Algérie

Les oubliés de l'histoire


Par Selim Saâdi,
moudjahid, chef de bataillon, chef de région militaire, colonel en retraite, ancien ministre.
J'ai voulu, dans ce texte, à travers l'évocation du rôle joué par le capitaine Benabdelmoumen, tenter d'exhumer de l'oubli ceux qui, comme lui, ont donné le meilleur d'eux-mêmes à l'Algérie, que ce soit durant la période héroïque de la guerre de Libération nationale ou après, en contribuant à l'effort d'édification nationale. J'ai voulu également souligner que si certaines actions ont pu porter leurs fruits à une période déterminée, c'est parce qu'il y a eu symbiose entre la pertinence de la démarche globale et la qualité des acteurs chargés de sa mise en œuvre.
Cela a permis, durant les dernières années de la guerre de Libération, malgré l'affaiblissement de la lutte armée à l'intérieur, à l'Algérie combattante de se doter d'une force avec laquelle l'ennemi devait compter. La force armée, dont l'Algérie disposait aux frontières, constituait pour l'ennemi une menace qu'il devait contenir en maintenant un important dispositif défensif. L'impossibilité pour lui de régler militairement le conflit l'amènera, contraint et forcé, à envisager une solution politique. Il finira par s'apercevoir qu'il avait en face de lui la majorité des Algériens. Le peuple algérien s'était emparé de la Révolution. Plus rien ne sera plus jamais comme avant. Le processus de libération était devenu irréversible. L'immense travail accompli par les moudjahidine dans les épreuves dotera l'Algérie d'un noyau d'armée ancré à la terre et au peuple, solide et naturellement préparé aux évolutions qualitatives dont l'expression actuelle est l'ANP. Je souhaite que nos jeunes historiens se penchent, à l'occasion de l'année du cinquantenaire, sur les actions exemplaires menées par l'Algérie combattante dans les domaines de la diplomatie, de la santé, des transmissions ou encore dans celui de l'aide aux mouvements de libération. La préparation patiente, assidue aux tâches du «day after» a permis à l'Algérie d'être immédiatement debout lorsqu' a retenti le glas pour «l'Algérie française». Nous commémorons cette année le cinquantième anniversaire de l'indépendance. Le peuple algérien peut être fier de ce qu'il a accompli. Peu importe les vicissitudes de l'histoire, la victoire finira, tôt ou tard, par être au rendez-vous. Les nations qui se sont forgées dans les épreuves ne meurent jamais.
S. S.
A l'occasion de la récente rencontre (fin mai 2012) organisée conjointement par les ministères de la Défense nationale et des Moudjahidine pour traiter du thème «De l'ALN à l'ANP» à laquelle je fus convié, je n'ai pas pu m'empêcher de me remémorer certains événements, tandis que j'écoutais les exposés des intervenants. Les acteurs de ces événements sont, bien entendu, des hommes qui, pour le sujet qui nous intéresse, ont tous eu le mérite d'avoir participé à cette grande épopée que fut la guerre de Libération, chacun selon ses possibilités et ses contraintes. Si certains d'entre eux ont été souvent cités à travers des témoignages parus çà et là, d'autres ayant joué pourtant des rôles majeurs ont sombré dans l'oubli. Qu'il me soit permis, à l'occasion du cinquantième anniversaire de notre indépendance d'évoquer l'un de ceux qui ont tant mérité de la patrie, le moudjahed Abdelhamid Benabdelmoumen. Le futur capitaine Abdelhamid Benabdelmoumen a vu le jour au début des années 1920 dans la commune de Toudja (Béjaïa), dans une famille de notables, considérée et respectée pour sa piété et sa charité. Après une enfance studieuse dans l'est du pays, il fit partie, durant la Seconde Guerre mondiale, de la première promotion d'élèves officiers de l'école de Boussaâda (M'sila) qui venait d'ouvrir ses portes aux jeunes d'origine maghrébine (Tunisie, Algérie, Maroc). La France, après la débâcle de 1940, était alors sous occupation nazie. Pour reprendre le combat aux côtés de ses alliés, elle fit appel à des troupes essentiellement nord-africaines. Elles constitueront la 2e armée. L'Ecole d'officiers de Boussaâda fut mise à contribution. C'est ainsi que les élèves de cette promotion dont faisaient partie le futur capitaine Benabdelmoumen, ainsi que deux de ses camardes, Mohamed Zerguini et Mohamed Boutella (qui plus tard combattront au sein de l' ALN) participeront, comme simples combattants aux campagnes de Tunisie et d'Italie (1943) et ensuite de France, d'Allemagne et d'Autriche (1944). La guerre finie, leurs études achevées, ils furent promus sous-lieutenants. Après quoi, ils furent engagés dans les opérations d'Indochine qui prirent fin après la défaite de Dien Bien Phu (mai 1954). Affectés dans les forces françaises stationnées en Allemagne, alors que se déroulait la lutte de Libération en Algérie, le capitaine Benabdelmoumen et un certain nombre d'officiers algériens signèrent (été 1957) la pétition dite «Déclaration des 51», laquelle dénonçait la guerre faite au peuple algérien et exigeait que lui soit reconnu le droit de disposer de son destin. Beaucoup d'entre eux furent arrêtés et inculpés d'atteinte à la sûreté de l'Etat. Libérés au cours du premier semestre 1958, non sans qu'on ait tenté à les amener à résipiscence, la majorité d'entre eux choisit, à travers diverses filières, de rejoindre les bases du FLN-ALN en Tunisie ou au Maroc. Entre-temps, la famille Benabdelmoumen connaîtra un drame terrible avec l'assassinat du père, caïd à Toudja, qui pourtant apportait son aide à l'ALN. Ceux qui l'ont tué cette nuit-là étaient ses invités ! Ferhat Abbas, parent par alliance des Benabdelmoumen (sa nièce était mariée à maître Ali Benabdelmoumen, frère du capitaine), évoquant ce drame dans ses écrits, raconte qu'il avait interrogé plus tard, à ce sujet, un grand responsable de cette région sur le motif de cet assassinat. Il eut cette étrange réponse : «Le caïd Benabdelmoumen avait trop d'influence sur la population locale.» Avoir de l'influence et la mettre au service de l'Algérie est donc un crime ! Ce terrible traumatisme n'ébranla en rien les sentiments patriotiques des Benabdelmoumen, qui continuèrent à servir avec abnégation la cause qu'ils plaçaient au-dessus de tout. Noblesse oblige ! Nombreuses sont les familles qui ont subi pendant la Révolution de telles épreuves. Sachant que les méprises sont le lot de toute révolution, la majorité d'entre elles les surmonta avec courage et dignité.
Benabdelmoumen sur les lignes Morice et Challe
Affecté au cours de l'automne 1958, avec plusieurs autres jeunes officiers ayant fait les écoles de guerre françaises, par Belkacem Krim, auprès de l'état-major Est (COM), placé sous le commandement du colonel Mohamedi Saïd, dit si Nacer, j'ai rencontré pour la première fois Benabdelmoumen. Certains d'entre nous tout comme Benabdelmoumen avaient connu la prison ou les arrêts de forteresse pour leur engagement militant. Nous étions chargés, en sus de diverses missions ponctuelles, d'engager une réflexion sur la question devenue préoccupante du franchissement des barrages fortifiés mis en place par l'ennemi sur des centaines de kilomètres entre 1957 et 1958. Cette version algérienne de la fameuse ligne Maginot, construite par les Français entre les deux guerres le long de la frontière avec l'Allemagne, avait pour but d'isoler les wilayate de l'intérieur des bases logistiques de l'ALN installées sur le sol de nos voisins tunisiens et marocains. Si notre mission était plus tôt généraliste et s'inscrivait dans le long terme, le capitaine Benabdelmoumen, homme d'expérience, avait été chargé par le ministre des Forces armés, en personne, plus spécialement d'une évaluation technique urgente du dispositif ennemi, pour faire «un état des lieux» et proposer d'éventuelles solutions. Le colonel Nacer dirigea le capitaine Benabdelmoumen sur le PC de Abderahmane Ben Salem (ancien sous-officier, vétéran, tout comme Benabdelmoumen, de la Seconde Guerre mondiale et du conflit indochinois). Bensalem, chef de la zone 2 de la base de l'Est, homme de grand courage, ayant une connaissance pratique des obstacles mis en place par l'armée ennemie, comprenant l'importance de la mission, décida de s'y associer personnellement. Sa parfaite connaissance du terrain allait se révéler précieuse. De retour au PC de Ghardimaou, après avoir effectué sa périlleuse tournée avec succès, le capitaine Benabdelmoumen, les traits tirés par la fatigue, les vêtements grouillant de vermine (dont il s'empressa de se débarrasser et de bruler) se mit à nous raconter la grande épreuve que seuls son passé d'homme de guerre (il en avait vu d'autres) et ses convictions patriotiques lui ont permis de surmonter. C'est donc accompagné du capitaine Bensalem et d'une escorte composée de maquisards aguerris, presque tous natifs de la région, qu'ils passèrent de nuit la première ligne. Ils avaient placé des câbles de dérivation pour pouvoir couper les fils sous tension sans donner l'alerte. L'ennemi, qui avait découvert, malgré cela, les traces de leur franchissement, les prit en chasse. Ils parviennent à le semer en utilisant les feintes éprouvées des maquisards et purent rejoindre, après moult péripéties, le massif boisé des Beni Salah. De là, ils se portèrent vers la deuxième ligne (Morice) pour compléter leurs renseignements. Le peu de ravitaillement stocké dans des caches discrètes leur permit de subsister. Malgré la traque sans répit dont ils furent l'objet, ils purent accomplir entièrement leur mission et regagner sains et saufs leur base de départ ! Benabdelmoumen, tout à sa joie d'avoir réussi son «expertise» des fortifications françaises, donnant ainsi à ses compagnons l'occasion de constater ce dont il était capable, ne s'attendait certainement pas à «l'accueil » qui allait lui être réservé par le colonel Nacer. J'ai assisté à la scène. J'eus, ce jour-là, l'illustration désolante des conséquences malheureuses qui résultent des heurts de deux forts caractères quand aucun des protagonistes ne veut céder d'un iota de ce qu'il pense être son bon droit. Le capitaine Benabdelmoumen, qui venait de vivre des jours éprouvants, voulait réserver la primeur de son compte rendu à Belkacem Krim, l'homme qui l'avait mandaté. Le colonel Nacer ne l'entendait pas de cette oreille. L'incident, d'abord verbal, dégénéra. Benabdelmoumen se vit mettre aux arrêts. Nous étions, nous jeunes officiers qui avions du respect pour les deux hommes, consternés par la scène à laquelle nous avons assisté. Le capitaine Benabdelmoumen ne tint aucune rigueur à si Nacer de sa… rigueur, démontrant sa propension intelligente à tout relativiser.
Rappel de la situation des combattants de l'ALN stationnés sur la bande frontalière algéro-tunisienne
La mise en place des barrages électrifiés rendant les mouvements des moudjahidine de plus en plus problématiques, notamment d'Est en Ouest, a fait que des milliers d'entre eux se trouvèrent immobilisés dans leurs cantonnements. N'ayant pas pris la juste mesure de l'importance du dispositif mis en place par l'ennemi pour isoler les combattants des wilayas de l'intérieur de leurs bases d'approvisionnement en territoire voisin, le commandement tenta, au printemps 1958, un franchissement en force. Il se solda par un échec. Cette opération, qui engagea plusieurs bataillons de l'ALN dans la région de Souk-Ahras, n'avait pas tenu compte que l'affrontement direct ne pouvait profiter qu'à l'ennemi. Sa puissance de feu et ses moyens étant infiniment supérieurs aux nôtres, on revint, contraints et forcés, à la guérilla, pour entretenir chez l'ennemi un climat d'insécurité permanent. En attendant des opportunités pour rejoindre leurs wilayas d'origine, les combattants provenant des wilayas de l'intérieur étaient regroupés dans des camps de fortune. On s'efforçait à les occuper en leur dispensant quelques rudiments d'instruction militaire. La base de l'Est au Nord, et les Zones V et VI de la Wilaya I limitrophes du territoire tunisien, continuaient à mener sporadiquement des actions de harcèlement sur les implantations ennemies.
Effort de reprise en main de ces forces par le ministère des Forces armées, fin 1958 début 1960
Dès son entrée en fonction et s'appuyant sur un staff au sein duquel il intégra des officiers professionnels, le ministre des Forces armées entreprit une action de grande envergure destinée à transformer cet ensemble hétéroclite en force organisée, disciplinée, motivée, capable de donner un nouveau souffle à la lutte armée. Il développa le réseau des centres d'instruction et de formation encadrés soit par des officiers et des sous-officiers issus des rangs de l'armée française et rompus pour bon nombre d'entre eux au métier des armes, soit diplômés des écoles du Moyen-Orient. Le transfert, parfois d'autorité, de milliers de combattants, jusque-là en attente dans des bases-vie, sur ces centres et écoles où ils seront soumis à un entraînement intensif, ne se pas fait sans grincements de dents. Leur formation achevée, ces hommes seront intégrés dans des unités nouvelles, bien encadrées, mieux équipées et affectées dans des nouveaux secteurs opérationnels, où elles reprendront le combat. C'est dans cette optique que le capitaine Benabdelmoumen se verra confier la direction du centre d'instruction de «Mellegue» au début du printemps 1959. J'y serai moimême affecté comme officier instructeur. J'avais avant cela partagé mon temps entre différentes missions ordonnées par le colonel Nacer, dont la plus significative reste la formation de formateurs de servants de lance-roquettes antichar modernes. A l'école des cadres du Kef, j'assurerai des cours dans toutes les disciplines. Dès mon arrivée à Mellegue, je me suis vu confier la tâche, avec le sous-lieutenant Ahmed Aggoune qui tombera au champ d'honneur, à la tête d'un bataillon en janvier 1960, de former les cadres du futur bataillon Didouche-Mourad, en cours de constitution au lieu-dit Garn Halfaïa. Cette unité, dont le commandement fut confié au lieutenant Slimane Hoffman, (officier chevronné, ancien d'Indochine), constituait le nouveau prototype que le ministère des Forces armées voulait progressivement généraliser. Je signale au passage que parmi les futurs cadres de ce bataillon que nous eûmes, le sous-lieutenant Ahmed Aggoune et moi-même à former, sous la conduite du capitaine Benabdelmoumen, se trouvait l'actuel général de corps d'armée Gaïd Salah. Je garde de lui le souvenir d'un jeune stagiaire, dynamique, volontaire et très assidu.
Fin du printemps 1959, entraînement et mise sur pied du 9e bataillon, baptisé «Amirouche» au camp de Mellegue
Le processus de mise sur pied de nouvelles unités, appelées à l'époque bataillons autonomes, s'intensifia dès la fin du printemps 1959.C'est ainsi que les éléments de la Zone V Wilaya I furent répartis sur les camps de Mellegue et Garn Halfaïa (ce dernier fut confié au sous-lieutenant Abdelmadjid Allahoum) ceux de la zone VI, Wilaya I, furent regroupés dans un camp implanté au Djebel Hambli (hauteurs de Tébessa) placé sous les ordres du commandant Azzedine Zerari, qui venait de rejoindre la Tunisie, avec pour adjoint le capitaine Mohamed Boutella. Enfin, les éléments de la Zone III de la base de l'Est, furent regroupés dans un camp nouvellement aménagé dans un massif forestier appelé Biranou sous le commandement du capitaine Mohamed Zerguini. Pour revenir au camp de Mellegue où je me retrouvais de nouveau avec le capitaine Benabdelmoumen, je me suis vu confier la formation des cadres du futur 9e bataillon autonome, baptisé «Amirouche» (rebaptisé plus tard 19e Bataillon) tandis qu'un autre officier prenait en charge la formation de la troupe. Nous étions assistés de moniteurs, dont un bon nombre était sorti de l'Ecole des cadres du Kef.Sous la houlette du capitaine Benabdelmoumen, l'instruction fut menée rondement et on pouvait voir s'opérer la transformation radicale des unités de l'ALN. Les hommes, dont la majorité était d'origine rurale, découvraient l'ordre et le progrès. Cela ne pouvait que servir leur engagement militant en leur donnant confiance en leurs possibilités. Le processus de rénovation fut conforté par l'arrivage (été 1959) d'une cargaison d'armes livrée sous emballage flambant neuf étiquetée «made in USA». L'arsenal impressionnant comportait toute une panoplie allant des pistolets automatiques jusqu'aux armes semi-lourdes : canons sans recul de 57 mm et 75 mm, mortiers de 60 mm et 81 mm, mitrailleuses de 12,7 mm, fusilsmitrailleurs, carabines et lance-roquettes antichar (bazooka). C'était un don de nos frères irakiens après la chute de la monarchie et la proclamation de la République sous la présidence du général Abdelkrim Kacem. Pour nous, qui disposions d'un équipement hétéroclite composé essentiellement d'armes de la Deuxième Guerre mondiale, cet arrivage était un don du ciel. Ainsi, à sa sortie du camp de Mellegue, le 19e bataillon «Amirouche» se trouvait doté du même type d'armes que les unités d'infanterie des armées qui faisaient partie de l'OTAN (ou de ses prolongements sur d'autres continents). Nous étions vêtus de tenues et possédions des matériels de campement d'origine US, acquis par les nôtres à partir de surplus américains. Pour l'anecdote, lors de notre déplacement du centre de Mellegue, habillés comme les soldats d'une armée de l'OTAN, équipés d'armes modernes et suivis par une colonne de mulets portant un lourd barda vers le secteur opérationnel où nous devions nous déployer, nous suscitions l'étonnement des populations tunisiennes qui avaient peine à croire que c'étaient des hommes de l'ALN qui défilaient ainsi devant eux. Cette unité qui faisait mouvement dans un ordre parfait était l'illustration des changements qu'était en train de connaître l'armée algérienne.
Bilan des actions entreprises par le ministère des Forces armées durant l'année 1959
L'année 1959 a été une période charnière qui amorça résolument la mutation progressive du conglomérat des forces existantes en nouvelles unités, plus homogènes et militairement plus efficaces. L'ennemi l'a ressenti douloureusement sur le terrain, lorsque son dispositif le long des barrages fut soumis aux attaques incessantes de nos troupes. Ses blindés payèrent le prix fort dès que les lance-roquettes entrèrent en action. Seule ombre au tableau, le problème du franchissement des barrages (en dehors d'infiltration de petits commandos) qui rendait l'approvisionnement des wilayas de l'intérieur, de plus en plus difficile. Au lendemain des travaux du Conseil national de la révolution (dernier trimestre de l'année 1959), Krim Belkacem ordonna une autre action de passage des lignes fortifiées. Ayant participé à cette action, en tant que chef de bataillon chargé de faciliter le franchissement, j'en ai relaté le déroulement dans un article paru sur El Watan en 2011. Cette opération se solda par un échec, l'ennemi bien renseigné, la contra à l'aide de puissants moyens. Nos pertes furent minimes grâce à notre excellente organisation sur le terrain.
Réuni à Tripoli en fin d'année 1959, le CNRA décide de réviser son approche sur la conduite de la lutte armée
Les débats houleux au sein du CNRA, qui ont duré plusieurs semaines, ont débouché, entre autres décisions, sur les suivantes.
1- La création d'un comité de guerre avec :
- Krim Belkacem, désormais ministre des Affaires étrangères ;
- Abdelhafid Boussouf, ministre de l'Armement et des Liaisons générales ;
- Abdellah Bentobal, ministre de l'Intérieur.
Ce comité avait pour tâches essentielles de fournir en amont toute la logistique aux forces combattantes, d'assurer leur protection extérieure et de renforcer l'action diplomatique à travers tous les continents.
2- La création d'un état-major général avec pour missions :
- La mise en condition de l'ensemble des forces armées ;
- l'optimisation de leur emploi ;
- leur soutien moral et logistique.
Premières mesures prises par l'état-major général : Sitôt installé, début janvier 1960, au PC de Ghardimaou, siège de l'ancien COM, l'EMG prit un train de mesures qui provoqua un électrochoc bénéfique chez les combattants, avec notamment :
- La restauration de la discipline dans les rangs des unités de l'ALN. Certaines unités qui avaient mal vécu les changements intervenus en I959 avaient connu un flottement dans le commandement et une certaine «grogne». Ceux qui avaient déserté leur nouvelle unité, pour réintégrer leurs structures d'origine, furent traduits devant le tribunal militaire qui prononça à l'encontre des principaux responsables quelques peines capitales. L'ordre et la discipline furent vite rétablis ;
- la création au sein de l'état-major d'un bureau technique (composé d'officiers chevronnés) pour préparer les plans d'action du commandement, tant en matière opérationnelle que logistique ;
- la nomination d'un intendant général chargé de pourvoir aux besoins des troupes en vivres, habillement, campement et autres accessoires (en dehors de l'armement et des munitions). La tâche fut confiée au capitaine Moussa, organisateur hors pair et travailleur infatigable. Il avait fait ses preuves à la frontière ouest ; - la confirmation au poste de la santé militaire du docteur Mohamed-Seghir Naccache, connu pour sa compétence et son dévouement ;
- le maintien au bureau de l'armement et des munitions du sous-lieutenant Hamou Bouzada, cet ancien saint-cyrien, discret et méthodique, pourvoyait, à partir de son réseau d'entrepôts d'armes et de munitions, sur ordre du commandement, les unités de combat ;
- la désignation d'un commissaire politique général, chargé de la sensibilisation des combattants (militants en armes, avant tout) par l'élévation continue du niveau de conscience politique ;
- la nomination d'un directeur général de l'instruction (DGI) en la personne du capitaine Benabdelmoumen qui allait désormais coiffer l'ensemble des écoles et centres d'instruction. C'était dans ces creusets qu'allait se forger la ressource humaine destinée à renforcer notre potentiel de combat. Tout en engageant ce train de mesures, l'EMG entreprit de tester la combativité des troupes déployées le long des frontières. Il ordonna aux unités de mener des attaques dans leurs secteurs respectifs avec pour objectif de détruire des tronçons de la ligne dite «Challe» en rapportant comme «preuve» les supports des barbelés ou des câbles sous haute tension. Il désigna des officiers observateurs qui devaient consigner le déroulement de ces actions et en faire rapport. Le hasard a voulu que le capitaine Benabdelmoumen fut le superviseur pour le terrain d'action du 9e bataillon «Amirouche », dont j'étais le chef. Il put, à partir d'une hauteur, suivre le déroulement des combats qui furent d'une extrême violence. Malgré le déluge de feu auquel nous fumes soumis, nos actions furent couronnées de succès, puisque nous parvînmes à détruire bon nombre d'engins blindés et ramener une bonne moisson de piquets. En professionnel de la guerre, le capitaine Benabdelmoumen apprécia ces faits d'armes, d'autant plus qu'il a largement contribué à forger cet instrument de combat qu'était le 9e bataillon «Amirouche». L'état-major compléta les mesures précitées par la création de deux zones opérationnelles -Nord et Sud- en les dotant chacune d'un organisme de commandement. La première, placée sous le commandement du capitaine Ben Salem (assisté de 3 adjoints), coiffait l'ensemble des unités stationnées entre la Calle (El-Kala) et le sud immédiat de Souk-Ahras. La deuxième, placée sous le commandement du capitaine Salah Soufi (assisté de 3 adjoints), coiffait les troupes stationnées entre le sud de Souk Ahras et Negrine. Ainsi, l'ensemble des structures opérationnelles d'instruction et de logistique était mis en place dès le début du deuxième trimestre 1960.
La pleine mesure du capitaine Benabdelmoumen, responsable de la DGI
La tâche titanesque (à l'instar de celles de ses autres collègues précités), que Benabdelmoumen s'apprêtait à entreprendre, comprenait trois volets principaux :
1- Faire face aux besoins en cadres et en hommes de troupe des unités combattantes existantes, désormais soumises au même schéma organisationnel ;
2- répondre, en parallèle, aux besoins des écoles et centres d'instruction en encadrement pédagogique et administratif pour être en phase avec la mission qui lui était assignée. Il faut dire qu'en plus des formateurs produits par son propre appareil, il y a eu l'apport continu de cadres provenant soit des rangs de l'armée française soit des écoles du Moyen-Orient ;
3- satisfaire aux demandes en cadres et en hommes de troupe pour les unités nouvellement mises sur pied, notamment celles hautement spécialisées destinées à l'appui feu, les fameuses CLZ (Compagnies lourdes zonales). Dotées d'armes semi-lourdes : canons sans recul de 75 mn, mortiers de 81 mn, mitrailleuse autre anti-aérienne de 12,7 mn et lourdes : canons sans recul de 107 mn, mortier de 120 mn et, vers la fin de la guerre, de puissants canons de 85 mn et d'obusiers de 122 mn, elles feront des merveilles aux côtés des autres unités de l'ALN ;
4- quand la «machine» de formation mise en place par Benabdelmoumen atteignit sa vitesse de croisière, au cours de l'été 1960, on vit se multiplier les visites, principalement au camp de Mellegue, qui avait pris de l'extension, du colonel Houari Boumedienne, seul ou en compagnie de ses adjoints, pour assister à la cérémonie officielle de sortie de nouvelles unités. Les images (qu'on a eu l'occasion de voir parfois dans des archives filmées ou photographiques), de ces hommes rangés impeccablement derrière leurs armes lourdes, reflétaient le nouveau visage de nos forces combattantes. L'ordre, la cohésion et le savoir mis au service de la conviction patriotique faisaient la force de l'ALN. Mais combien de ces héroïques combattants n'allaient pas connaître le fruit de leurs sacrifices. Pour avoir participé avec mon unité aux nombreuses opérations appuyées par les CLZ, notamment celles de la zone nord, commandées respectivement par Khaled Nezzar, Mokhtar Kerkeb et Abdelmalek Guenaïzïa (actuel ministre délégué à la Défense nationale), je sais ce qu'ont consenti tous ces hommes. Que ceux qui sont tombés en martyrs reposent dans la paix du seigneur !
Main ferme et cœur d'or
A ces qualités professionnelles qui se traduisaient avec une certaine fermeté, le capitaine Benabdelmoumen ajoutait d'indéniables qualités humaines. Il le prouvait en permanence en se souciant des conditions de vie matérielles et morales de ses hommes. Il saisissait toutes les occasions pour renforcer leur valeur de combattants et de militants. Lui-même en était l'incarnation vivante. «On n'enseigne pas ce qu'on sait, on enseigne ce qu'on est», a dit un grand humaniste. Ainsi, derrière une apparence austère, cet officier d'élite cachait une âme sensible et généreuse. J'ai eu à le constater, lorsqu'apprenant mon évacuation sur un hôpital frontalier tunisien, suite à une grave blessure à l'abdomen, je le vis aussitôt accourir à mon chevet. Il avait auparavant rendu visite à tous les blessés algériens qui avaient participé, comme moi, à la grande offensive qu'avait lancée l'EMG sur toute la frontière. Accompagné des docteurs Mourad Taleb et Abbas Boudraâ, qui n'avaient cessé d'opérer depuis 48 heures, il s'inquiétait de l'état de santé de chacun, distribuant les bonnes paroles aux uns et aux autres. Ces deux médecins, ardents militants de la lutte de Libération (avec tant d'autres, qu'on ne peut pas tous citer) ont été d'un dévouement admirable. Tous étaient pétris de la même pâte. J'avais, avec les autres blessés, reçu la visite du commandant Slimane-Kaïd Ahmed, homme au grand cœur et chef d'une trempe exceptionnelle. Il exprima chaleureusement ses félicitations pour les faits d'armes de mon unité, qui avait atteint son objectif, en investissant le poste ennemi, faisant des prisonniers et récupérant des armes. Lors de ma convalescence à Tunis, fin décembre 1960, le capitaine Benabdelmoumen m'a fait la gentillesse de m'inviter à une cérémonie familiale dans l'appartement de son frère, Ali Benabdelmoumen. Grande fut ma surprise de rencontrer là le président Ferhat Abbas, accompagné de ses fidèles compagnons, le docteur Ahmed Francis et Maître Ahmed Boumendjel. Le repas se passa dans une bonne ambiance, égayée par les mots d'esprit qu'échangeaient ces éminents personnages qui ont été à l'origine de notre éveil militant. Il va sans dire, qu'ayant dans mon jeune âge eu les Abbas comme voisins, je gardais un souvenir ému du plus illustre d'entre eux.
Un destin contrarié
Le capitaine Benabdelmoumen, qui avait, comme on vient de le voir, joué un rôle prépondérant dans le développement de nos forces combattantes, n'a pas malheureusement été payé en retour, comme tant d'autres, d'ailleurs. Homme de caractère, ayant son franc-parler, il s'attira des inimitiés qui lui valurent son éloignement vers le début 1962. Il fut nommé représentant militaire dans la nouvelle instance magrébine, issue de la conférence de Tanger, siégeant, si je ne me trompe, dans cette ville. Je dois à la vérité de dire que le colonel Boumedienne, qui l'avait vu à l'œuvre, le tenait en haute estime. Houari Boumedienne avait fini par céder aux pressions de certains membres de son entourage, eux-mêmes abusés par des gens malintentionnés. C'est malheureusement cette engeance (infiniment minoritaire) qui a continué à sévir des décennies après l'indépendance, s'en prenant à des hommes comme le capitaine Benabdelmoumen et ses frères de combat de la même origine professionnelle. Quelle plus grande preuve de patriotisme peut-on donner quand on renonce à ses acquis sociaux, à son confort et sa tranquillité, à la sécurité matérielle de ceux qu'on a en charge, pour s'impliquer corps et âme dans la lutte de Libération avec tout ce que cela comporte comme risques, misères et souffrances. Les éminents services rendus par beaucoup de moudjahidine ont été passés à la trappe. Personne n'a trouvé grâce à leurs yeux, y compris le grand Abbane Ramdane. Pour Benabdelmoumen et pour tous les authentiques héros de notre grande guerre de Libération dont les noms et le souvenir ont été à dessein effacés, l'histoire, tôt ou tard, séparera le bon grain de l'ivraie.


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