Algérie - A la une


Les choses de la vie
Par Maâmar Farahfarahmadaure@gmail.comKamel Daoud, né à Mosta en 1970, est un enfant de l'Ouest, ce territoire de charme et de poésie, mais aussi de luttes et d'espoir, qui va des confins du désert aux rives de la Méditerranée : mélange de rites anciens venus d'Afrique, de dolcevita méditerranéenne et de spiritualité apaisée et couvée dans ces mille coupoles blanches qui peuplent les plaines dénudées et le vignoble en colline. Comme beaucoup de Mostaganémois, Kamel choisit Oran pour ses études, puis pour son travail au sein d'un grand journal : Le Quotidien d'Oran.J'ai eu l'immense privilège d'accompagner mon illustre confrère dans une soirée bien oranaise qui s'est achevée au «Mélomane» qui n'a jamais autant mérité son nom que ce soir-là : aux sonorités locales d'un raà? enflammé, succédaient le rythme endiablé d'un rock d'antan, entrecoupé par du flamenco, des airs nostalgiques d'Alger et de Paris, de l'Oriental, jusqu'à ce moment tant attendu où chaque client peut monter sur scène et chanter. Kamel avait peu parlé. Mais ses rares expressions, dites sur un ton où la timidité l'emporte sur l'aplomb, disaient le doute d'une jeunesse mal dans sa peau, exprimaient l'immense découragement de tous ceux qui avaient tant espéré et tant cru en ce pays. Mais sans haine, ni rancune. Algérien jusqu'au bout des ongles, il est de la lignée de ces rares chroniqueurs qui, dans le tourbillon de l'arabisation générale, ont su culbuter cette langue «étrangère» pour en tirer une jouissance inouïe : celle de générer un style inédit qu'on devine à la lecture des premières lignes. Leur langue française est typée, elle s'exprime librement, avec ses codes propres, sa musique intérieure, ses marques spécifiquement algériennes. Ce français, propre à la littérature algérienne, échappe aux normes académiques, sans tomber toutefois dans le vulgaire, ou dans le genre «arriviste» new wave de ceux qui pensent que la modernité s'achôte avec quelques cours de rattrapage pour illettrés enrichis. Ce n'est pas cette langue sophistiquée des classes possédantes horrifiées par le langage populaire et refusant systématiquement de parler à leurs enfants en oranais, en algérois ou en constantinois. Non, cette langue sort des tripes d'Octobre 1988, se nourrit de désenchantement, mais aussi de l'amour puissant de l'Algérie, celle qu'on ne peut abandonner, qu'on aime comme une maîtresse violente et douce... Et quand, au petit matin, l'on quitte le monde de la joie factice et des plaisirs éphémères pour rejoindre son chez-soi, quelque part dans une rue commerçante et grouillante de bagarres entre voisines, de coups de klaxons et des cris matinaux des vendeurs de camelote, on n'a qu'une envie : dormir pour retrouver l'amante dans ses rêves. Ces chroniqueurs-là ne sont pas sans rappeler les maîtres de la littérature algérienne d'expression francophone. Avec le grand Kateb Yacine à leur tête, – peut-être parce que c'est celui qui a pris le plus de liberté et exprimé on ne peut mieux les tourments algériens de l'époque dans un verbe tout nouveau –, ces génies de l'écriture ont marqué de leur empreinte toute la littérature des années 1950-1960-1970. Et si, plus tard, Yasmina Khadra a survolé tout le monde en alignant son écriture sur les standards et en tissant des trames universelles, le parcours d'un Boudjedra ou d'un Mimoun recèle cette inlassable quête d'identité et ce désir fort de se démarquer des grands courants de la littérature française pour enfanter un style «algérien» et exprimer des situations qu'on ne trouve nulle part ailleurs. La littérature française, recroquevillée sur ses certitudes, modelée par les modes et les tendances, surveillée par les graphiques des ventes, incapable d'aller au-delà des schémas traditionnels et des horizons de ses métropoles revisitées cycliquement par les crises du capitalisme, a besoin de se nourrir de ces œuvres venues d'ailleurs, écrites différemment et pensées autrement. Celle de Kamel Daoud n'a pas échappé à la vigilante attention des critiques et des jurys des grands prix.D'abord parce que Kamel Daoud, et il nous en donne la preuve quotidiennement, a une maîtrise totale de la rigueur et des nuances de la langue française. A partir de là , une fois les codes de l'orthographe, de la grammaire et de la saine construction des phrases bien en poche, Kamel peut se permettre les libertés qu'il veut. J'ai en mémoire un cours de notre professeur de français, un coopérant agrégé en lettres, qui nous parlait de Kateb Yacine et de son œuvre capitale : Nedjma. Il était subjugué par une phrase du roman, qui décrivait le corps de Nedjma et il s'attardait sur une expression qu'il trouvait géniale : «De la chair en barre !» Voilà le genre de folies que l'on peut se permettre quand on s'appelle Kateb Yacine. Je pense que Kamel Daoud a une petite folie semblable à celle du maître. Qu'il ne s'arrête pas de creuser dans le puits sans fin de cette langue afin d'y déceler ces perles rares, ces pépites qui sont comme un cru algérien à nul autre pareil !Cette langue algérienne d'expression francophone ne se cultive nulle part ailleurs car il lui faudrait, pour s'épanouir, un vivier qui n'existe qu'ici. D'abord, une histoire de conquêtes successives, de courants de pensées se shootant dans la mer l'un après l'autre, d'invasions et de résistances, de soleil unique, exact, fou comme le geste de Meursault tirant un «Arabe» qu'il laissera mort sur le sable, de mélange de religiosité tranquille et de poussées de fièvre meurtrières, de douces soirées sous les palmiers où le thé à la menthe a le goût de l'élixir et de débats mouvementés entre étudiants noyés dans du mauvais rouge... Une Algérie tiraillée entre les désirs d'émancipation d'une jeunesse avide de découvertes et de sensations et une société conservatrice qui s'enfonce chaque jour dans l'intégrisme, une Algérie où le vieux rêve démocratique bute sur le cauchemar d'un système nihiliste, une Algérie qui pousse, tordue, entre les clameurs des stades et la crasse des villes tristes à mourir.Quand Kamel revisite l'Etranger, évidemment ce n'est pas pour parler directement des problèmes de l'Algérie actuelle. Il en diagnostique les maux multiples dans chacune de ses succulentes chroniques. Mais le frère de l'Arabe tué par Meursault exprime bien cette idée de flou dans une existence qui aurait pu être meilleure après le départ de tous les autres Meursault. Sur cette toile de fond de désillusion généralisée, Kamel s'attarde néanmoins sur des questionnements qui interrogent et fouillent l'œuvre de Camus. Et ce gars, pivot du comptoir d'un abreuvoir si commun, prend petit à petit des airs de personnage camusien ! Alors, si l'on change le décor, les protagonistes, les dates, mais pas le lieu, on refait surface dans le monde de l'autre Arabe. Et ce que ne dit pas Camus, cet étrange silence sur l'identité du tué de la plage, son adresse, ses habitudes, sa vie, Kamel le dit à travers ce frère rescapé de tous les crimes des plages inondées par le soleil de l'absurde.Je pense que les critiques et les jurys ont voulu d'abord récompenser un écrivain de talent qui réinvente, à sa manière, le style romanesque. Ensuite, ils semblent vouloir exprimer leur soutien à un jeune auteur qui n'a pas eu peur de s'attaquer à une problématique parmi les plus complexes de la littérature française : tenter d'écrire la suite de l'Etranger à partir d'une description de cet «Arabe», parmi les plus chétives de l'histoire des romans. L'Algérien autochtone, gommé par Camus, retrouve son existence pleine et vivante dans le roman de Kamel. C'est cela le message de l'auteur. L'Algérie de Camus et celle de Daoud sont les mêmes. S'il avait poussé son voyage au-delà de Tipaza, le prix Nobel de la littérature serait tombé sous le charme de Cherchell et de Ténès, avant de sombrer dans le bleu de Mosta, du côté de la Salamandre où d'autres Arabes anonymes nageaient et mouraient sous les balles des coups de soleil...A mon jeune confrère qui vient de taper fort aux portes de la gloire, mes sincères félicitations et une recommandation : il faut poursuivre sur le chemin de la création féconde. Une créativité que je sais forte, folle comme ce soleil que je vois poindre dans son ballet rouge et or. Il fait encore nuit à Oran. Dans un peu plus de trente minutes, il sera chez vous, au-dessus d'El-Hamri, de Maraval, du Plateau et de Canastel... Qu'il salue tous les braves Oranais et te dise mon profond respect et toute mon admiration.




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