Algérie - A la une


Le premier mouton
Cette fois, c'est décidé, Rachid va s'offrir un mouton pour l'Aïd. Non, s'il ne l'a jamais fait avant, ce n'est ni parce qu'il n'en a pas les moyens ni parce qu'il a une tendance à se singulariser. Ça ne se voit pas trop, mais Rachid est un croyant. Discret et apaisé, on ne lui connaît ni exubérance religieuse ni indice particulier d'une autre philosophie de la vie. D'ailleurs, il n'est jamais venu à l'idée de quelqu'un parmi son entourage direct de lui poser la question sur le sujet. On le respecte trop pour prendre le risque de le froisser. On le respecte trop pour douter de sa foi, les choses étant ce qu'elles sont dans son environnement vital. Rachid est un homme sans histoires mais il ne le crie pas sur tous les toits. Oh, n'allez pas croire qu'il n'a pas d'ennemis. Ce n'est pas parce qu'il est la tranquillité incarnée qu'il ne suscite pas d'interrogations, pas toujours bienveillantes, autour de lui. Mais qui est-il pour se croire au-dessus de la mêlée 'Cette question, on l'a rarement entendue dans le quartier, au boulot et dans tous les espaces où on le connaît. On ne s'en prend pas à Rachid sans risquer de s'attirer les foudres de guerre, mais il est des choses qu'on couve intérieurement et qui se voient mieux que quand on les sort.Il a des ennemis cachés et comme tous les gens qui ont des ennemis, il a aussi des amis qu'il ignore. Rachid n'est pas un marginal mais ce n'est pas non plus ce qu'on pourrait appeler un homme populaire. Il ne traîne aucune foule derrière lui et quand ça lui arrive de parler en public, il ne suscite pas d'admiration particulière, même si on l'écoute avec une constante courtoisie. Rachid est un Monsieur tout le monde. Un Monsieur tout le monde différent, c'est tout. Est-ce qu'en égorgeant un mouton, il va devenir comme tous les autres 'La question ne l'angoisse pas outre mesure, il ne veut ni être singulier ni se fondre dans la foule. Il veut seulement se payer un mouton, histoire de voir ce que ça fait. Rachid ne sait pas comment faire pour en acheter un mais il ne peut pas solliciter l'aide de quelqu'un, de peur que cela soit interprété «autrement».Il va égorger le mouton de l'Aïd, il ne va pas se «ranger». Il a alors pris son courage à deux mains et il a foncé. Rachid n'avait pas besoin d'aller bien loin pour faire «sa» course. Des moutons, il y en a partout. Il n'y a qu'à la? télé qu'on en vend dans les marchés à bestiaux et Rachid ne regarde pas la télé en dehors des documentaires et du foot. Mais par «précaution», par crainte d'être vu mais par souci de ne pas donner l'impression d'être là pour se faire voir, il a évité le garage de villa tout près de chez lui, transformé comme chaque année comme étal à ovins de sacrifice. Rachid a donc été le plus loin possible. Sur sa route, il y avait plein de troupeaux mais lui-même ne savait pas où s'arrêter.De toute façon, tous les moutons se ressemblent pour lui. Quand il a décidé de s'arrêter, il l'a fait sur un coup de tête. Mais en garant sa voiture sur le bas-côté de la route, il a failli tomber à la renverse. Le vendeur est un voisin et quand il l'a vu, il est venu vers lui, presque en jubilant. Rachid ne sait pas s'il était content de le voir parce qu'il allait acheter un mouton pour la première fois ou parce qu'il était sûr de lui en vendre un. Rachid s'est alors demandé s'il est plus singulier de ne pas égorger un mouton quand on est comme lui un cadre moyen ou d'en vendre quand on est enseignant, comme son voisin.


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