Algérie

Nous avons tous en nous quelque chose de Constantine



Nous avons tous en nous quelque chose de Constantine
Publié le 29.01.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Kennouche Tayeb, sociologue
kennouchetayeb@yahoo.fr

«Car, il y a dans le départ un drame
Que rester ne peut offrir
Mourir divinement en une fois le soir
Et plus aisé que décliner.»
Emily Dickinson

Par les lourdes portes cloutées de ses demeures et l’allure auguste de ses ponts, Constantine est une ville qui, pour la sociologie, pourrait bien être une cité simmelienne. C’est là où le lien social trouve sa meilleure illustration urbaine. C’est une ville où les nombreuses impasses qui la dessinent lui donnent l’air d’être recroquevillée sur elle-même. Comme de véritables moucharabiehs, elles dérobent à la vue du promeneur, non averti, toutes les belles perspectives qu’elle est capable d’ouvrir devant les pas nonchalants de sa flânerie.
C’est une ville joyeuse. Mais prude, elle préfère cacher sa gaieté sous le deuil d'un voile noir. Elle est aérienne même si, parfois, elle donne l’impression d’être souterraine. Elle est troglodyte par ses grottes, ses voûtes et ses tunnels qui, sombres, étroits et courts peuvent rendre possibles les rencontres les plus lumineuses, les plus évasives et les plus furtives. Constantine est une ville vaste et exiguë, à la fois, où le temps se confond à l’espace pour faire germer les métissages les plus réussis.
C’est une ville pudique de ses élégances et muette sur son passé qui fait d’elle l’une des cités les plus vieilles au monde. Elle sait cacher le luxe des ses belles demeures derrière des façades aveugles et lépreuses. Elle sait, également, au cours de ses fêtes, se faire frimeuse, où, avec un raffinement presque ostentatoire, il lui plaît, avec jubilation, de présenter à ses invités le profil le plus citadin que l’on connaît d’elle.
C’est une ville que le printemps n’oublie jamais de parfumer. C’est durant cette saison qu’elle choisit de devenir, agréablement, odorante en transformant les fleurs en aromes. Mais, tout au long de l’année, elle reste, dans ses ruelles, musicale, où la dinanderie, par son tintamarre jovial, donne à la médina sa douce clameur.
C’est une ville de chants et de poèmes qui, depuis longtemps, raconte, aux sons de ses violons pleureurs, les amours contrariés que ses murs anciens continuent d’abriter dans de rares fondouks encore ouverts et dans le secret de ses nombreuses alcôves.
C’est une ville où l’élégance féminine se drape de brocart vert ou grenat sur lequel rosaces et paons, tout en couleurs, sont brodés de fil d’or. C’est une ville aérienne et terrienne qui, malgré la fierté de son air, a toujours su garder ses pieds bien posés sur la terre de son rocher.
Mais, aujourd’hui, c’est une ville qui ne sait plus rien dire d’elle-même, avec la saveur de son accent qui, comme elle, s’effiloche et se désagrège. Elle continue chaque jour de tomber en ruine. Et depuis que, sans pudeur, ses gravats s’étalent aux pluies, aux vents et au soleil, elle habite, comme une gueuse, ses vieilles ruelles où plus personne ne la verra, un jour, revenir se promener comme une reine numidienne.
Comme certaines villes de chez nous, Constantine a cessé d’être maîtresse chez elle, depuis qu’elle assiste, impuissante, à la disparition des espaces où elle a habité, depuis des millénaires, à la façon d’une riche héritière. C’est désormais dans ses nombreuses périphéries qui surgissent, toujours, plus loin du lieu où elle est née que, dans le silence, meurt, peu à peu, son souvenir auprès de ses anciens habitants qui ne savent plus comment, un jour, lui revenir.
Même si les belles demeures cossues des grandes familles sont, aujourd’hui, sans pudeur, couchées démembrées par terre à souffrir du gel, du froid et de la chaleur, Constantine reste majestueuse. Elle contemple à ses pieds, qui ne la portent plus comme naguère, le vol toujours serein et tranquille de ses corbeaux.
Cette ville funambule qui, entre ses différents ponts, ne tient plus que sur un fil, risque de se retrouver au fond de son Rhummel si aucun filet protecteur ne viendra la protéger. Jamais cette ville ne manquera un jour de beauté. C’est, bien souvent, notre regard qui se trouve dans l’incapacité de la voir.
Jamais Constantine n’a eu un jour à faire, pour elle-même, le rêve d’être une ville. Mais, généreuse et magique, elle a réalisé ce rêve à beaucoup de celles et ceux qui l’ont habitée pour la tromper, sans retenue, avec d’autres villes proches ou lointaines.
Aujourd’hui, Constantine s’écaille de partout. Ses agréables couleurs s’effacent une à une. Elle se trouve, aujourd’hui, dans le gris de sa vie. Le crépuscule qu’elle porte, désormais, lourd, sur les rares et frêles maisons qui tiennent encore debout rend vaines les aubes qui se levaient lumineuses pour égayer la blancheur de son visage. Tous ses traits sont, aujourd’hui, barbouillés de la teinte caverneuse et fripée de son rocher.
Constantine fut, en effet, une belle cité. Labyrinthique et sauvage, elle avait le secret d’offrir à ses visiteurs de profondes promenades desquelles ils en sortaient envoûtés par l’atmosphère doucereuse de ses mystères. Ecrivains, poètes, peintres et chanteurs n’ont point été avares pour lui rendre l’hommage qu’elle méritait d’avoir. Pourtant, Constantine n’a jamais cherché à plaire. C’est une très vieille dame, toujours respectable, qui, aujourd’hui, muette, poursuit, sans plainte, son naufrage dans lequel sombrent, avec elle, des bouts de nous-mêmes.
Si elle n’a plus toute sa mémoire, Constantine a su conserver entière sa dignité pour se dérober des derniers regards tardifs qui, compatissants, cherchent à se porter sur elle. Depuis qu’elle s’est trop défaite, trop décousue, trop déchirée, trop effilochée, elle refuse de se laisser voir ou de se faire photographier dans cette déchéance à laquelle sa naissance ne pouvait l’avoir destinée.
En lambeaux, elle se détache d’elle-même pour tomber en gravats. Elle sait qu’elle ne donne plus aucune image glorieuse de son passé depuis que le vide qui l’a, toute sa vie, encerclée a fini par l’avaler. Sur tous ses tessons, ses décombres et ses fragments, elle affiche, dans une grande indifférence, sa liquidation.
A l’heure actuelle, elle n’offre d’elle que des espaces saccagés, brisés, éventrés, désertés et des restes misérables d’anciennes demeures massives hantées par des herbes folles, les chats et le silence. Entre les interstices de ce désastre, des enfants s’aménagent, quelquefois, des terrains vagues où, à la volée, ils épandent de tristes éclats de vie par le plaisir bruyant qu’ils ont à taper sur un ballon bondissant. En cessant de se ressembler, Constantine ne ressemble à plus rien.
Des rues pétrifiées de sa médina exsangue se dégage la vision d’une ville qui ne s’arrête pas de mourir. Constantine est une ville stoïque. Elle trouve utile cette longue agonie qui lui permet, dans la lenteur, de creuser, avec soin, sa propre tombe et de s’enterrer, sans l’aide de personne, sous les pavés d’un lieu qui, un jour, lui avait servi de berceau.
Constantine est une ville discrète. A petits râles étouffés, elle s’éloigne chaque jour davantage des regards aveugles trop occupés à contempler les jolies cités qui, ailleurs, sont très bien entretenues par celles et ceux qui savent élégamment les habiter. Constantine est une ville oubliée, abandonnée dans cette solitude où toute forme de pudeur devient pathétique. Elle étale ce qui reste de sa vieille nudité aux pluies des hivers et au soleil de tous les étés.
Même déchue, elle reste, comme ses ponts, suspendue au ciel. C’est de cette façon qu’elle exprime sa dernière volonté de vouloir s’accrocher à quelque nuage voyageur qui la vêtira de la blancheur d’un linceul volant pour lui faire habiter le firmament à la manière d’une étoile filante.
Constantine est une ville magnanime. Elle a choisi de s’en aller sans laisser derrière elle la moindre trace du crime dont elle fut la victime. Mais reconnaissante, elle ne se souviendra que de celles et de ceux de ses habitants qui sauront, pendant longtemps, la raconter pour la perpétuer. C’est dans cette mémoire vivante qu’elle trouve sa véritable sépulture.
Si on n’aime rien, rien ne nous manquera. C’est parce que j’aime cette ville, qu’elle me manque déjà.
K. T.

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