Algérie

Parution. Fusil d’Octobre : Un roman chargé de surprises



Il s’agit d’un roman chargé de surprises ou plutôt de coups de théâtre si l’on se réfère à la carrière théâtrale de l’écrivain.

La première surprise correspond à une certaine volte-face ou à un détournement de l’action initiale ou, du moins, du sujet annoncé dès l’incipit. Pour commencer, le narrateur nous raconte le bonheur démesuré d’un père qui vient d’avoir un enfant de sexe féminin après cinq garçons issus d’un premier mariage. D’emblée, cette fillette, Romana, semble prédisposée à devenir l’héroïne attestée du roman qui raconterait ses tribulations dans une société patriarcale et sa vie semée d’embûches et de misères. Il n’en est cependant rien car, après 9 chapitres où le narrateur raconte le passé misérable du père Adda, son enfance, son premier mariage et sa rencontre insolite avec la mère de Romana, sa seconde épouse, l’attention du lecteur est attirée par un objet dont l’importance et la signification se mettent à gonfler d’un chapitre à l’autre jusqu’à usurpation totale de la fonction d’héroïne destinée a priori à Romana. « La favorite », fusil-mitrailleur du père Adda est, sans conteste, l’actant le plus important du récit. La seconde surprise se situe, quant à elle, à la clausule du roman. En effet, après un enlisement tragique de la passion du père Adda pour sa favorite, enlisement qui a empoisonné jusqu’à la vie de tous les siens, nous lisons, en même temps que son fils Mouffok, une lettre envoyée par l’organisme onusien qui précise la marque exacte et surtout le lieu où a été fabriqué l’arme : Israël. Ces deux moments privilégiés du roman sont appuyés par une large galerie de portraits aussi étranges que celui du père Adda : sa deuxième épouse Oûali, son fils aîné Mouffok l’instituteur-fossoyeur, le cinéphile Saphir Stoura, le pâtre Youcef Ould Sabounji, le terroriste Skane Djabir, premier mari de Oûali, Ghoulim, l’employé municipal, collègue du père Adda et le fossoyeur de Sid El Ghrib au même titre que Mouffok, Kouider. En Nebèche, sa chienne Maâkouda, son ami de longue date la voyante Zelidja Lambotte et son amante Lolita. Au-delà du choix onomastique qui exige du lecteur une bonne connaissance de la langue arabe et semble, de ce fait, exclure le lectorat non arabophone (presque tous les noms véhiculent un aspect de la personnalité de leurs porteurs respectifs) ou, du moins, l’acculer à se complaire dans l’exotisme qu’il prise tant dans les textes étrangers ; chaque portrait de ces personnages cache une vie chaotique et une existence rendue absurde par les horizons bouchés et l’avenir aussi incertain que ne le laisse présager la vie précaire de tous les jours. L’intervention du fusil-mitrailleur, actant principal du récit, semble agir négativement sur des existences déjà brisées par la misère et les malheurs. Car, Fadhila, si elle a été la compagne de lutte du père Adda, elle n’a pas moins subtilisé la vie à sa première épouse (lors d’une fausse manipulation de l’arme par cette dernière) et la raison et le goût de vivre à ce pauvre vieillard hanté par son charme usurpé. En effet, le gros de la narration porte sur cette obstination du père Adda à vouloir reprendre son arme que les autorités avaient réquisitionnée à la suite de l’accident qui a coûté la vie à sa première femme. L’échec des démarches de ce passionné de Fadhila (c’est lui qui lui a donné ce nom propre : la favorite) correspond, dans l’œuvre, à une descente en enfer, à une désagrégation lente mais sûre. Une désagrégation qui confine, à la fin, à la folie. A l’entêtement du père Adda, correspond l’obstination hideuse et sadique de son compagnon d’armes, devenu adjudant-chef, Lazher Maherzi. Comme son nom l’indique, c’est un homme chanceux qui, après avoir juré fidélité à son ami Adda qui lui a sauvé la vie, il renie totalement ce serment et l’amitié au nom d’un pseudo-devoir patriotique. Cet homme odieux semble incarner plus que la traîtrise dont il a été le sujet, plus même que la bureaucratie qu’il cherche par tous les moyens à pérenniser. Il incarne les régimes arabes à la pensée sclérosée, les patriotes issus du peuple et qui se retournent contre lui sans vergogne. Ce peuple, c’est évidemment le père Adda qui s’acharne à défendre un idéal qu’il place dans sa passion illimitée et insensée (l’arme a pris la place de sa femme à la fois dans ses rêves, donc dans son lit, et dans sa vie de tous les jours) pour Fadhila. Cependant, Fadhila, la favorite, porte-elle, comme presque tous les autres, vraiment son nom ? Si l’on se rappelle son lieu de fabrication et ce faisant, on y voit d’abord une métaphore de l’idéologie sioniste sur les principes de laquelle a été bâti l’Etat d’Israël, la réponse serait « oui ». En effet, l’un des principes les plus importants de cette idéologie stipule que les Israélites sont le peuple que Dieu a élu sur terre et que la Palestine est la terre qu’il leur a promise. Une première lecture de l’œuvre nous fait penser, après le choc de la clausule, que l’auteur a voulu tourner en dérision l’ignorance du père Adda qui incarne les peuples arabes bernés à la fois par leurs dirigeants et les forces colonisatrices. Néanmoins, une lecture plus approfondie nous permet de constater la dimension multiple de cet objet (l’arme) qui incarnerait également cette même terre promise qui, tel un kaléidoscope, condense toute la magie religieuse du monde. N’est-elle pas le berceau de toutes les religions monothéistes et revendiquée comme l’un des hauts lieux saints de chaque communauté religieuse ? Cet idéal auquel s’accroche désespérément le père Adda n’est donc autre que l’honneur usurpé de la patrie, que l’Histoire détournée par certains (les Israéliens), enterrée par d’autres (Mouffok et son ami Goulim : les enfants de la révolution algérienne travaillant dans le cimetière musulman) et exhumée par une troisième communauté (Kouider En Nébèche et compagnie œuvrant dans le cimetière chrétien). A ce propos, il est tout à fait significatif de comparer le sort de Mouffok et celui de son frère Bachir, tous deux travaillant dans les offices post mortem. L’un est en Algérie, l’autre est en Espagne. L’un est instituteur, l’autre n’a pas fini ses études. L’un se heurte à la misère implacable malgré son double emploi d’instituteur et de fossoyeur, l’autre mène la belle vie grâce à son travail dans les pompes funèbres. L’un est accablé par les charges familiales, l’autre ne vit que pour lui-même… Cette figure du fils ingrat correspond en fait, dans l’œuvre, à une autre figure encore plus déroutante. Celle de Kouider En Nébèche, ce voleur de l’Histoire qui entretient des rêves de grandeur en piochant dans les tombes des anciens colonisateurs. Il caresse même le rêve d’écrire un livre sur ces cadavres exhumés. Et voilà que les ignorants prennent la place des véritables intellectuels. Bachir n’a-t-il pas, écrivant à son frère pour l’inviter en Espagne, insisté sur une seule phrase :Viens prendre ta part de ce que le pays ibérique a pris à tes ancêtres. » (p. 66) ? Il s’agit évidemment d’une allusion aux trésors laissés par les Andalous persécutés par le roi d’Espagne, trésors aussi bien matériels qu’intellectuels et artistiques. C’est ainsi que la roue impitoyable du temps et de l’Histoire tourne, écrasant certains et portant d’autres au sommet de la civilisation. Il est, par ailleurs, important de signaler, malgré un aspect fortement métaphorique du texte, l’emprise du réel sur l’auteur. Des questions de l’actualité algérienne sont fortement débattues, surtout celle relative au référendum sur le pardon prôné par le président Bouteflika et se heurtant à une opposition farouche de ceux qui, ayant perdu les leurs, veulent comprendre (c’est le cas du personnage de Manel dont le père, un passionné de philosophie, a été assassiné en emmenant la première fois sa petite fille à l’école. Le choix de ce jour par les assassins est très symbolique). Quelle est enfin la signification de la clausule à la fois choquante et ouverte ? La danse et le chant du père Adda peuvent en effet être interprétés doublement : c’est à la fois le signe d’une délivrance de la chimère de Fadhila et la marque d’une certaine folie qui s’empare du personnage. Ce choc du père Adda correspond peut-être au refus de certains Palestiniens et des peuples arabes de voir ce monstre (l’Etat d’Israël) qui grandit, se nourrit de leur discorde qu’il alimente (que signifie sinon l’existence de cette arme chez un terroriste algérien assassiné par le père Adda ?) et les ravalerait un jour en une bouchée. Cette fin tragi-comique rappelle quelque part la marche inexorable de l’Histoire qui privilégie toujours la loi du plus fort et du plus intelligent fût-il l’être le plus exécrable sur terre. Il sied, à la fin, d’interroger le titre qui semble rappeler la guerre d’Octobre 1973 et la défaite de l’armée arabe aux portes du Sinaï. Depuis, les Arabes n’ont pu vraiment relever la tête. Ce « Fusil d’Octobre » incarne donc ce coup de grâce porté à la conscience collective arabe et toutes les humiliations qui s’en sont suivies.

Bouziane Ben Achour, Fusil d’Octobre, roman, Editions Dar El Gharb, Oran, 2006, 200p.

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