Algérie - Revue de Presse


Par Mohamed Safar Zitoun
Nous voilà en direction de Médéa. Sur le côté droit de la route, en face du campement militaire, quatre ou cinq militaires sont à plat ventre, leurs fusils dirigés vers la colline d'en face.
Le chauffeur marmonne quelque chose et appuie sur l'accélérateur. Je «m'absente» durant tout le trajet. Mes esprits vont et reviennent à leur gré. Je les retrouve à l'entrée de l'usine familiale. Je descends de voiture, me dirige vers un robinet d'eau et plonge ma tête sous le jet glacé. Je me sens bien. Un air frais traverse ma chemise trempée. Je l'enlève, la jette par terre et me mets à marcher dans tous les sens, sans but, sans raison. Un moment de pure folie. Une «reabsence » totale. Ça dure combien de temps ' Cinq, dix, quinze minutes ' Je ne sais pas. Je dis aux cousins qui m'entouraient de ne pas alerter les vieux et de m'accompagner au domicile de mon frère, le médecin. Un cousin se déplace à l'hôpital pour l'informer que j'étais sain et sauf, lui qui, en tant que responsable des urgences, devait être déjà fort occupé. Chez mon frère, je «refonce» sur un robinet d'eau pour m'asperger le visage. Seule l'eau me réconciliait avec la vie. Ma bellesœur, mise au courant par mes cousins accompagnateurs, maîtrise son émotion et me prend en charge. La nouvelle se propage très vite. «Cinq centimes d'encens suffisent à parfumer une ville», dit le dicton. Le défilé des cousins et amis venus m'exprimer leur affection et comprendre ce qui s'est passé commence. Encore une fois, j'essaye de relater le terrible événement et d'expliquer ce que moi je n'arrivais pas encore à comprendre. De tous les visiteurs, je note l'émotion particulière de mon frère l'architecte. Ses jambes tremblent et son visage est d'une pâleur particulièrement intense. Je m'attends à ce qu'il tombe dans les vaps. Il arrive de Blida et est passé il y a une quinzaine de minutes près de la Golf toujours en feu. On lui avait dit sur place que j'y avais laissé ma peau. J'étais mort calciné dans ma voiture. Sa crise se calme après avoir constaté que j'étais bien vivant. Je m'installe au salon sur le canapé qui fait face à la télé. Ma belle-sœur téléphone à mon épouse pour lui signaler que j'avais décidé, pour raison de panne mécanique, de passer la nuit à Médéa. Je demande à dormir mais ne ferme pas l'œil. Aux infos de 20 heures de TF1 et de France 2 (19 heures en Algérie), le faux barrage occupe une bonne place dans les nouvelles de la journée. Il n'en fut pas de même sur l'Unique. Mon frère, de l'hôpital où il portait les premiers secours aux victimes, appelle son épouse et lui demande si j'étais bien là. Elle confirme et me le passe en guise de preuve. Il venait de recevoir les condoléances de deux personnalités de la ville venues s'enquérir de la situation des victimes. Ces messieurs lui apprenaient ma perte cruelle et celle de mes deux filles. Les cadavres, lui a-t-on dit, ont été trouvées calcinées près de la Golf. En m'entendant au bout du fil, dans une réaction vive de dépit, il balance le mobile en direction des deux personnalités et les convie, avec fureur, de vérifier la prochaine fois leur information, avant tout élan de compassion mal placé. J'étais bien en vie, merci. Mes filles aussi. Certaines autres rumeurs que me rapportent mes visiteurs sont difficiles à avaler. L'une est particulièrement fantaisiste. Elle dit à peu près ceci : «Après m'avoir mis à genoux et ligoté les mains dans le dos, un terroriste tire une balle sur ma gauche puis une balle sur ma droite et me dit : Il ne me reste qu'une balle dans le canon, je vais vous la placer entre les deux yeux. Et il se met à me viser pour exécuter la sentence. C'est le moment que je choisis pour fuir. Le terroriste ne s'attend pas à me voir détaler aussi vite. Il me tire dessus plusieurs fois mais ne m'atteint pas.» John Wayne à Rio Bravo. Une autre rumeur raconte que le chauffeur d'un camion à benne avait trouvé une parade pour se protéger des balles terroristes. Il fit de la benne un inattendu mais efficace bouclier sur lequel venaient ricocher les balles. Il put ainsi traverser le faux-barrage sans problème. J'étais censé l'avoir croisé. A neuf heures du soir, mon frère le médecin se pointe accompagné d'un collègue psychiatre. Je raconte encore une fois mon aventure. En contrepartie, il me met au courant de ce qui s'est passé. Comment les terroristes ont arrêté le bus en se faisant prendre pour des militaires en contrôle de routine. Comment, à peine montés dans le bus, ils mitraillèrent aveuglément les passagers et comment ils y mirent le feu et comment ont échappé à la mort ceux qui se jetèrent à terre pour être très vite recouverts par les corps des morts et des blessés. Il me met au courant de la vingtaine de blessés hospitalisés, hommes et femmes de tout âge, de ceux qui sont morts par balle ou brûlés vifs, de ceux qui ont essayé de fuir, de ceux qui ont pu s'échapper. Je pense, en particulier, au jeune en noir et blanc qui, en sautant du bus, a détourné l'attention du Gosse et m'a permis d'échapper à une mort certaine. Des conseils me sont donnés. Il faut, me dit le psychiatre, tout raconter, aussi souvent que possible, dans les moindres détails, même la couleur des yeux du Gosse, tout ! C'est la meilleure des thérapies. Un traitement de choc m'est prescrit pour une bonne semaine. Je prends immédiatement un double comprimé de la prescription proposée et m'allonge sur le canapé dans l'attente d'un sommeil réparateur. Les médecins repartent vers l'hôpital et le salon est toujours plein à craquer.




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