Algérie - A la une

«On assiste à un exode d'une dimension presque biblique des Rohingyas»


«On assiste à un exode d'une dimension presque biblique des Rohingyas»
David Camroux est enseignant-chercheur à Sciences Po Paris et au Centre de recherches internationales (CERI). C'est un spécialiste de l'Asie du Sud-Est reconnu par ses pairs. Il a mené de nombreuses recherches sur cette région du monde : histoire politique, nationalismes, religion, migration, régionalisation, etc. Dans cet entretien, il nous apporte un éclairage important sur les dessous du «nettoyage ethnique» qui se déroule dans l'Etat d'Arakan, appelé aussi Rakhine, au sud-ouest de la Birmanie.Propos recueillis Par Samir Ghezlaoui

Pour décrire ce que subissent les Rohingyas, la presse internationale utilise un tas de qualificatifs. Quand certains parlent de «persécution», d'autres évoquent carrément un «génocide». Quel est le terme le plus juste, selon vous '
Les mots sont importants et, à mon sens, il faut les utiliser avec précaution. Je préfère utiliser l'expression de «nettoyage ethnique», utilisée par le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Le terme «génocide» ne correspond pas à la nature du conflit et à la réalité des faits. Le but des autorités militaires birmanes n'est pas d'exterminer cette population, mais de maintenir cette répression atroce le plus longtemps possible, de telle manière à obliger le maximum de Rohingyas à quitter définitivement le pays. C'est une façon de les chasser par la force en dehors des frontières et de les y maintenir.

Comment expliquez-vous une telle haine '

Pour comprendre le fond du problème, il faut remonter à l'histoire politique de la Birmanie. Alors qu'il y a 135 groupes ethniques reconnus officiellement, les Rohingyas ne sont même pas considérés comme des Birmans. Non seulement ils ne sont pas reconnus comme une ethnie à part entière, mais l'appellation «Rohingyas», elle-même, a été toujours contestée par les bouddhistes, représentant 90% de la population birmane, particulièrement par l'ethnie majoritaire Bama.

Par conséquent, depuis l'indépendance de ce pays, en 1948, ils étaient exclus du récit national par les autorités politiques et ensuite par la junte militaire qui a pris le pouvoir en 1962. Ils sont considérés comme des immigrés illégaux, des «clandestins» bengalais, arrivés dans l'Etat d'Arakan, appelé aussi Rakhine, avec le début de la colonisation britannique dès 1823. Cette région est, en effet, la première conquise par les troupes du Royaume-Uni. Pro-britanniques depuis cette époque et durant toute la Seconde Guerre mondiale, les Rohingyas sont considérés en quelque sorte comme une fabrication coloniale.

D'ailleurs, dès 1941, les leaders nationalistes bouddhistes ? y compris Aung San (père d'Aung San Suu Kyi, ndlr) considéré comme le père fondateur de la nation birmane ? ont soutenu le Japon dans l'espoir d'obtenir l'indépendance. Mais le général Aung Suu finit par changer de position et signe un traité avec les Alliés, en mars 1947. Il commanda alors une guerre contre la présence japonaise en Birmanie. Menant les négociations pour l'indépendance après la fin de la guerre, Aung San aurait déclaré que ses pires ennemis n'étaient pas les Britanniques, mais les Rohingyas.

Ce qui explique en grande partie pourquoi ils étaient complètement marginalisés après l'indépendance. En 1982, l'armée décide de les priver de leur nationalité. Depuis, ils vivent dans leur pays en tant qu'apatrides. Depuis 2010, ils n'ont même plus le droit d'envoyer leurs enfants à l'école ou d'accéder aux hôpitaux publics. Et cela ne dérange pas l'écrasante majorité des Birmans. Dans un aspect de leur croyance cultuelle, ils se considèrent comme les sauveurs de la religion bouddhiste, car ils auraient arrêté l'expansion de l'islam en Asie.

Nous y voilà. Donc, il y a quand même un fond d'intolérance religieuse à cette épuration ethnique '

Oui, certainement. Mais je dirais plutôt qu'il s'agit de la montée d'un certain nationalisme ethno-religieux, qui n'est d'ailleurs pas spécifique aux Bouddhistes. Nous constatons le même phénomène dans d'autre pays asiatiques, en Inde par exemple, où il y a une ascension importante du nationalisme hindou. Pour revenir à la Birmanie, contrairement à ce qui s'est fait dans des pays comme le Viêt Nam, l'Indonésie et l'Algérie aussi, il n'y a jamais eu de véritable union nationale anticoloniale. Cela a contribué plus tard à l'échec de la construction nationale et d'un Etat-nation fort. Dans ce pays, on ne raisonne pas selon la notion de «citoyenneté» mais celles de «races nationales» et de «races non nationales».

La première catégorie concerne à peu près 90% de la population, autrement dit les Bouddhistes. La seconde concerne les ethnies non bouddhistes, comme les Rohingyas et les minorités chrétiennes qui représentent, respectivement, 3% et 6% de la population. Si les chrétiens sont respectés, ce n'est pas le cas des musulmans, y compris ceux qui vivent dans les autres régions de Birmanie. Rangoun est la seule ville où ils s'en sortent bien, exerçant généralement des activités commerciales.

En plus des raisons historiques que nous avons évoquées, il y a effectivement chez les Bouddhistes birmans une vieille rancune contre l'islam, qu'ils estiment comme une religion dangereuse et expansionniste. Avec la fin du régime militaire, la parole islamophobe s'est libérée au même titre que la libération de la parole politique. Saluant le processus de démocratisation du pays, Aung San Suu Kyi évoquait souvent une «libération de la peur». Or, parallèlement à cette libération de la peur, on assiste, depuis 2012, à une libération de la haine contre les musulmans. Les discours du moine bouddhiste extrémiste, Ashin Wirathu, et des membres de son mouvement Ma Ba Tha ont largement contribué à attiser le sentiment de haine contre les Rohingyas. Ils ont fait de l'islamophobie leur cheval de bataille.

Puisque vous venez de l'évoquer, pourquoi Aung San Suu Kyi n'a, jusque-là, pas pris la défense de ses «compatriotes» musulmans '
Trois raisons peuvent expliquer la position de la dirigeante du gouvernement civil birman. D'abord, il se peut qu'elle partage l'avis de la majorité bouddhiste sur le fait que les Rohingyas ne font pas partie de la nation birmane, comme le pensait son père, et qu'au moins une partie d'entre eux soit très violente ; des «terroristes» contre lesquels il faut lutter. Deuxièmement, elle ne veut pas prendre le risque de dresser contre elle son électorat, très favorable à l'«épuration ethnique».

Or, durant tout son combat contre la junte militaire et après son élection à la tête de l'Etat, elle est adulée d'une manière quasi divine. Les bouddhistes l'appellent la «mère Suu», qui se serait sacrifiée pour eux et pour la nation bouddhiste birmane. Donc elle a peur de les heurter et de perdre leur soutien, sachant que durant les élections de 2015, des nationalistes bouddhistes l'ont accusée d'avoir une sympathie pour les Rohingyas. Eventuellement, cédant à cette pression, son parti n'a présenté aucun candidat musulman. Pis encore, son conseiller juridique (l'avocat Ko Ni, ndlr), de confession musulmane, a été assassiné en de janvier dernier par un nationaliste bouddhiste. Troisièmement, elle ne contrôle absolument pas ce qui se passe dans l'Etat d'Arakan, seule région où son parti n'a pas présenté de candidats durant les dernières élections législatives, lesquelles ont été remportées par un parti nationaliste local. Ce sont ces responsables locaux et surtout les militaires qui font ce qu'ils veulent dans le dossier des Rohingyas.

Pourtant, en août 2016, elle a nommé l'ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, à la tête d'une commission sur la situation dans l'Etat d'Arakan !

Merci de m'avoir rappelé ce point important auquel j'allais de toute façon venir. L'intention d'Aung San Suu Kyi derrière cette initiative était de montrer à la communauté internationale qu'elle tenait sa promesse de régler le problème des Rohingyas, même si la commission portait sur la situation générale dans l'Etat d'Arakan. En fait, je pense que c'est la publication du rapport de cette commission, le 24 août, qui a engendré le déchaînement de violence de ces dernières semaines. En effet, un jour après, les autorités militaires faisaient état d'«attaques terroristes», attribuées à l'ARSA (Arakan Rohingya Salvation Army ou l'Armée du salut des Rohingyas d'Arakan, ndlr) dont on ne connaît pas grand-chose. Ce groupuscule rebelle rohingya aurait donc voulu saborder le travail de la commission !

Il y a quand même quelque chose de troublant dans cette coïncidence. Certes, l'appellation Rohingyas a été remplacée par «minorité musulmane» dans tout le rapport de Kofi Annan, mais il contenait 88 recommandations et des propositions, plutôt de bon sens : développement économique, éducation, contrôle des naissances, etc. L'ancien secrétaire général de l'ONU suggérait aussi de donner plus de droits à la minorité musulmane afin d'éviter sa radicalisation, proposant des pistes pour une nouvelle forme de citoyenneté. Il était de ce point de vue très favorable aux Rohingyas. Sans vouloir donner crédit aux thèses de conspirations que je n'aime pas, je me dois de préciser que certaines sources indiquent que ledit document a rendu fou furieux le chef de l'état-major de l'armée et une bonne partie des généraux. L'attaque de l'ARSA était du pain bénit pour ces militaires, trouvant un prétexte pour accélérer la cadence de la répression contre les Rohingyas. Leur argument est que le pays avait subi une attaque terroriste d'un groupe lié à l'Etat islamique, et qu'il fallait donc réagir. Maintenant, les Rohingyas ne sont pas seulement des «étrangers» mais carrément des «terroristes» !

Dans quel but l'armée s'acharne-t-elle contre ces pauvres gens '

Avec la Constitution de 2008, l'armée voulait démocratiser le pays et décida de mettre fin au régime de la junte militaire en 2010, tout en gardant un pouvoir politique très considérable. En plus de 25% de sièges qui leur sont réservés au Parlement, les militaires gardent trois ministères très importants : la Défense, les Affaires intérieures et les Questions frontalières. Ils regardent d'un mauvais ?il certaines positions d'Aung San Suu Kyi et la large victoire de son parti lors des élections de 2015. Avec sa politique intransigeante contre la minorité musulmane, l'armée veut se montrer comme l'unique garant de l'unité nationale et redorer ainsi son blason aux yeux de l'opinion publique qui lui apporte son total soutien. Elle a réussi également à piéger Aung San Suu Kyi. Celle-ci a peur de se couper de sa base électorale tout en provocant de nouveau la colère de l'armée. Cette position de faiblesse l'a poussé peut-être vers une sorte de déni de la réalité, en focalisant sa communication sur la dénonciation d'une campagne de désinformation au lieu d'apporter des solutions concrètes. Mais depuis quelques jours, elle ne peut plus nier la gravité de la situation. Comme le montrent des images satellites, on assiste à un exode d'une dimension presque biblique des Rohingyas vers le Bangladesh.

Et que fait le Conseil de sécurité de l'ONU concrètement pour stopper cette tension, qui peut déraper vers un véritable crime
contre l'humanité '
L'ONU est également piégée par la stratégie extrêmement cynique de l'armée birmane. Elle continue d'expulser les Rohingyas de chez eux et applique la politique de la terre brûlée, en incendiant leurs maisons et leurs villages. Elle fait tout pour les décourager de rester en Arakan. Son but final est de placer l'ensemble de cette population apatride sous la responsabilité de l'ONU sans aucune possibilité de rentrer en Birmanie. C'est pour cela que les militaires refusent que les aides humanitaires soient envoyées dans les zones touchées par les troubles, mais plutôt dans les camps de réfugiés au Bangladesh. Ils ne souhaitent pas améliorer la situation des villages rohingyas, afin de les pousser à l'exil vers les pays voisins. Les autorités birmanes, du moins militaires, sont persuadées que la communauté internationale va s'arranger pour accueillir tous les réfugiés.

Justement, comment réagissent les pays voisins, notamment le Bangladesh qui est directement concerné par l'«exode» dont vous
parlez '

Il faut vraiment saluer la grande humanité dont ont fait preuve l'Etat et le peuple bangladais. Malgré sa pauvreté, ce pays a accueilli et bien traité des centaines de milliers de réfugiés. L'armée essaye tant bien que mal de réduire le flux d'arrivants, car le Bangladesh n'a pas les moyens d'accueillir tous les réfugiés rohingyas, mais surtout pour ne pas encourager la Birmanie à en expulser davantage. Mais les frontières entre les deux pays, délimitées par une rivière (le fleuve de Naf, ndlr), sont difficiles à surveiller. Plus de 370 000 réfugiés sont arrivés aux camps de réfugiés uniquement depuis fin août, sans compter près de 200 000 personnes qui étaient déjà sur place. La Thaïlande et l'Indonésie ont également accueilli une part des flux de réfugiés qui n'ont pas cessé depuis l'automne 2016.

La communauté internationale a les yeux braqués sur le discours d'Aung San Suu Kyi prévu pour aujourd'hui. Que peut-on attendre d'elle '

Elle va essayer de se montrer plus compatissante, mais il ne faut pas s'attendre à de grands changements dans sa position. Elle a vraiment les mains liées et ne peut pas trop se mouiller. D'un autre côté, la communauté internationale n'a pas de plan B à Aung San Suu Kyi comme interlocuteur, car l'alternative serait de faire le choix entre les nationalistes bouddhistes et l'ancienne junte militaire. Personnellement, je pense que la seule pression internationale qui a une toute petite chance d'aboutir est celle de l'Asean (sigle anglais de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, ndlr).

Des pays comme l'Indonésie et la Malaisie, où la question des Rohingyas est devenue une question interne avec des demandes populaires de venir en aide aux «frères de la Oumma», peuvent forcer la Birmanie à accepter une force internationale de maintien de la paix que peuvent constituer des pays à majorité bouddhiste, comme la Thaïlande et le Cambodge, avec des pays à majorité musulmane, comme l'Indonésie et la Malaisie, afin de rassurer les deux communautés. La question économique peut ainsi être décisive comme moyen de pression.

Mais là encore, il est difficile d'anticiper la réaction de l'armée qui, en plus de toutes les raisons que nous avons évoquées, veut absolument garder le contrôle total sur le nord d'Arakan. Même si cet Etat est l'un des plus pauvres, la région occupée par les Rohingyas est très stratégique, car elle est très proche de la mer de Bengale, riche en gaz. Toujours pour des motifs économiques, des grands pays régionaux, tels l'Inde et la Chine (premier investisseur étranger dans le pays, ndlr) continuent à apporter leur soutien à la Birmanie.

David Camroux est enseignant-chercheur à Sciences Po Paris et au Centre de recherches internationales (CERI). C'est un spécialiste de l'Asie du Sud-Est reconnu par ses pairs. Il a mené de nombreuses recherches sur cette région du monde : histoire politique, nationalismes, religion, migration, régionalisation, etc. Dans cet entretien, il nous apporte un éclairage important sur les dessous du «nettoyage ethnique» qui se déroule dans l'Etat d'Arakan, appelé aussi Rakhine, au sud-ouest de la Birmanie.

Propos recueillis Par Samir Ghezlaoui

Pour décrire ce que subissent les Rohingyas, la presse internationale utilise un tas de qualificatifs. Quand certains parlent de «persécution», d'autres évoquent carrément un «génocide». Quel est le terme le plus juste, selon vous '
Les mots sont importants et, à mon sens, il faut les utiliser avec précaution. Je préfère utiliser l'expression de «nettoyage ethnique», utilisée par le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Le terme «génocide» ne correspond pas à la nature du conflit et à la réalité des faits. Le but des autorités militaires birmanes n'est pas d'exterminer cette population, mais de maintenir cette répression atroce le plus longtemps possible, de telle manière à obliger le maximum de Rohingyas à quitter définitivement le pays. C'est une façon de les chasser par la force en dehors des frontières et de les y maintenir.
Comment expliquez-vous une telle haine '
Pour comprendre le fond du problème, il faut remonter à l'histoire politique de la Birmanie. Alors qu'il y a 135 groupes ethniques reconnus officiellement, les Rohingyas ne sont même pas considérés comme des Birmans. Non seulement ils ne sont pas reconnus comme une ethnie à part entière, mais l'appellation «Rohingyas», elle-même, a été toujours contestée par les bouddhistes, représentant 90% de la population birmane, particulièrement par l'ethnie majoritaire Bama. Par conséquent, depuis l'indépendance de ce pays, en 1948, ils étaient exclus du récit national par les autorités politiques et ensuite par la junte militaire qui a pris le pouvoir en 1962. Ils sont considérés comme des immigrés illégaux, des «clandestins» bengalais, arrivés dans l'Etat d'Arakan, appelé aussi Rakhine, avec le début de la colonisation britannique dès 1823. Cette région est, en effet, la première conquise par les troupes du Royaume-Uni. Pro-britanniques depuis cette époque et durant toute la Seconde Guerre mondiale, les Rohingyas sont considérés en quelque sorte comme une fabrication coloniale. D'ailleurs, dès 1941, les leaders nationalistes bouddhistes ? y compris Aung San (père d'Aung San Suu Kyi, ndlr) considéré comme le père fondateur de la nation birmane ? ont soutenu le Japon dans l'espoir d'obtenir l'indépendance. Mais le général Aung Suu finit par changer de position et signe un traité avec les Alliés, en mars 1947. Il commanda alors une guerre contre la présence japonaise en Birmanie. Menant les négociations pour l'indépendance après la fin de la guerre, Aung San aurait déclaré que ses pires ennemis n'étaient pas les Britanniques, mais les Rohingyas. Ce qui explique en grande partie pourquoi ils étaient complètement marginalisés après l'indépendance. En 1982, l'armée décide de les priver de leur nationalité. Depuis, ils vivent dans leur pays en tant qu'apatrides. Depuis 2010, ils n'ont même plus le droit d'envoyer leurs enfants à l'école ou d'accéder aux hôpitaux publics. Et cela ne dérange pas l'écrasante majorité des Birmans. Dans un aspect de leur croyance cultuelle, ils se considèrent comme les sauveurs de la religion bouddhiste, car ils auraient arrêté l'expansion de l'islam en Asie.
Nous y voilà. Donc, il y a quand même un fond d'intolérance religieuse à cette épuration ethnique '
Oui, certainement. Mais je dirais plutôt qu'il s'agit de la montée d'un certain nationalisme ethno-religieux, qui n'est d'ailleurs pas spécifique aux Bouddhistes. Nous constatons le même phénomène dans d'autre pays asiatiques, en Inde par exemple, où il y a une ascension importante du nationalisme hindou. Pour revenir à la Birmanie, contrairement à ce qui s'est fait dans des pays comme le Viêt Nam, l'Indonésie et l'Algérie aussi, il n'y a jamais eu de véritable union nationale anticoloniale. Cela a contribué plus tard à l'échec de la construction nationale et d'un Etat-nation fort. Dans ce pays, on ne raisonne pas selon la notion de «citoyenneté» mais celles de «races nationales» et de «races non nationales». La première catégorie concerne à peu près 90% de la population, autrement dit les Bouddhistes. La seconde concerne les ethnies non bouddhistes, comme les Rohingyas et les minorités chrétiennes qui représentent, respectivement, 3% et 6% de la population. Si les chrétiens sont respectés, ce n'est pas le cas des musulmans, y compris ceux qui vivent dans les autres régions de Birmanie. Rangoun est la seule ville où ils s'en sortent bien, exerçant généralement des activités commerciales. En plus des raisons historiques que nous avons évoquées, il y a effectivement chez les Bouddhistes birmans une vieille rancune contre l'islam, qu'ils estiment comme une religion dangereuse et expansionniste. Avec la fin du régime militaire, la parole islamophobe s'est libérée au même titre que la libération de la parole politique. Saluant le processus de démocratisation du pays, Aung San Suu Kyi évoquait souvent une «libération de la peur». Or, parallèlement à cette libération de la peur, on assiste, depuis 2012, à une libération de la haine contre les musulmans. Les discours du moine bouddhiste extrémiste, Ashin Wirathu, et des membres de son mouvement Ma Ba Tha ont largement contribué à attiser le sentiment de haine contre les Rohingyas. Ils ont fait de l'islamophobie leur cheval de bataille.
Puisque vous venez de l'évoquer, pourquoi Aung San Suu Kyi n'a, jusque-là, pas pris la défense de ses «compatriotes» musulmans '
Trois raisons peuvent expliquer la position de la dirigeante du gouvernement civil birman. D'abord, il se peut qu'elle partage l'avis de la majorité bouddhiste sur le fait que les Rohingyas ne font pas partie de la nation birmane, comme le pensait son père, et qu'au moins une partie d'entre eux soit très violente ; des «terroristes» contre lesquels il faut lutter. Deuxièmement, elle ne veut pas prendre le risque de dresser contre elle son électorat, très favorable à l'«épuration ethnique». Or, durant tout son combat contre la junte militaire et après son élection à la tête de l'Etat, elle est adulée d'une manière quasi divine. Les bouddhistes l'appellent la «mère Suu», qui se serait sacrifiée pour eux et pour la nation bouddhiste birmane. Donc elle a peur de les heurter et de perdre leur soutien, sachant que durant les élections de 2015, des nationalistes bouddhistes l'ont accusée d'avoir une sympathie pour les Rohingyas. Eventuellement, cédant à cette pression, son parti n'a présenté aucun candidat musulman. Pis encore, son conseiller juridique (l'avocat Ko Ni, ndlr), de confession musulmane, a été assassiné en de janvier dernier par un nationaliste bouddhiste. Troisièmement, elle ne contrôle absolument pas ce qui se passe dans l'Etat d'Arakan, seule région où son parti n'a pas présenté de candidats durant les dernières élections législatives, lesquelles ont été remportées par un parti nationaliste local. Ce sont ces responsables locaux et surtout les militaires qui font ce qu'ils veulent dans le dossier des Rohingyas.
Pourtant, en août 2016, elle a nommé l'ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, à la tête d'une commission sur la situation dans l'Etat d'Arakan !
Merci de m'avoir rappelé ce point important auquel j'allais de toute façon venir. L'intention d'Aung San Suu Kyi derrière cette initiative était de montrer à la communauté internationale qu'elle tenait sa promesse de régler le problème des Rohingyas, même si la commission portait sur la situation générale dans l'Etat d'Arakan. En fait, je pense que c'est la publication du rapport de cette commission, le 24 août, qui a engendré le déchaînement de violence de ces dernières semaines. En effet, un jour après, les autorités militaires faisaient état d'«attaques terroristes», attribuées à l'ARSA (Arakan Rohingya Salvation Army ou l'Armée du salut des Rohingyas d'Arakan, ndlr) dont on ne connaît pas grand-chose. Ce groupuscule rebelle rohingya aurait donc voulu saborder le travail de la commission !
Il y a quand même quelque chose de troublant dans cette coïncidence. Certes, l'appellation Rohingyas a été remplacée par «minorité musulmane» dans tout le rapport de Kofi Annan, mais il contenait 88 recommandations et des propositions, plutôt de bon sens : développement économique, éducation, contrôle des naissances, etc. L'ancien secrétaire général de l'ONU suggérait aussi de donner plus de droits à la minorité musulmane afin d'éviter sa radicalisation, proposant des pistes pour une nouvelle forme de citoyenneté. Il était de ce point de vue très favorable aux Rohingyas. Sans vouloir donner crédit aux thèses de conspirations que je n'aime pas, je me dois de préciser que certaines sources indiquent que ledit document a rendu fou furieux le chef de l'état-major de l'armée et une bonne partie des généraux. L'attaque de l'ARSA était du pain bénit pour ces militaires, trouvant un prétexte pour accélérer la cadence de la répression contre les Rohingyas. Leur argument est que le pays avait subi une attaque terroriste d'un groupe lié à l'Etat islamique, et qu'il fallait donc réagir. Maintenant, les Rohingyas ne sont pas seulement des «étrangers» mais carrément des «terroristes» !
Dans quel but l'armée s'acharne-t-elle contre ces pauvres gens '
Avec la Constitution de 2008, l'armée voulait démocratiser le pays et décida de mettre fin au régime de la junte militaire en 2010, tout en gardant un pouvoir politique très considérable. En plus de 25% de sièges qui leur sont réservés au Parlement, les militaires gardent trois ministères très importants : la Défense, les Affaires intérieures et les Questions frontalières. Ils regardent d'un mauvais ?il certaines positions d'Aung San Suu Kyi et la large victoire de son parti lors des élections de 2015. Avec sa politique intransigeante contre la minorité musulmane, l'armée veut se montrer comme l'unique garant de l'unité nationale et redorer ainsi son blason aux yeux de l'opinion publique qui lui apporte son total soutien. Elle a réussi également à piéger Aung San Suu Kyi. Celle-ci a peur de se couper de sa base électorale tout en provocant de nouveau la colère de l'armée. Cette position de faiblesse l'a poussé peut-être vers une sorte de déni de la réalité, en focalisant sa communication sur la dénonciation d'une campagne de désinformation au lieu d'apporter des solutions concrètes. Mais depuis quelques jours, elle ne peut plus nier la gravité de la situation. Comme le montrent des images satellites, on assiste à un exode d'une dimension presque biblique des Rohingyas vers le Bangladesh.
Et que fait le Conseil de sécurité de l'ONU concrètement pour stopper cette tension, qui peut déraper vers un véritable crime contre l'humanité '
L'ONU est également piégée par la stratégie extrêmement cynique de l'armée birmane. Elle continue d'expulser les Rohingyas de chez eux et applique la politique de la terre brûlée, en incendiant leurs maisons et leurs villages. Elle fait tout pour les décourager de rester en Arakan. Son but final est de placer l'ensemble de cette population apatride sous la responsabilité de l'ONU sans aucune possibilité de rentrer en Birmanie. C'est pour cela que les militaires refusent que les aides humanitaires soient envoyées dans les zones touchées par les troubles, mais plutôt dans les camps de réfugiés au Bangladesh. Ils ne souhaitent pas améliorer la situation des villages rohingyas, afin de les pousser à l'exil vers les pays voisins. Les autorités birmanes, du moins militaires, sont persuadées que la communauté internationale va s'arranger pour accueillir tous les réfugiés.
Justement, comment réagissent les pays voisins, notamment le Bangladesh qui est directement concerné par l'«exode» dont vous parlez '
Il faut vraiment saluer la grande humanité dont ont fait preuve l'Etat et le peuple bangladais. Malgré sa pauvreté, ce pays a accueilli et bien traité des centaines de milliers de réfugiés. L'armée essaye tant bien que mal de réduire le flux d'arrivants, car le Bangladesh n'a pas les moyens d'accueillir tous les réfugiés rohingyas, mais surtout pour ne pas encourager la Birmanie à en expulser davantage. Mais les frontières entre les deux pays, délimitées par une rivière (le fleuve de Naf, ndlr), sont difficiles à surveiller. Plus de 370 000 réfugiés sont arrivés aux camps de réfugiés uniquement depuis fin août, sans compter près de 200 000 personnes qui étaient déjà sur place. La Thaïlande et l'Indonésie ont également accueilli une part des flux de réfugiés qui n'ont pas cessé depuis l'automne 2016.
La communauté internationale a les yeux braqués sur le discours d'Aung San Suu Kyi prévu pour aujourd'hui. Que peut-on attendre d'elle '
Elle va essayer de se montrer plus compatissante, mais il ne faut pas s'attendre à de grands changements dans sa position. Elle a vraiment les mains liées et ne peut pas trop se mouiller. D'un autre côté, la communauté internationale n'a pas de plan B à Aung San Suu Kyi comme interlocuteur, car l'alternative serait de faire le choix entre les nationalistes bouddhistes et l'ancienne junte militaire. Personnellement, je pense que la seule pression internationale qui a une toute petite chance d'aboutir est celle de l'Asean (sigle anglais de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, ndlr). Des pays comme l'Indonésie et la Malaisie, où la question des Rohingyas est devenue une question interne avec des demandes populaires de venir en aide aux «frères de la Oumma», peuvent forcer la Birmanie à accepter une force internationale de maintien de la paix que peuvent constituer des pays à majorité bouddhiste, comme la Thaïlande et le Cambodge, avec des pays à majorité musulmane, comme l'Indonésie et la Malaisie, afin de rassurer les deux communautés. La question économique peut ainsi être décisive comme moyen de pression. Mais là encore, il est difficile d'anticiper la réaction de l'armée qui, en plus de toutes les raisons que nous avons évoquées, veut absolument garder le contrôle total sur le nord d'Arakan. Même si cet Etat est l'un des plus pauvres, la région occupée par les Rohingyas est très stratégique, car elle est très proche de la mer de Bengale, riche en gaz. Toujours pour des motifs économiques, des grands pays régionaux, tels l'Inde et la Chine (premier investisseur étranger dans le pays, ndlr) continuent à apporter leur soutien à la Birmanie. S. G.

David Camroux est enseignant-chercheur à Sciences Po Paris et au Centre de recherches internationales (CERI). C'est un spécialiste de l'Asie du Sud-Est reconnu par ses pairs. Il a mené de nombreuses recherches sur cette région du monde : histoire politique, nationalismes, religion, migration, régionalisation, etc. Dans cet entretien, il nous apporte un éclairage important sur les dessous du «nettoyage ethnique» qui se déroule dans l'Etat d'Arakan, appelé aussi Rakhine, au sud-ouest de la Birmanie.

Propos recueillis Par Samir Ghezlaoui

Pour décrire ce que subissent les Rohingyas, la presse internationale utilise un tas de qualificatifs. Quand certains parlent de «persécution», d'autres évoquent carrément un «génocide». Quel est le terme le plus juste, selon vous '
Les mots sont importants et, à mon sens, il faut les utiliser avec précaution. Je préfère utiliser l'expression de «nettoyage ethnique», utilisée par le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Le terme «génocide» ne correspond pas à la nature du conflit et à la réalité des faits. Le but des autorités militaires birmanes n'est pas d'exterminer cette population, mais de maintenir cette répression atroce le plus longtemps possible, de telle manière à obliger le maximum de Rohingyas à quitter définitivement le pays. C'est une façon de les chasser par la force en dehors des frontières et de les y maintenir.
Comment expliquez-vous une telle haine '
Pour comprendre le fond du problème, il faut remonter à l'histoire politique de la Birmanie. Alors qu'il y a 135 groupes ethniques reconnus officiellement, les Rohingyas ne sont même pas considérés comme des Birmans. Non seulement ils ne sont pas reconnus comme une ethnie à part entière, mais l'appellation «Rohingyas», elle-même, a été toujours contestée par les bouddhistes, représentant 90% de la population birmane, particulièrement par l'ethnie majoritaire Bama. Par conséquent, depuis l'indépendance de ce pays, en 1948, ils étaient exclus du récit national par les autorités politiques et ensuite par la junte militaire qui a pris le pouvoir en 1962. Ils sont considérés comme des immigrés illégaux, des «clandestins» bengalais, arrivés dans l'Etat d'Arakan, appelé aussi Rakhine, avec le début de la colonisation britannique dès 1823. Cette région est, en effet, la première conquise par les troupes du Royaume-Uni. Pro-britanniques depuis cette époque et durant toute la Seconde Guerre mondiale, les Rohingyas sont considérés en quelque sorte comme une fabrication coloniale. D'ailleurs, dès 1941, les leaders nationalistes bouddhistes ? y compris Aung San (père d'Aung San Suu Kyi, ndlr) considéré comme le père fondateur de la nation birmane ? ont soutenu le Japon dans l'espoir d'obtenir l'indépendance. Mais le général Aung Suu finit par changer de position et signe un traité avec les Alliés, en mars 1947. Il commanda alors une guerre contre la présence japonaise en Birmanie. Menant les négociations pour l'indépendance après la fin de la guerre, Aung San aurait déclaré que ses pires ennemis n'étaient pas les Britanniques, mais les Rohingyas. Ce qui explique en grande partie pourquoi ils étaient complètement marginalisés après l'indépendance. En 1982, l'armée décide de les priver de leur nationalité. Depuis, ils vivent dans leur pays en tant qu'apatrides. Depuis 2010, ils n'ont même plus le droit d'envoyer leurs enfants à l'école ou d'accéder aux hôpitaux publics. Et cela ne dérange pas l'écrasante majorité des Birmans. Dans un aspect de leur croyance cultuelle, ils se considèrent comme les sauveurs de la religion bouddhiste, car ils auraient arrêté l'expansion de l'islam en Asie.
Nous y voilà. Donc, il y a quand même un fond d'intolérance religieuse à cette épuration ethnique '
Oui, certainement. Mais je dirais plutôt qu'il s'agit de la montée d'un certain nationalisme ethno-religieux, qui n'est d'ailleurs pas spécifique aux Bouddhistes. Nous constatons le même phénomène dans d'autre pays asiatiques, en Inde par exemple, où il y a une ascension importante du nationalisme hindou. Pour revenir à la Birmanie, contrairement à ce qui s'est fait dans des pays comme le Viêt Nam, l'Indonésie et l'Algérie aussi, il n'y a jamais eu de véritable union nationale anticoloniale. Cela a contribué plus tard à l'échec de la construction nationale et d'un Etat-nation fort. Dans ce pays, on ne raisonne pas selon la notion de «citoyenneté» mais celles de «races nationales» et de «races non nationales». La première catégorie concerne à peu près 90% de la population, autrement dit les Bouddhistes. La seconde concerne les ethnies non bouddhistes, comme les Rohingyas et les minorités chrétiennes qui représentent, respectivement, 3% et 6% de la population. Si les chrétiens sont respectés, ce n'est pas le cas des musulmans, y compris ceux qui vivent dans les autres régions de Birmanie. Rangoun est la seule ville où ils s'en sortent bien, exerçant généralement des activités commerciales. En plus des raisons historiques que nous avons évoquées, il y a effectivement chez les Bouddhistes birmans une vieille rancune contre l'islam, qu'ils estiment comme une religion dangereuse et expansionniste. Avec la fin du régime militaire, la parole islamophobe s'est libérée au même titre que la libération de la parole politique. Saluant le processus de démocratisation du pays, Aung San Suu Kyi évoquait souvent une «libération de la peur». Or, parallèlement à cette libération de la peur, on assiste, depuis 2012, à une libération de la haine contre les musulmans. Les discours du moine bouddhiste extrémiste, Ashin Wirathu, et des membres de son mouvement Ma Ba Tha ont largement contribué à attiser le sentiment de haine contre les Rohingyas. Ils ont fait de l'islamophobie leur cheval de bataille.
Puisque vous venez de l'évoquer, pourquoi Aung San Suu Kyi n'a, jusque-là, pas pris la défense de ses «compatriotes» musulmans '
Trois raisons peuvent expliquer la position de la dirigeante du gouvernement civil birman. D'abord, il se peut qu'elle partage l'avis de la majorité bouddhiste sur le fait que les Rohingyas ne font pas partie de la nation birmane, comme le pensait son père, et qu'au moins une partie d'entre eux soit très violente ; des «terroristes» contre lesquels il faut lutter. Deuxièmement, elle ne veut pas prendre le risque de dresser contre elle son électorat, très favorable à l'«épuration ethnique». Or, durant tout son combat contre la junte militaire et après son élection à la tête de l'Etat, elle est adulée d'une manière quasi divine. Les bouddhistes l'appellent la «mère Suu», qui se serait sacrifiée pour eux et pour la nation bouddhiste birmane. Donc elle a peur de les heurter et de perdre leur soutien, sachant que durant les élections de 2015, des nationalistes bouddhistes l'ont accusée d'avoir une sympathie pour les Rohingyas. Eventuellement, cédant à cette pression, son parti n'a présenté aucun candidat musulman. Pis encore, son conseiller juridique (l'avocat Ko Ni, ndlr), de confession musulmane, a été assassiné en de janvier dernier par un nationaliste bouddhiste. Troisièmement, elle ne contrôle absolument pas ce qui se passe dans l'Etat d'Arakan, seule région où son parti n'a pas présenté de candidats durant les dernières élections législatives, lesquelles ont été remportées par un parti nationaliste local. Ce sont ces responsables locaux et surtout les militaires qui font ce qu'ils veulent dans le dossier des Rohingyas.
Pourtant, en août 2016, elle a nommé l'ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, à la tête d'une commission sur la situation dans l'Etat d'Arakan !
Merci de m'avoir rappelé ce point important auquel j'allais de toute façon venir. L'intention d'Aung San Suu Kyi derrière cette initiative était de montrer à la communauté internationale qu'elle tenait sa promesse de régler le problème des Rohingyas, même si la commission portait sur la situation générale dans l'Etat d'Arakan. En fait, je pense que c'est la publication du rapport de cette commission, le 24 août, qui a engendré le déchaînement de violence de ces dernières semaines. En effet, un jour après, les autorités militaires faisaient état d'«attaques terroristes», attribuées à l'ARSA (Arakan Rohingya Salvation Army ou l'Armée du salut des Rohingyas d'Arakan, ndlr) dont on ne connaît pas grand-chose. Ce groupuscule rebelle rohingya aurait donc voulu saborder le travail de la commission !
Il y a quand même quelque chose de troublant dans cette coïncidence. Certes, l'appellation Rohingyas a été remplacée par «minorité musulmane» dans tout le rapport de Kofi Annan, mais il contenait 88 recommandations et des propositions, plutôt de bon sens : développement économique, éducation, contrôle des naissances, etc. L'ancien secrétaire général de l'ONU suggérait aussi de donner plus de droits à la minorité musulmane afin d'éviter sa radicalisation, proposant des pistes pour une nouvelle forme de citoyenneté. Il était de ce point de vue très favorable aux Rohingyas. Sans vouloir donner crédit aux thèses de conspirations que je n'aime pas, je me dois de préciser que certaines sources indiquent que ledit document a rendu fou furieux le chef de l'état-major de l'armée et une bonne partie des généraux. L'attaque de l'ARSA était du pain bénit pour ces militaires, trouvant un prétexte pour accélérer la cadence de la répression contre les Rohingyas. Leur argument est que le pays avait subi une attaque terroriste d'un groupe lié à l'Etat islamique, et qu'il fallait donc réagir. Maintenant, les Rohingyas ne sont pas seulement des «étrangers» mais carrément des «terroristes» !
Dans quel but l'armée s'acharne-t-elle contre ces pauvres gens '
Avec la Constitution de 2008, l'armée voulait démocratiser le pays et décida de mettre fin au régime de la junte militaire en 2010, tout en gardant un pouvoir politique très considérable. En plus de 25% de sièges qui leur sont réservés au Parlement, les militaires gardent trois ministères très importants : la Défense, les Affaires intérieures et les Questions frontalières. Ils regardent d'un mauvais ?il certaines positions d'Aung San Suu Kyi et la large victoire de son parti lors des élections de 2015. Avec sa politique intransigeante contre la minorité musulmane, l'armée veut se montrer comme l'unique garant de l'unité nationale et redorer ainsi son blason aux yeux de l'opinion publique qui lui apporte son total soutien. Elle a réussi également à piéger Aung San Suu Kyi. Celle-ci a peur de se couper de sa base électorale tout en provocant de nouveau la colère de l'armée. Cette position de faiblesse l'a poussé peut-être vers une sorte de déni de la réalité, en focalisant sa communication sur la dénonciation d'une campagne de désinformation au lieu d'apporter des solutions concrètes. Mais depuis quelques jours, elle ne peut plus nier la gravité de la situation. Comme le montrent des images satellites, on assiste à un exode d'une dimension presque biblique des Rohingyas vers le Bangladesh.
Et que fait le Conseil de sécurité de l'ONU concrètement pour stopper cette tension, qui peut déraper vers un véritable crime contre l'humanité '
L'ONU est également piégée par la stratégie extrêmement cynique de l'armée birmane. Elle continue d'expulser les Rohingyas de chez eux et applique la politique de la terre brûlée, en incendiant leurs maisons et leurs villages. Elle fait tout pour les décourager de rester en Arakan. Son but final est de placer l'ensemble de cette population apatride sous la responsabilité de l'ONU sans aucune possibilité de rentrer en Birmanie. C'est pour cela que les militaires refusent que les aides humanitaires soient envoyées dans les zones touchées par les troubles, mais plutôt dans les camps de réfugiés au Bangladesh. Ils ne souhaitent pas améliorer la situation des villages rohingyas, afin de les pousser à l'exil vers les pays voisins. Les autorités birmanes, du moins militaires, sont persuadées que la communauté internationale va s'arranger pour accueillir tous les réfugiés.
Justement, comment réagissent les pays voisins, notamment le Bangladesh qui est directement concerné par l'«exode» dont vous parlez '
Il faut vraiment saluer la grande humanité dont ont fait preuve l'Etat et le peuple bangladais. Malgré sa pauvreté, ce pays a accueilli et bien traité des centaines de milliers de réfugiés. L'armée essaye tant bien que mal de réduire le flux d'arrivants, car le Bangladesh n'a pas les moyens d'accueillir tous les réfugiés rohingyas, mais surtout pour ne pas encourager la Birmanie à en expulser davantage. Mais les frontières entre les deux pays, délimitées par une rivière (le fleuve de Naf, ndlr), sont difficiles à surveiller. Plus de 370 000 réfugiés sont arrivés aux camps de réfugiés uniquement depuis fin août, sans compter près de 200 000 personnes qui étaient déjà sur place. La Thaïlande et l'Indonésie ont également accueilli une part des flux de réfugiés qui n'ont pas cessé depuis l'automne 2016.
La communauté internationale a les yeux braqués sur le discours d'Aung San Suu Kyi prévu pour aujourd'hui. Que peut-on attendre d'elle '
Elle va essayer de se montrer plus compatissante, mais il ne faut pas s'attendre à de grands changements dans sa position. Elle a vraiment les mains liées et ne peut pas trop se mouiller. D'un autre côté, la communauté internationale n'a pas de plan B à Aung San Suu Kyi comme interlocuteur, car l'alternative serait de faire le choix entre les nationalistes bouddhistes et l'ancienne junte militaire. Personnellement, je pense que la seule pression internationale qui a une toute petite chance d'aboutir est celle de l'Asean (sigle anglais de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est, ndlr). Des pays comme l'Indonésie et la Malaisie, où la question des Rohingyas est devenue une question interne avec des demandes populaires de venir en aide aux «frères de la Oumma», peuvent forcer la Birmanie à accepter une force internationale de maintien de la paix que peuvent constituer des pays à majorité bouddhiste, comme la Thaïlande et le Cambodge, avec des pays à majorité musulmane, comme l'Indonésie et la Malaisie, afin de rassurer les deux communautés. La question économique peut ainsi être décisive comme moyen de pression. Mais là encore, il est difficile d'anticiper la réaction de l'armée qui, en plus de toutes les raisons que nous avons évoquées, veut absolument garder le contrôle total sur le nord d'Arakan. Même si cet Etat est l'un des plus pauvres, la région occupée par les Rohingyas est très stratégique, car elle est très proche de la mer de Bengale, riche en gaz. Toujours pour des motifs économiques, des grands pays régionaux, tels l'Inde et la Chine (premier investisseur étranger dans le pays, ndlr) continuent à apporter leur soutien à la Birmanie. S. G.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)