’eau. 100 % de pertes.» Les pommes de terre ont à peine mieux résisté dans la terre lessivée.
Deux ans plus tard, la sécheresse de 2018 brûle les prairies, jaunit les collines. Puis viennent 2020, 2022. «Avant, des sécheresses, on en avait. Mais pas comme ça, ni aussi rapprochées.» Les vaches cherchent l’ombre, les abreuvoirs se vident, et il faut donner aux bêtes le fourrage d’hiver.
«On finit par se résoudre à acheter du foin, de la paille, des sous-produits industriels. Le pire, c’est pas le prix, c’est le stress: et si, à terme, je n’avais plus rien à leur donner?» Sa main gauche soutient son visage incliné.
. «Si ça continue, comment on va tenir?» s’est demandé Hugues Falys après que des calamités climatiques se soient abattues sur sa ferme. © Stéphane Dubromel / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
Il regarde vers les champs: «C’est le gagne-pain de la famille. Alors tu te demandes: si ça continue, comment on va tenir?» Il évoque les nuits blanches, le cerveau en boucle: comment travailler la terre quand le ciel se déchaîne? «Ce qui m’a vraiment tracassé, c’est de me dire qu’on n’en est qu’au début. “Seulement” 1,5 °C de réchauffement.»
L’idée du procès est née d’une rencontre. À Louvain-la-Neuve, des juristes lui parlent d’une action en justice climatique. Ils cherchent un agriculteur capable d’objectiver les dégâts du réchauffement. Ses champs abîmés, les constats officiels du Fonds des calamités, sa ferme en transition agroécologique: tout concourt. Et il a cette aisance à se raconter. «Je me suis dit: si j’y vais pas, qui ira?»
«Si j’y vais pas, qui ira?»
«Dès notre première rencontre, il n’a pas hésité une seconde, se souvient Céline Romainville, coprésidente de la commission Environnement de la Ligue des droits humains. Il avait déjà réfléchi à la crise climatique à travers ses pratiques agricoles. Pour lui, cette action judiciaire s’inscrivait dans la continuité de son parcours. À un moment, il fallait que ceux qui sont principalement responsables réparent les dommages qu’ils ont causés.»
Mais pourquoi TotalEnergies, et pas un autre? En Belgique, ce nom figure sur les factures et les stations-service du pays. Premier raffineur et distributeur de pétrole. «Un quasi-monopole», dit Hugues Falys.
La firme, à contre-courant des recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat et de l’Agence internationale de l’énergie, a annoncé une hausse de 4 % de sa production d’hydrocarbures au premier trimestre 2025.
«Quand on voit les milliards investis dans la prospection et l’exploitation de nouvelles bombes climatiques, poursuit l’agriculteur, on se dit: s’ils mettaient ça dans la recherche pour remplacer le fossile, tout le continent en profiterait.»
- Rejoint par plus de 9 000 citoyens
Avec le Farmer Case, l’affaire a pris une ampleur qu’il n’imaginait pas: plus de 9.000 citoyens l’ont rejoint et, soudain, il se retrouve à être le visage d’un combat planétaire. «Être mis en avant, c’est pas quelque chose qui me plaît, jure-t-il. Mais bon, c’est un dégât collatéral.» Il grimace à l’idée du David contre Goliath qu’on lui prête. Le procès, insiste-t-il, s’est construit «très collectivement», avec juristes, avocats du Progress Lawyers Network, climatologues, agronomes, étudiants… «Tous, ou presque, bénévoles.»
Autour de lui, le monde agricole reste partagé: certains le soutiennent à voix basse, d’autres le raillent, lui reprochant de flatter son ego ou d’attaquer Total tout en mettant du mazout dans son tracteur. On l’a aussi soupçonné de vouloir s’en mettre plein les poches sur le dos du géant pétrolier.
Si la justice reconnaît le préjudice, il ne touchera pourtant pas un centime: les indemnités iraient à Farm for Good, une coopérative qui aide d’autres agriculteurs à se convertir au bio et à l’autonomie. «C’est dans l’esprit», dit-il simplement.
«L’esprit», justement, c’est celui d’un homme qui, depuis trente ans, cherche à rendre son exploitation la plus autonome possible, sans engrais azotés ni intrants fossiles. Un homme pour qui ce procès n’a donc rien d’une rupture.
. La vocation agricole d’Hugues Alys remonte à son enfance, raconte-t-il. Et l’a rapidement menée vers des pratiques durables. © Stéphane Dubromel / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
À Leuze-en-Hainaut, en Wallonie, sa maison d’enfance donnait sur les champs. Son père enseignait le dessin publicitaire, sa mère la gymnastique. À quelques coups de pédale, une ferme et son odeur tiède d’étable. L’enfant passait des heures à regarder les bêtes. «Il a dû se passer quelque chose à ce moment-là.»
Très tôt, avec son frère, il est allé «donner un coup de main»: «On jetait le cartable et on filait là-bas. À 12 ans, j’ai conduit mon premier tracteur. C’était la fête.»
Les foins, le lait chaud, la poussière d’été: «J’ai eu la chance d’avoir des parents très bienveillants, qui n’ont jamais essayé de nous dissuader de devenir paysans.» Il se souvient d’une tante qui trouvait «honteux» de payer des études universitaires pour «finir agriculteur» lorsqu’il passait son diplôme d’ingénieur agronome à l’UCLouvain.
«En 1995, j’ai cessé de labourer»
Il n’a pas dévié. En 1993, à 23 ans, il a repris une ferme à Bois-de-Lessines. Pommes de terre, betteraves, céréales, élevage: une exploitation classique. Mais très vite, le doute. «Le rendement reposait sur les engrais azotés et les énergies fossiles, qui rendaient pourtant les plantes plus fragiles et nous liaient aux pesticides. Je n’étais pas à l’aise avec ces pratiques, qui sont des culs-de-sac à long terme.»
Dans les années 1990, il s’est essayé à l’agriculture de conservation des sols. «En 1995, j’ai cessé de labourer. Les voisins disaient que j’étais fainéant. Mais retourner le sol, c’est détruire sa vie.»
- Agriculture biologique et autonome
Peu à peu, il expérimente: suppression du maïs, autonomie fourragère, prairies temporaires, rotations longues. «J’ai voulu nourrir mes bêtes uniquement avec ce que je produisais.» La ferme est devenue un laboratoire d’autonomie.
En 2016, il a franchi le pas du bio; deux ans plus tard, la certification a été obtenue. «La ferme tournait. Elle était cohérente.» Ce mot revient souvent sous sa langue: cohérence. Le fil rouge d’une vie: produire sans abîmer la terre.
Sa ferme, Hugues Falys a préféré qu’on n’y aille pas. Sa voix se tasse, comme si chaque mot pesait plus lourd que le précédent. Il l’a tenue trente ans, jusqu’à ce que tout se défasse: après la mort du propriétaire, l’un des fils a repris les terres pour les confier à une société de gestion.
En Belgique, ces montages contournent la loi sur le bail à ferme, pourtant censée protéger les agriculteurs. Il suffit de reprendre les parcelles pour une «exploitation personnelle», et une société de gestion remplit cette condition.
. «[La financiarisation de l’agriculture] est un phénomène en plein essor», dénonce Hugues Falys. © Stéphane Dubromel / Reporterre (Voir photo sur site ci-dessous)
«C’est un phénomène en plein essor: la financiarisation de l’agriculture», dit-il. Des contrats annuels, aucune possibilité de se projeter, un modèle tiré vers l’intensif. Ces derniers mois, il a vendu les animaux, le matériel, vidé les étables. «C’est pas gai d’y retourner», euphémisme-t-il.
Heureusement, il a trouvé un emploi sur la ferme expérimentale de l’université catholique de Louvain. «Ils cherchaient quelqu’un pour réorienter la ferme vers la transition: moitié bio, moitié agriculture de conservation. Quand j’ai vu l’annonce, je me suis dit: ça ne se refuse pas.»
«Le modèle doit évoluer»
Ici, il gère cent hectares, organise les rotations, les essais. Il parle du scalpeur mécanique «qui permet de se passer du glyphosate», des prairies temporaires, des tests sur le sorgho, du taux de nitrates mesuré dans les nappes. Les étudiants viennent apprendre à traire, à mesurer, à réfléchir autrement. «Je suis un peu devenu une personne ressource. Quand un prof veut faire un essai, je vois si c’est faisable.»
Il est de toutes les mobilisations, dans les rues de Bruxelles, le gilet bleu de la Fugea sur les épaules, ce syndicat agricole progressiste dont il est l’un des porte-parole. Une organisation qui porte une vision exigeante: sortir des pesticides, rendre l’agriculture plus autonome et plus juste, repolitiser le rapport à la terre. «Un syndicat qui dit à ses membres que le modèle doit évoluer, c’est pas courant. Mais c’est indispensable.»
. Tous les agriculteurs sont à la merci du changement climatique, estime Hugues Falys à la veille du procès. D’où l’importance de le remporter. © Stéphane Dubromel / Reporterre
Ses enfants en ont pris de la graine: l’un de ses trois fils, qui devait reprendre l’exploitation, cultive désormais quelques hectares de fraises, tomates, et légumes. Sa fille travaille dans la dépollution des sols. «Ils sont tous soutenants», dit-il avec fierté.
À la veille du procès, il veut croire que justice sera rendue. Pour eux, pour lui, pour tous les agriculteurs à la merci du changement climatique.
Au moment de poser pour la photo, il partage son envie, simple, de sourire. «La photo qu’on voit partout, c’était le jour du dépôt de plainte. Il drachait [une expression principalement utilisée en Belgique et dans le nord de la France pour dire qu’il pleut très fort], j’étais trempé, je faisais une gueule à faire peur à TotalEnergies! Là, ça me va mieux.»
- Pour Total, une action en justice «pas légitime»
Contactée par Reporterre, TotalEnergies estime que cette action en justice «n’est pas légitime». Selon la multinationale, elle chercherait à faire porter à une seule entreprise «productrice historique de pétrole et de gaz» — représentant «un peu moins de 2 % du secteur» et «non active dans le charbon» — la responsabilité d’un système énergétique construit «depuis plus de cent ans» par les États et les industriels.
TotalEnergies affirme qu’«attribuer une responsabilité individuelle n’a aucun sens» et que «la voie judiciaire n’est pas appropriée pour faire avancer la transition énergétique», préférant «des réglementations ciblées» et «un prix du CO₂».
Après cet article
Justice: TotalEnergies condamné partiellement pour greenwashing
Photo: Hugues Falys, début novembre 2025 à Louvain-la-Neuve. - © Stéphane Dubromel / Reporterre
Pour voir l'article dans son intégralité avec toutes les illustrations: https://reporterre.net/Hugues-Falys-le-fermier-qui-met-TotalEnergies-au-banc-des-accuses
Par Alexandre-Reza Kokabi et Stéphane Dubromel (photographies)
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Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Alexandre-Reza Kokabi et Stéphane Dubromel (photographies) - 18 novembre 2025
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