Algérie - Actualité littéraire

Mohamed Abdallah Écrivain, à L'Expression «Feraoun a fasciné notre imaginaire collectif»



Mohamed Abdallah Écrivain, à L'Expression «Feraoun a fasciné notre imaginaire collectif»
Mohamed Abdallah est l’un des plus jeunes et brillants écrivains algériens. Originaire de Tlemcen, il a publié quatre romans. À la veille de la commémoration de l’anniversaire de l’assassinat de Mouloud Feraoun, dont il est un grand admirateur, il décortique son œuvre.

L'Expression: Peut-on connaître les raisons qui vous font dire que Les Chemins qui montent est, selon vous, le meilleur roman écrit par un écrivain algérien?
Mohamed Abdallah:En gardant à l'esprit la dimension fluide et subjective d'une telle appréciation, je pense que Les Chemins qui montent porte la quintessence de l'écriture de Mouloud Feraoun. On retrouve un portrait à la fois profondément humain et sans concession de la société algérienne en général et kabyle en particulier, telle qu'a pu la rencontrer l'auteur, des personnages aux aspirations et aux tourments si réels qu'ils semblent extraits de nos vies plutôt que forgés par l'imagination de l'auteur. Tout cela participe de la magie de l'écriture Feraounienne, et je trouve que ce roman l'incarne à la perfection, jusque dans le destin tragique de son héros malheureux. C'est en quelque sorte le point culminant, après La Terre et le Sang, de la retranscription par Feraoun de sa réalité, de sa lecture des problématiques qui la traversent, le tout avec une maestria littéraire qui ne peut laisser indifférent.

Selon vous, parmi toutes les qualités d'écrivain qu'a Mouloud Feraoun, quelle est celle qui confère le plus de puissance à ses romans?
Voilà une tâche ardue, car mettre une qualité à l'honneur nous fait courir le risque de négliger les autres! Mais si je devais n'en retenir qu'une, ce serait l'exceptionnelle qualité d'empathie montrée par Mouloud Feraoun tout au long de son oeuvre littéraire. Empathie intrinsèque à l'auteur, d'abord. Empathie envers ses propres personnages, ensuite, et qui nous est inéluctablement transmise au fil des pages. C'est cette capacité créatrice qui nous permet d'entrer si facilement dans le monde concocté par Mouloud Feraoun, de le faire nôtre à notre tour.

Certains trouvent que le style de Mouloud Feraoun est trop simple et ne représente pas vraiment la manière d'écrire d'un écrivain de grande littérature, quel est votre avis à ce sujet?
Il faudra leur demander s'ils pensent la même chose d'Hemingway, pas vraiment connu pour l'ornementation excessive de ses phrases! Mais pour vous répondre plus directement, je ne pense pas qu'on puisse reprocher à Feraoun la simplicité apparente de son style. Je pense au contraire que c'est une force de son écriture, qui lui permet d'atteindre des vérités profondes avec une grande économie de mots. Ce phrasé limpide est loin d'être dépourvu de beauté, au contraire, il est porteur de sa propre élégance, nous invite à poursuivre notre réflexion par ce qu'il suggère autant que par ce qu'il décrit. Ceux qui s'entêteraient à le critiquer à ce sujet me semblent prisonniers d'une approche étriquée de la littérature. Il y aura toujours des tendances momentanées dans la critique littéraire: j'ai mentionné Hemingway tout à l'heure, mais à l'autre extrême un Dickens a pu se voir porter aux nues par les critiques avant d'être dénigré par certains pour sa profusion de mots, la fameuse «prose violette» qui alourdirait ses romans. Ces attaques adressées à Dickens constituent, avec celles envers Feraoun, les deux versants d'une même pièce: une préférence superficielle pour des styles génériques, au détriment d'une étude plus profonde de l'apport de chaque écrivain. On a le droit de ne pas apprécier un auteur, mais le juger sommairement selon des critères aussi éphémères ne me paraît pas pertinent.

On catégorise aussi, parfois, les romans de Mouloud Feraoun, surtout Le Fils du Pauvre, dans la catégorie des romans Jeunesse, êtes-vous de cet avis?
Je pense qu'il faut, ici, distinguer deux aspects. Mouloud Feraoun parle-t-il à la jeunesse? Oui, sans aucun doute. Ce n'est pas un hasard si ses écrits ont fait entrer des générations entières d'enfants et d'adolescents algériens dans le monde de la littérature, que ce soit par l'intermédiaire de lectures scolaires ou par celui d'explorations plus personnelles. Son oeuvre est d'une beauté accessible; elle ne rebute pas, ne prend pas non plus de haut, invite au contraire à s'immerger davantage dans le monde construit par l'auteur. Cette qualité est centrale pour piquer la curiosité des jeunes lectrices et lecteurs Mais cela signifie t-il qu'il faut résumer l'oeuvre de Feraoun à cet aspect, en l'enfermant dans une catégorie Jeunesse aux contours par ailleurs incertains? Absolument pas. Car une autre force de l'écriture feraounienne est sa capacité à se révéler et à se renouveler incessamment, comme si elle mûrissait au même rythme que le lecteur. Au fur et à mesure que celui-ci prend de l'âge, chaque détail des romans de Feraoun lui apparaîtra sous un jour nouveau, enrichi à l'aune de ses propres expériences.

Pourquoi, d'après vous, Mouloud Feraoun est, à ce jour, l'un des écrivains maghrébins les plus lus?
Il y a d'abord les qualités évoquées plus haut: l'accessibilité de son écriture, sa faculté de donner vie à un pan entier de la société maghrébine. Ses écrits ont pris une place éternelle dans notre imaginaire collectif, et sont un refuge de tendresse pour beaucoup d'entre nous. Il y a aussi la portée de son engagement, la puissance de son souhait de voir une vie meilleure et plus digne échoir à ses compatriotes. On sent encore, aujourd'hui, la puissance de ces revendications, qui n'ont pas fini de faire frémir nos peuples. Qu'un auteur qui a payé de sa vie ses prises de position soit populaire de nos jours, cela ne m'étonne guère.

Pouvez-vous nous parler de son roman-culte Le Fils du Pauvre d'abord en tant que lecteur, mais aussi en tant qu'écrivain?
J'ai d'abord trouvé en ce roman une lecture transformative, prenante au fil des pages, mais aussi riche d'enseignements. De cette expérience est née une autre série de réflexions, cette fois-ci en tant qu'aspirant romancier. Il n'aura échappé à personne, en effet, que Le Fils du Pauvre est un roman intensément personnel, en grande partie autobiographique, montrant les progrès précaires réalisés par un jeune homme tentant d'échapper à la misère de ses aïeux, sans pour autant les rejeter en aucune manière. Voilà que, de cette structure, émerge une histoire dans laquelle on s'aventure avec une facilité déconcertante. Tenter de saisir les ressorts d'un tel mécanisme est une tâche passionnante pour un écrivain, et c'est une des raisons pour lesquelles je prends toujours un immense plaisir à revenir aux oeuvres de Feraoun

Qu'avez-vous à dire sur Mouloud Feraoun dans la description qu'il fait des villages kabyles et de ses personnages?
Il nous a fait aimer la Kabylie, et c'est d'une certaine manière le coeur de ses romans. Il donne à voir les us et coutumes de sa région, sans pour autant tomber dans la naïve peinture d'images d'Épinal. C'est même l'universalité des thèmes abordés qui sous-tend ses récits, quand bien même ceux-ci demeurent une plongée fourmillante de détails dans la Kabylie du XXème siècle. La vie austère, mais qui s'accroche obstinément à ses repères, les enjeux quotidiens qui ne quittent jamais les personnages et se transforment parfois en angoisse, leurs tentatives de trouver le bonheur jusqu'au milieu des plus grandes épreuves et le découragement qui, parfois, les gagne... autant d'enjeux qui continuent de résonner à travers les lieux et les époques et qui nous montrent combien la vie ancienne dans ces villages, au-delà de ses aspects pittoresques, regorge d'enseignements pour qui se donne la peine de la découvrir.

Y a-t-il un écrivain algérien ou étranger dont le style et la façon de décrire s'approchent de ceux de Mouloud Feraoun ou bien est-il unique en son genre?
J'ai cité tout à l'heure Hemingway dont le style d'écriture partageait la sobriété élégante de celui choisi par Feraoun. Il y a également des auteurs algériens, de Dib à Djebar, qui ont narré leur Algérie avec une grande portée. Mais, en définitive, je crois que le mélange de sincérité, de virtuosité et de justesse, tout simplement, dont a fait preuve Mouloud Feraoun tout au long de son parcours, est unique et lui assure une place à nulle autre pareille dans notre littérature.

Mouloud Feraoun est aussi un analyste, surtout dans son Journal, n'est-ce pas?
C'est, en effet, une autre force fondamentale de Mouloud Feraoun. Par sa plume, il s'est battu pour notre dignité. Il ne se contente pas de donner vie au monde qui l'entoure et de l'interpréter avec une sincérité poignante: il porte également un regard lucide sur les bouleversements de son époque. Feraoun a été témoin de la fin d'un monde qui se croyait éternel, de la naissance d'un autre qui peinait encore à s'affirmer, et il a montré une remarquable capacité d'analyse d'un tel contexte. Sa voix dans cet écrit est juste, déterminée sans céder à l'hystérie qui, pourtant, menaçait en ces années sanglantes. Feraoun ne perd jamais le cap qu'il s'est fixé, l'espoir de voir naître un monde moins injuste et dur envers les plus démunis, moins absurdement violent aussi.
À travers cet écrit, on découvre Feraoun plus directement que jamais, sans le miroir déformant que ses oeuvres de fiction conservent nécessairement, même dans leurs parties les plus autobiographiques. On a face à nous un homme, algérien, résolu autant que résigné à ne pas abdiquer devant la barbarie aveugle qui se déchaîne autour de lui. Dans un registre différent, mais qui n'en est pas moins admirable, il représente à mes yeux une figure tout aussi fondamentale pour notre histoire que les pères fondateurs de l'Algérie moderne.
Le fait qu'il ait fini par succomber à la lâche brutalité du colonialisme agonisant ne rend ses propos que plus amèrement prophétiques. Quelque part, ce sont aussi ces textes qui nous rendent sa disparition encore plus douloureuse et tragique qu'elle l'est en soi. Le jour de son assassinat, l'Algérie n'a pas seulement perdu l'une des plus belles plumes de son histoire, mais aussi l'un de ses fils les plus sages et les plus courageux.
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