Algérie - A la une

Le parfum de l'origine


Le parfum de l'origine
Le roman, ou plutôt le somptueux essai romanesque, Le fils d'Etienne*, que nous propose Alain Ferry, est celui d'un «récidiviste». Il y a quelques années, il avait publié un premier recueil intitulé El Kous, village proche de Annaba où sa famille avait élu domicile au temps colonial.A 70 ans passés, l'homme revient en apothéose sur les lieux de sa jeunesse et sur la vie des siens, de son père en particulier qu'il avait jadis convié à publier un texte dans lequel il raconterait sa vie, celle d'avant? «Mon père était graphomane. Il consignait tout. Avec ces inscriptions les plus diverses, il transformait son existence en roman. Ce besoin que j'ai de soumettre la vie au contreseing de l'écriture, je le tiens de lui», écrit-il.Dans cette ?uvre aboutie, l'agrégé de lettres classiques a placé tout son amour de la belle langue et des mots, lui qui a reçu en 2009 le prix Médicis Essai pour Mémoire d'un fou d'Emma (Seuil) inspiré de «Madame Bovary» de Gustave Flaubert. «Pour moi, la septantaine est là. Au lecteur de décider le châtiment qu'il doit administrer au ouled Etienne», pose-t-il modestement vers la fin de son livre.Le châtiment sera le remerciement d'avoir réussi l'improbable, c'est-à-dire de parler d'une Algérie qui n'est plus mais qui demeure importante pour ses témoins, une Algérie dans laquelle pointe un amour infini, sans se tromper de regard, sans se tromper d'oubli ou d'exaltation, dont celui de cette «Algérie qui n'était pas tout à fait la France, quoiqu'elle fût française, et crue telle par la majorité des pieds-noirs jusqu'à l'indépendance et même au-delà par certains nostalgiques, sots de naissance». L'Algérie est un roman qu'il faut prendre à l'envers et la vie de ceux qui l'habitent aussi. Tout y passe d'une histoire dont chaque chapitre aurait pu constituer un livre en soi.Au fil des phrases, Alain Ferry se détache et, en même temps, ne quitte pas cette contrée d'enfance qui le prend aux tripes : «Pour le fils d'Etienne, l'Algérie est une affaire finie. Enfin, presque finie. Si tu oublies El Kous, ta main, fils, ne se desséchera pas comme une main coupée. Mais à quoi s'agrippera-t-elle pour t'assurer au-dessus du vide laissé par sa disparition». Et dans ce besoin de s'agripper, il ne se trompe pas : «Nous ne songions pas à quitter un seul instant notre pays.Or, ce pays fut quitté pour toujours. L'histoire savait l'échéance au moment même où, en 1830, sa francisation commença. Il y eut des secousses, des émeutes, des représailles après lesquelles chaque fois le pire devenait un peu plus sûr, comme on s'en persuade en lisant par exemple les états de service d'Achille Saint-Arnaud, ceux d'un chacal selon Victor Hugo, ou son portrait gravé à l'eau-forte par François Maspéro qui le décrit comme un prototype d'officier nazi».Il ajoute : «Dès que j'eus l'âge d'avoir une opinion à peu près mienne, je fus (?) hostile au règne de la violence et scandalisé par les lésions infligées au peuple algérien». Le roman d'Alain Ferry est en fait une biographie romancée de son père. Le texte est traversé par le ressenti de l'auteur, notamment sur l'aspiration des Algériens à l'indépendance qu'il découvre adolescent et qu'il approuve de plus en plus.A ce propos, il nous a confié : «Je le dois à deux choses, peut-être un peu à moi-même, parce que je ne suis pas un méchant homme, et qu'à un moment ce que j'appelle l'intelligence du c?ur est reliée à l'intelligence de la tête, l'intelligence de l'entendement, on voit la réalité des choses. On ne prend pas la mesure, on la juge ! Deuxièmement, quand je suis parti à Alger en hypokhâgne, au lycée Bugeaud, après le bac, là j'ai eu la chance d'avoir des professeurs français qui venaient de France. D'abord mon prof de philo, mon père spirituel, Gérard Lebrun, grand philosophe qui était au commencement de sa carrière.C'était un intellectuel français, il était anticolonialiste, il avait été au Maroc, l'année précédente, l'ami de Ben Barka? Il nous a ouvert les yeux. L'autre, c'était Serge Lancel, un grand latiniste qui a fait beaucoup de fouilles archéologiques en Algérie. Ces hommes-là, avec leur distance et leur lucidité voyaient clair, depuis plus longtemps que nous. Il y avait aussi Pierre Bourdieu qui avait écrit son Que sais-je ' sur l'Algérie à ce moment-là et dont j'ai suivi quelques cours à l'université d'Alger».La découverte des réalités de l'Algérie coloniale se poursuivra durant la jeunesse de l'auteur à Paris où il est parti poursuivre ses études. Il raconte ainsi : «Gérard Lebrun m'avait conseillé de faire une khâgne à Paris au lycée Henri IV, ce que j'ai fait. J'arrive en 1959. La guerre d'Algérie est d'une extrême violence. A Paris, il y a des manifestations de syndicats, de militants politiques. Dans mon lycée, un camarade veut monter une petite cellule du PSU (ndlr : Parti socialiste unifié, cofondé par Michel Rocard et favorable à l'indépendance de l'Algérie).Il m'invite à assister aux premières réunions. J'y vais et j'adhère à leurs positions politiques. Mais ils sont d'une brutalité simpliste. Pour eux, c'est vive les Algériens, à bas les pieds-noirs ; tous les pieds-noirs sont des colons? Or, moi je vois bien la situation de mes parents qui sont des asservis, des exploités. Bien sûr, par rapport aux Algériens, ils se croient d'une essence différente, ils ont tort là-dessus. Mais pour le reste, ce ne sont pas des salauds. Quand j'ai vu qu'ils étaient incapables d'écouter cela, je n'y suis plus allé. J'ai alors 21 ans. A ce moment-là, je venais de m'abonner au Monde.Je leur ai envoyé une lettre pour leur dire que leurs articles mettent trop vite dans le même sac tous les Européens d'Algérie et je reçois une réponse de Pierre-Vianson-Ponté, alors chef de rubrique politique, qui me dit : ''J'entends, j'ai reçu deux autres lettres qui nous demandent d'être plus nuancés et je vais faire un article prochainement pour en tenir compte.''»Dans ses positions anticolonialistes, le jeune Alain Ferry ne pouvait échapper au débat entre Jean-Paul Sartre et Albert Camus auquel il rend paradoxalement hommage.Serait-il plutôt camusien ' Les choses paraissent plus complexes pour lui : «D'un côté, on a un intellectuel dont l'esprit est froid et coupant comme l'acier, c'est Sartre. Il juge les choses avec une brutalité totale. De l'autre, vous avez Camus qui est intelligent, mais avec l'attachement viscéral qu'il a à la terre algérienne, ce que n'a pas Sartre, il ne faut pas oublier cela. Camus a quelquefois des frissons qui l'empêchent d'aller jusqu'au bout de la logique : la logique de l'indépendance définitive et la liberté pour le peuple algérien.Le rapport à l'Algérie, le rapport à sa mère est tout à fait différent.» Faut-il alors chercher dans le rapport à la violence, l'opposition entre les deux intellectuels à propos de l'Algérie ' Sur ce point, Alain Ferry se montre à la fois tranché? et nuancé : «Oui, bien entendu, Sartre est pour le recours à la violence. Camus, cela l'étreint, l'écharde dans sa chair. Cela voile à la fois sa voix et son regard. Il reste que la fraternité est plus spontanée avec Camus qu'avec Sartre. Dans mon bureau, il y a une photo de Sartre. Il n'y a pas de photo de Camus. Mais dans mon c?ur, il y a, si on peut dire, la photo de Camus. C'est typique dans la culture française cette présence de couples antinomiques.Descartes et Pascal. Comme si on ne pouvait pas être pour les deux en même temps. Moi, j'aime les deux. Je fais mes lumières avec leurs deux approches de la vérité. Racine et Corneille, Sartre et Raymond Aron. L'un plus lucide que l'autre sur le marxisme, c'est Aron, alors que Sartre avait des positions presque de sectarisme. Mais à l'époque, il fallait choisir. Moi, je suis pour Sartre et Aron. Sartre et Camus. Comme s'il fallait être pour l'un et pas pour l'autre. Pascal disait que le schéma de la vérité ne se détermine pas par la formule oui ou non, mais oui et non.»Le fils d'Etienne, d'Alain Ferry, est un ouvrage à deux voix : la sienne et celle de son père. Il faut cependant y ajouter une troisième, en toile de fond mais forte, celle de l'Algérie. Au moment d'achever son roman, Alain Ferry y retourne : «C'est folie, dit à peu près Camus, de revenir sur les lieux de sa jeunesse et de vouloir revivre à quarante ans ce qu'on a aimé à vingt : folie toujours châtiée.» Aussi, depuis ses vingt ans, il se contente d'aimer l'envoûtant et indicible parfum de l'origine.




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