Algérie - A la une

"Le pouvoir a tourné le dos à toutes les revendications justes"



Me Noureddine Benissad est partie prenante du Pacte de l'alternative démocratique (PAD). Dans cet entretien, il s'exprime sur la situation des droits de l'Homme en Algérie et sur l'élection présidentielle prévue pour ce jeudi.Liberté : Le monde célèbre la Journée internationale des droits de l'Homme. Comment évaluez-vous la situation des droits humains dans notre pays '
Noureddine Benissad : Le 10 décembre 2019, c'est effectivement la célébration de la Journée internationale de la Déclaration universelle des droits de l'Homme adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU en 1948. De l'évolution des droits de l'Homme au cours des soixante et onze dernières années, on peut proposer deux lectures contrastées.
Une lecture optimiste mettrait en exergue l'universalisation de la revendication des droits de l'Homme, l'extension progressive des droits reconnus, la proclamation de l'indivisibilité des droits civils et politiques, ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels, l'inscription des droits et libertés dans les Constitutions et le droit positif, ainsi que les mécanismes de contrôle destinés à sanctionner la violation de ces droits et libertés, la mise hors la loi ? même s'ils n'ont pas encore été entièrement éradiqués ? de la colonisation, de l'apartheid, du racisme, le développement d'un droit international pénal grâce auquel les auteurs de crimes contre l'humanité, à défaut d'être empêchés d'agir, ne sont plus assurés de l'impunité.
Une lecture plus pessimiste amène cependant à constater que l'adhésion presque universelle au principe des droits de l'Homme n'est pas une garantie contre les atteintes qui continuent à leur être portées dans le monde. Dans les pays du Sud, les populations dans leur majorité attendent que les droits solennellement proclamés deviennent réalité : c'est le sort de tous ceux et de toutes celles qui, sur la planète, n'ont pas eu la chance de naître dans les pays "libérés de la tyrannie et de la misère". Mais, dans les pays du Nord où la situation des droits de l'Homme est globalement acceptable, plusieurs facteurs empêchent de dresser un bilan satisfaisant.
La pauvreté, l'exclusion, la discrimination, le sort des étrangers, la situation des prisons où le droit a encore du mal à pénétrer, la survivance des traitements "inhumains et dégradants", la sophistication croissante des méthodes de surveillance, la tendance à se protéger contre les "périls" venus du Sud : les flux migratoires, les récurrentes manifestations qui remettent en cause les systèmes de représentation, heurtent frontalement les proclamations triomphalistes sur le règne de l'Etat de droit. La situation chez nous est identique à celle des pays du Sud, où nous attendons que la proclamation des droits de l'Homme devienne réalité.
Après l'ouverture formelle induite par la Constitution de 1989 et l'adoption du multipartisme, de l'ouverture du champ médiatique, des lois sur les libertés de manifester, de se réunir, de s'exprimer, etc. et la ratification de la plupart des conventions internationales relatives aux droits de l'Homme par notre pays, la remise en cause de ces "acquis" s'est vite déroulée après les événements qui ont suivi 1992, notamment par l'instauration de l'état d'urgence qui a duré dix-neuf ans. La levée de l'état d'urgence en 2011 n'a pas changé grand-chose en termes d'exercice des libertés, puisque les "réformes politiques", les lois sur les partis, l'information, le régime électoral et les associations, adoptées en 2012, n'étaient en fait que des lois liberticides qui n'ont fait que rétrécir les libertés.
Au-delà de la situation en général, la crise que vit le pays semble avoir aggravé les choses...
Le mouvement populaire pacifique depuis février 2019 a eu comme principales revendications le changement du système, le respect du choix populaire, la fin de la hogra, le respect de la dignité humaine et l'instauration d'un Etat de droit et démocratique. Ces revendications sont éminemment liées au respect des droits de l'Homme. Le pouvoir a tourné le dos à toutes ces revendications pourtant justes, simples et réalisables.
Au lieu d'amorcer un dialogue, le pouvoir a recouru à la répression, notamment aux libertés de manifester, de circuler, d'exprimer une opinion pacifiquement, et à la fermeture du champ politique et médiatique pour justement confronter les opinions pacifiquement et dans un climat apaisé. Du point de vue constitutionnel et à la lumière du Pacte international sur les droits civils et politiques ratifié par l'Algérie, l'exercice pacifique de ces libertés ne constitue ni un délit ni un crime. Aucune personne ne devrait être inquiétée pour avoir exprimé une opinion.
Le constat que vous dressez n'est pas reluisant. Pourtant, les autorités font comme si la situation était normale. Pourquoi ce déni, selon vous '
Je suis tenté de vous dire que c'est dans la nature même du système autoritaire d'évacuer les libertés de son logiciel. Plus une société se démocratise, plus les droits de l'Homme sont respectés. Au lieu de traiter sereinement les causes de la crise, le pouvoir s'attaque à ses effets par plus de mesures liberticides qui ne font que retarder les choses. Ne dit-on pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets '
Dans trois jours, le pouvoir organise une élection présidentielle largement rejetée. Ce scrutin permettra-t-il d'améliorer la situation des droits de l'Homme '
Vous savez, je disais plus haut que la solution aurait été à portée de main dès les premières manifestations du mouvement populaire s'il y avait eu une volonté politique de changer un système obsolète et décrié. Les Algériens ne sont pas contre l'élection puisqu'ils réclament un Etat démocratique. Simplement, ils disent que les conditions pour une élection libre, honnête et démocratique ne sont pas réunies, notamment par les arrestations et l'emprisonnement de personnes pour des délits d'opinion.
D'immenses défis attendent notre pays, l'élection n'est pas une finalité en soi, ce n'est qu'un moyen pour la construction d'un Etat de droit. Vous vous imaginez toute cette formidable mobilisation depuis février qui aurait pu être cristallisée et servir de base sociale à un programme de redressement national. Cela aurait été une chance inouïe pour notre pays de faire des miracles. Les réformes ne peuvent être menées qu'avec l'adhésion populaire, c'est pour cela qu'une élection ne peut pas être simplement une opération technique. L'amélioration de la situation des droits de l'Homme est aussi un combat qu'il faut mener, car le mépris des droits de l'Homme ne peut engendrer que des crises récurrentes.

Entretien réalisé par : Ali Boukhlef
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