Algérie - Amine Zaoui

Les Gens du parfum d'Amin Zaoui, (Roman) - Éditions Le serpent à plumes, Paris 2003




Les Gens du parfum d'Amin Zaoui, (Roman) - Éditions Le serpent à plumes, Paris 2003
Recension-Analyse de Max Véga-Ritter

Le bestiaire fantastique

C'est un exercice difficile que de prétendre repérer dans le panorama des romans contemporains les futures oeuvres pérennes. Il est pourtant tentant de voir dans Les Gens du parfum de Amin Zaoui une d'entre elles. Comme son prédécesseur, Haras pour femmes, ce roman allie en lui le souffle de la poésie arabe et une inspiration venue de la littérature nourrie par la psychanalyse, issue du surréalisme, de Breton à Bataille ou Maurice Blanchot.

La dernière image du roman relève du délire ou du rêve pur avec ses changements soudains d'identité et de nature d'objet. L'incertitude sur le réel qui mine de façon lancinante le récit de bout en bout recèle une perpétuelle ironie, l'art de dire une chose et d'en exprimer en réalité son contraire, qui vient de la grande tradition occidentale depuis Le Don Quichotte de Cervantès en passant par Voltaire mais qui remonte aussi aux Mille et Une Nuits ou à Nasreddin Hodja.

L'obsession sexuelle qui hante l'oeuvre donne à celle-ci une apparence de licence que dément l'impersonnalité glacée de la forme. Rien de moins érotique que l'oeuvre d'Amin Zaoui malgré les débauches qu'elle relate avec une minutie empreinte de feinte indifférence. En réalité le sexe sert de prétexte à une allégorie philosophique et sociale, voire politique. Le roman débute avec la mort du père du narrateur accompagnée d'une dénégation répétée "je n'ai pas tué mon père" "je n'avais pas tué mon père,... moi aussi j'aimais mon père".

Freud a signalé combien la dénégation pouvait recouvrir et révéler un aveu, celui d'un désir sinon celui d'un acte accompli au moins en fantasme. De fait, après la disparition du père, seules demeurent d'une part la figure cruelle et perverse du pacha turc et d'autre part celle quelque peu grotesque du maître d'école coranique. Cette éclipse de la figure de la Loi dans la famille laisse le champ libre au déchaînement d'une foule d'images féminines, soeurs, demi-soeurs, mère et belle-mère,souvent ravalées à un niveau animal, dans un climat incestueux où se multiplient les transgressions sexuelles.

Cette dimension du roman est dominée par les figures d'une femme, celle de la belle-mère, la rivale jalousée et haïe de la mère, le double triomphant de celle-ci, l'Autre mère, juive de surcroît, et de la demi-soeur Aya, folle, probablement à demi juive. Ce monde des Erinnyes -Aya prise de folie est enchaînée et séquestrée- apparaît comme le surgissement, en plein jour et en toute licence, d'une haine fantasmatique de la Femme et de l'horreur qu'inspire à une société sa sexualité qu'il faut à tout prix dompter et juguler éventuellement par l'excision.

Dans la dernière image du récit, Aya est symboliquement désenchaînée. Il s'agit là d'une critique particulièrement virulente de l' Islam intégriste, vu comme foncièrement misogyne. D'une certaine manière la famille du récit est l'image d'une société intégriste où la femme est par essence la figure de la Mère interdite et qui devient l'arène où se déchaînent des passions incestueuses. L'auteur se fait ici l'avocat du Diable : Les Gens du parfum est le bestiaire fantastique des fantasmes d'une société et d'une religion.



Auparavant le narrateur s'est débarrassé de la figure du Surmoi archaïque et sordide incarnée en la personne historique du Pacha turc qui fait châtrer le petit voisin juif Isaac, coupable d'être trop beau, trop fort, trop triomphant de ses petits rivaux musulmans. Plus tard l'adolescent juif châtré sera cruellement puni d'être devenu un berger musicien merveilleux. La figure du juif concentre elle-même tous les fantasmes : elle revient dans une nouvelle incarnation du jeune Isaac en la personne du demi frère du narrateur, nommé Isaac lui-aussi, d'abord brûlé vif et jeté, par jalousie, dans l'eau bouillante d'un hammam par la mère du narrateur.

Il devient alors l'incarnation de l'Hermaphrodite qui risque de polluer ses jeunes compagnons par ses pollutions ou ses sécrétions. Il constitue "la malédiction juive, le cri du sang juif dans la descendance musulmane". Il y a là comme une délinéation des rapports à l'intérieur de la famille des religions du Livre, et tout particulièrement entre monde musulman et monde juif. L'un et l'autre, dans cette description, sont perçus comme étroitement embrassés dans une étreinte incestueuse enflammée par la jalousie.

La composante juive est saisie comme d'autant plus haïe et combattue qu'elle est ressentie comme intérieure et consubstantielle à l'Islam. Elle est présentée comme une composante intérieure à ce dernier et en même temps comme une rivale jalousée dont la supériorité doit être détruite parce qu'elle menace l'identité intime de l'Islam. Elle incarne l'ennemi intime, les réalités intérieures refusées et rejetées. A la fin du récit Isaac partage la couche du narrateur et de sa demi-soeur dans une sorte de confusion et de promiscuité incestueuse.

Le Juif devient l'incarnation d'un fantasme d'hermaphroditisme qui subvertirait la culture musulmane, recélant une menace homosexuelle et d'effémination. Rarement la réflexion était allée aussi loin en profondeur sur le conflit qui oppose Judaïsme et Islam. Sans doute revenait-il à un écrivain de l'Algérie qui fut séculairement la terre de communautés juives insérées au coeur des peuples arabes et berbères musulmans, d'offrir une vision aussi renouvelée et provocante de leur rapports.
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