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Le parcours exaltant d'une militante de la cause nationale


«Si je devais recommencer ma vie, je n'y voudrais rien changer ; seulement j'ouvrirais un peu plus grands les yeux.» Jules RenardMon chemin de vie aura été marqué au début des années 40' par des rencontres importantes, et ce, du plus loin que je me souvienne. Déjà petite fille accrochée au bras protecteur de mon grand-père adoptif, Saïd Malek, dit cheikh Saïd El Meddah, chansonnier, musicien, parolier et disciple de cheikh Sfindja, je me retrouvais comme les grands au café Malakoff, place du gouvernement où j'eus l'occasion de rencontrer Mustapha Nador, Mahieddine Bachtarzi, Hadj El Anka et Rachid Ksentini qui lui confiera un jour, en parlant de moi : «Cette petite fille ira loin, j'aime son regard profond.»
Aâmi Saïd était le second mari de ma grand-mère Nfissa Haïef qui a été veuve avant la trentaine, tout comme ma mère et moi-même'trois femmes, trois générations et la répétition d'un destin tragique. Lorsque je décidais d'apprendre l'arabe après mon certificat d'études, j'entrais à la médersa en 1942 située à Rampe Valée, et là ce fut le choc.
Un autre monde, un autre discours. Je découvrais les Oulémas et les subtilités de la langue arabe qui ne cesseront de me fasciner à travers la lecture des grands auteurs d'Orient tels que Taha Husseïn et Mustapha El Menfalouti. Le patriotisme y était distillé à petites doses, mais si profondes en efficacité. La piété, la générosité, la civilité nous y étaient enseignées journellement. Belles et capitales rencontres que celles de ces hommes de bien, de culture et de savoir : Cheikh Tayeb El Okbi, Cheikh Mohamed Tahar Foudala et Cheikh Abderrahmane Djillali, pour ne citer que ceux-ci.
Je suis née à La Casbah, 17 rue des pyramides, en 1928. A l'âge de trois ans, j'ai perdu mon père qui gagnait péniblement sa vie. Nous avons déménagé à Notre-Dame d'Afrique, rue du Carmel où j'ai fréquenté l'école communale jusqu'à l'obtention du certificat d'études, puis j'ai continué à la Chabiba à Rampe Valée où j'ai été imprégnée et sensibilisée à la cause nationale par Cheikh Tayeb El Okbi qui a eu une grande influence sur moi, celui qui a été un des grands acteurs des mouvements qui ont préparé l'éveil nationaliste et la reconnaissance des droits du peuple algérien. Il avait aussi fondé plusieurs journaux, entre autres L'Echo du Sahara et El Islah.
A la fin de la Deuxième guerre mondiale, le 8 mai 1945 se déroula une marche pacifique et extraordinaire à Alger dans le but de revendiquer des droits améliorant les conditions de vie qui avaient toujours été austères. Etant donné les indigènes que nous étions et après avoir libéré la France contre le nazisme sur le front, il était clair que l'autorité coloniale devait en retour satisfaire les revendications du peuple algérien.
Il y a eu pendant cette marche silencieuse et pacifique l'intervention des forces de sécurité coloniales qui ont bastonné la foule et tiré sur les manifestants qui, pris de panique, se sauvèrent en laissant leurs espadrilles sur place. La première victime tombée fut Ghazali Belhafaf, le frère de Salima Belhafaf, également militante engagée, épouse de Benyoucef Benkhedda.
En remontant chez moi à Notre-Dame d'Afrique, les Français ricanaient en disant : «Vous vous rendez compte, ils se sont permis de marcher et de nous défier». Je fus choqué par ces propos tenus par les colons, car pour eux nous étions des indigènes qui devons supporter la faim, le froid et la maltraitance. Quelques jours après, on finit par apprendre les événements de Sétif qui furent un grand désastre endeuillant le peuple algérien avec plus de 40 000 victimes.
Nous étions pauvres et ma mère, veuve, travaillait. Je l'aidais comme je pouvais. J'avais conscience de l'indigence des indigènes comparé au train de vie des colons. L'injustice était flagrante. Même notre parcours était restreint, nous n'avions pas le droit de rentrer dans les quartiers européens, et encore moins dans les quartiers huppés tels que Hydra.
Il nous arrivait avec ma mère et ma s'ur Mimi d'aller au pied du mausolée de Sidi Yahya en bordure d'un oued afin de passer la journée et faire des retrouvailles.
C'était une de nos seules distractions, et là nous étions obligées de passer par le quartier de Hydra. Cependant, sur le chemin du retour à la tombée de la nuit on passait devant les maisons, et je voyais à travers les fenêtres illuminées de jolis lampadaires, ce que je n'avais jamais vu auparavant. Cela me donnait des idées extraordinaires.
Ma vision et mon but dans la vie s'éclaircissaient et annonçaient l'aurore de mon militantisme, dès 1947. J'ai commencé à militer en 1947 au sein de l'Association des femmes musulmanes algériennes (AFMA) sous l'égide du PPA-MTLD, présidée par Mamia Chentouf. J'y ai croisé Nafissa Hamoud, future professeur Laliam. Nous faisions beaucoup de social et nous entrions dans des mariages à La Casbah et à Belcourt pour entonner des chants patriotiques, ce qui nous valait de ressortir avec une petite cagnotte !
En 1949, atteinte de tuberculose, je suis envoyée à Marseille où je suis sauvée in extrémis. Lors de mon séjour au sanatorium d'Annecy qui dura environ 15 mois, j'ai été formée à la sténo-dactylo.
De retour à Alger, j'ai décidé de m'émanciper en enlevant le hayek au grand désespoir de ma mère et de parfaire ma formation à l'école Pigier.
Au déclenchement de la guerre d'Algérie le 1er Novembre 1954, je travaillais chez un avocat, Maître Boyer, installé à rue Duc des Cars débaptisée rue Docteur Saâdane.
A cette période, je fis une autre rencontre décisive. Un ancien militant du PPA-MTLD,
Hocine Belmili, enseignait la langue arabe aux enfants du quartier juste en bas de chez nous, chemin du Carmel à Notre-Dame d'Afrique.
Profitant de son savoir quand j'en avais le temps, je lui exprimais clairement mon désir de participer à la lutte de Libération. C'est lui qui exauça mon v'u en ce jour mémorable d'août 1955 en conviant au rendez-vous de mon destin Abane Ramdane. L'entrevue eut lieu à la Glacière, à El Harrach et durera à peine 5 minutes. Abane était un homme au regard franc, imposant, charismatique, rapide et expéditif. Il comprit trois choses : je taperai, transporterai des documents et lui trouverai des refuges.
Quant à moi, j'en étais encore à contenir ma joie d'avoir été recrutée par cet homme dont je ne connaissais même pas le nom. C'était encore très difficile d'entrer au FLN et j'en ai fait profiter Hafsa Bisker, Meriem Belmihoub, épouse Zerdani, et Fatima Zekkal Benosmane qui n'attendaient que ça.
Mon amie d'enfance, Hafsa Bisker, avec qui j'avais fréquenté la médersa nommée La Chabiba et l'association El Kheyriya à La Casbah fondée en 1934 par l'illustre Cheikh Tayeb El Okbi désirait autant que moi intégrer le Front de Libération. Aussi tôt le contact établi, je lui envoyai une lettre vers la mi-août 1955 pour l'informer et me rejoindre à Alger, elle qui se trouvait à Bou Saâda pour les vacances d'été.
Elle sautait de joie à la lecture de ma lettre sans se soucier une fois et réaliser comment pourrait être le bouleversement de nos parents. Elle arriva à Alger début septembre pour débuter son année universitaire à la Faculté centrale d'Alger, et puis intégra le Front de Libération Nationale le 15 septembre 1955.
15 jours se sont à peine écoulés lorsque je reçus la visite d'un certain Amara Rachid. Abane cherchait des refuges. Nous avions rendez-vous le surlendemain au terminus du tramway à 12h. Je me suis adressée à Fatima Zekkal Benosmane qui habitait à Diar El
Mahçoul. Elle était speakerine et présentatrice de télé à l'ORTF.
? Fatima ! J'ai besoin d'un refuge sûr pour le monsieur qui nous recrute au sein du FLN.
? Bien sûr Isa, je vous attends demain.
? Tu n'en parles pas à ton mari avant '
? Ne t'inquiète pas, il ne demande pas mieux.
Le lendemain, je retrouvais Abane comme prévu au terminus des tramways d'Alger (TA) et nous nous dirigeâmes vers la station de taxi du verdoyant parc de Galland qui était déserte ce jour-là. Après quelques longues minutes d'attente, je pris l'initiative d'aller vers le cinéma l'ABC où j'étais sûre d'en trouver un. Algéroise de naissance, je connaissais la capitale et ses raccourcis comme ma poche. La prudence était de mise ; nous ne pouvions rester sur la rue Michelet où nous étions trop exposés. Il n'a pas apprécié :
? Où m'emmènes-tu '
? Mais enfin, vous êtes recherché. On ne va pas rester plantés là indéfiniment !
D'une ruelle à une autre, le temps d'arriver à l'ABC, j'eus droit à un questionnement désagréable.
? Pourquoi ce chemin et pas l'autre '
? Pourquoi tu hésites ' Tu sembles bizarre !
Abane le méfiant?
Atteinte dans mon amour-propre, je gardai mon sang-froid. Il ne réussit pas à me déstabiliser. Un taxi nous attendait comme je l'avais prévu. Plongée dans mes réflexions, je n'ai plus dit un mot. Je ne savais rien de cet homme et je ne pouvais m'expliquer sa réaction. Lui non plus ne savait rien de moi, sauf ce que put lui dire Hocine Bel Mili. Alors pourquoi m'avait-t-il fait confiance ' Arrivés à Diar El Mahçoul, stressée, j'ai légèrement douté entre deux entrées.
Abane en a profité pour accroître le malaise : ? Pourquoi tu hésites encore, tu ne sais plus où habite ton amie '
Arrivés devant le pas de porte de Fatima, j'ai soufflé. Cette dernière, enthousiaste comme à son habitude, nous a reçus à bras ouverts. Mais là, c'en était de trop et je me suis tournée vers lui :
? J'ai rempli ma mission et je vous dis au revoir. Je ne travaillerai pas pour vous.
? Arrête de dire des bêtises, pourquoi tu prends la mouche '
? Vous ne me faites pas confiance, n'insistez pas.
? Je te contacterai !
? Adieu ! (Il me tutoyait en plus?)
Fatima était une femme à la personnalité solaire. Belle et énergique, elle était sur tous les fronts. Nous nous sommes connues en 1947, lorsque nous militions au sein de l'AFMA. Parfaite trilingue (arabe, français, kabyle), elle fut l'une des toutes premières speakerines à la radio, puis à télévision française.
Native de Belcourt, plaque incontournable de la résistance, fille de militant et femme de réseaux, elle lui ouvrit avec honneur les portes séculaires du mythique quartier. Elle commença par lui présenter Rebbah Lakhdar qui était un proche du couple Benosmane. Sans le comprendre, ce jour là j'avais passé le test avec succès.
C'était, m'a-t-on dit plus tard, sa méthode pour tester ses futurs collaborateurs. Il pressait les gens comme des citrons pour savoir ce qu'ils avaient dans leurs tréfonds. Abane n'était pas un homme lunatique, renfermé ou névrosé. Bien au contraire, il était extraverti, sympathique, toujours prêt à rire. Il appréciait le sens de l'humour, un beau trait de son caractère.
Mais sa méfiance était légendaire et m'avait pour un temps refroidie et fait taire. Sa vision des êtres et des situations s'avéraient très souvent justes. Sa perspicacité pouvait aussi le rendre autoritaire, mais il se pliait toujours devant la majorité et surtout il aimait être entouré et éclairé de gens à la brillance de leurs compétences. Il tolérait mal la médiocrité, l'ignorance crasse comme il se plaisait à dire. J'ai repris ma vie, persuadée que je ne le reverrai plus, mais cet homme était tenace.
Quelques jours après se pointa Amara Rachid, étudiant brillant, devenu entre- temps le bras droit de Abane. Il m'apportait des documents à taper, ce qui devint de plus en plus récurrent. Je profitais de mon poste de secrétaire pour faire ce travail solitaire en catimini. Je cachais les feuilles sous une pile de dossiers et il m'arrivait souvent de faire des heures supplémentaires, ce qui ravissait mon employeur, Maître Boyer qui ignorait totalement que des documents émanant du FLN étaient dans son cabinet.
? Isa, vous êtes unique ! Et sa femme renchérissait :
? Oh oui ! Isa est formidable. S'ils savaient les pauvres malheureux !
Abane que je n'avais pas revu depuis passa à la vitesse supérieure et me demandait d'accompagner Amara Rachid lors de missions délicates.
Je devais m'en tenir à porter les correspondances. Je retrouvais souvent Amara Rachid en ville lors de ma pause déjeuner pour la passation des documents tapés ou à taper.
Pour des raisons évidentes de sécurité, je ne savais rien de la mission, ne connaissant que le lieu et l'heure du rendez-vous. Abane cloisonnait et c'était tant mieux. Nous devions nous rendre à Constantine afin de rencontrer Brahim Mezhoudi, un proche de Cheikh Larbi Tébessi.
C'était à la fin septembre ou début octobre 1955. Installés dans le wagon, la discussion allait bon train. Rachid me parlait de sa vie, du déroulement de ses études et me donnait des nouvelles de sa dulcinée que je lui avais présentée d'ailleurs. Puis, il enchaîna :
? Amara Rachid : «Tu sais comment Abane te surnomme '»
? Isa : «Non, dis-moi.»
? Amara Rachid : «Gina !»
? Isa : «Gina '»
? Amara Rachid : «Oui, Gina Lollobrigida, tu es son sosie.» (Actrice Hollywoodienne d'origine italienne).
? Isa : «Oh ! ça me flatte, merci.»
Amara Rachid avait vendu la mèche. Nous discutions à bâtons rompus, une amitié réelle nous liait.
Arrivés à Constantine, la police attendait sur le quai de la gare. J'eus droit aux hommages de ces messieurs, sourires et révérences, accompagnés de :
? «Passez mademoiselle !»
Alors que Rachid fut arrêté et fouillé au corps. J'ai continué mon chemin comme si de rien n'était. Il me rattrapa un peu plus loin, dépité.
? «Ce n'est pas pour rien que Abane m'a demandé de t'accompagner, on n'arrête pas Gina, voyons !»
Il rit de bon coeur.
Brahim Mezhoudi nous reçut chez lui. J'ai assisté à l'entrevue et lui remis les documents en ma possession. Abane, par l'intermédiaire de Rachid, demandait aux Oulémas de rallier le FLN. Ce qu'ils firent d'ailleurs sans se faire prier.
Ma belle collaboration avec Amara Rachid prit fin quand, en novembre 1955, j'assistai en direct à l'arrestation de Nassima Hablal. Je devais lui remettre une lettre de Abane et d'autres dossiers. J'ai gardé mon sang-froid. La police, une dizaine d'hommes, vérifia ma carte d'identité et me relâcha. Je suis partie sans me retourner.
J'étais à présent grillée et je devais agir sans attendre. J'ai commencé par avertir Hafsa Bisker et détruit toutes les pièces sensibles en ma possession. Filée matin et soir par des hommes en gabardine, j'étais neutralisée. Mon seul et unique choix, me fondre dans la clandestinité afin de continuer le combat. Début décembre, le colonel Ouamrane et Mohamed Seddik Benyahia sont venus me chercher.
Abane avait besoin de moi et me proposait un refuge.
Je me suis installée au numéro 20 de la rue Bastide (débaptisée Les Frères Kachacha) auprès de la famille Alkama. Le FLN achetait des appartements dans les quartiers européens au nom de riches commerçants afin de ne pas attirer l'attention des autorités et y installait une famille discrète, sympathisante certes, mais qui en aucun cas ne devait activer sur place afin de préserver la sécurité et la sérénité du lieu. C'est là que je vécus avec Mohamed et Zineb Alkama, sa s'ur et son père.
La cohabitation n'avait posé aucun problème, devenant au gré des jours ma deuxième famille. D'ailleurs, Saïd Akli, le fameux restaurateur de la rue Meissonnier qui servait aussi de boîte aux lettres du FLN, était un proche parent.
Nous étions en décembre et je fis part à Abane de mon désir de monter au maquis. Il ne comprenait pas ma décision :
? «Tu vas attraper des poux au maquis.»
J'en ai parlé au colonel Ouamrane qui a pris ma défense :
? «Hna babek ou hna yemak, hak djma3 alimen tu vas monter au maquis !»
Abane aimait bien Ouamrane et c'était réciproque. Lui et Benyoucef Benkhedda étaient les seuls à connaître ce refuge ultrasecret. Abane avait analysé mon caractère. Cet homme sensible malgré son apparente rudesse et si intelligent, et je ne me lasserai pas de le dire, avait vite compris qu'il ne fallait pas m'affronter. J'étais une femme obstinée et résolue. Malgré ma réserve et ma correction, personne n'avait pu me dicter ma conduite. La jeune orpheline que j'étais n'en faisait qu'à sa tête.
Je vivais dans la dignité, travaillais dans la dignité et agissais dans la dignité.
Abane face à ma détermination ne faisait pas le poids et pourtant je l'admirais. Je sentais en lui une personnalité entière. Très cultivé, il me rappelait les grands maîtres qui m'avaient tant appris. Je me répète, mais Abane n'était pas un despote. Il prenait en considération l'avis de son vis-à-vis et savait aussi reculer pour mieux sauter.
Il avait remarqué mon dévouement et ma capacité de travail. Corvéable à merci, je ne rechignais jamais devant l'effort. Plutôt que de me perdre, il fit semblant d'abdiquer et m'envoya à Oran faire un stage de secourisme chez le docteur Nekkache. Nous étions fin décembre 1955. Cette rencontre fut de la toute première importance. Il m'enseigna le b.a.-ba du secourisme.
C'était un militant et un médecin infatigable. Un homme aussi discret qu'efficace pétri dans la moralité des valeurs universelles. J'ai dû être guérisseuse dans une vie antérieure car j'absorbais tout ce qu'il m'enseignait et je devins très vite experte en pansements et piqûres. Je me rêvais dans les djebels à secourir les maquisards blessés. Pour moi, monter au maquis était la plus belle démonstration de l'amour de la patrie, mais aussi dans le feu du combat.
En février, Abane me réclama à Alger et me mit devant le fait accompli. Il avait besoin d'une assistante à temps complet et c'est Benyoucef Benkhedda qui réussit à me convaincre :
? «Isa, il y a plusieurs façons de militer. Nous sommes des moudjahidine nous aussi. Nous utilisons notre stylo pour combattre l'ennemi et avons besoin de vous.
Sans le savoir, j'allais devenir la secrétaire du CCE, véritable cabinet de guerre. Mais je n'avais encore rien compris. CCE, CNRA, c'était pour moi de l'ésotérisme.
Je me suis réinstallée rue Bastide en aménageant la petite chambre qui m'était dévolue. Quand Abane l'a vue, il s'est exclamé :
? «Mais tu es un trésor !»
Il se mit à venir souvent. A partir du moment où j'étais entrée dans la clandestinité, je ne sortais plus que voilée de la tête aux pieds, on ne voyait même plus mes sourcils. J'avais repéré tous les immeubles ayant deux entrées. Je pouvais entrer voilée par une porte et ressortir habillée à l'européenne de l'autre, ce qui me servit surtout durant la période du FFS. Isa n'existait plus. Encore moins Gina !
Abane, dit Ahmed, me baptisa Saléha. Un jour alors que je rentrais à l'appartement, je le trouvais plié en deux. Il faisait une crise d'ulcère. C'était la seule et unique fois que je le vis dans cet état.
? Qu'y a-t-il à manger '
? Rien (Il était 17h et le frigo était vide).
? Même pas une salade ou un bout de pain '
? Non, désolée. Mais pourquoi vous ne vous soignez pas ' Vous avez droit à un régime spécial !
? Ce sont les deniers du peuple et je n'ai pas le droit de les utiliser à mes fins personnelles.
? Les deniers ' C'était la première fois que j'entendais ce mot.
? Oui, l'argent c'est l'argent du peuple.
? ? Et votre salaire de militant '
? Je mange ce que l'on me donne. Je découvrais son côté austère, voire ascétique. Cet homme se nourrissait de simplicité. Il ne réclamait jamais rien. Il n'exigeait aucun menu. Mais il détestait le fromage sous toutes ses formes et le refusait fermement. Il lui rappelait ses années de prison. Quand le colonel Ouamrane venait le voir, il apportait un bon kilo de steak. Je ne l'avais jamais vu manger comme ça. Riant aux éclats, ils engloutissaient la viande à un rythme effréné. Une autre fois, il est entré à la maison tout de flanelle vêtu. Il portait un chapeau. Gêné, il nous dit en levant les bras :
? Ce sont les frères ! En effet, Mohamed Lebjaoui et Rebbah Lakhdar qui avaient pris l'initiative de l'habiller de pied en cap afin qu'il passe pour un Européen. Cet homme n'a jamais exprimé un caprice, qu'il soit alimentaire, vestimentaire ou autre. Il avait une activité cérébrale intense. Tout ce qui touchait à la politique le passionnait et sa vision était remarquable. C'était un géant.
Un rassembleur, ai-je besoin de le préciser ' Quand il a demandé à Ferhat Abbas de rejoindre le FLN, sa démarche a été vivement critiquée par certains historiques. Il secouait la tête et disait :
«Ferhat Abbas est un symbole. Il va irradier le FLN de son aura. Ils ne comprennent pas que je ne veux rien laisser à la France.» Il était hors de lui.
«La Révolution doit être l'œuvre de tous, sinon elle sera vouée à l'échec !» Idem pour les centralistes, Saad Dahlab, Benyoucef
Benkhedda, Francis et les autres.
Il a reçu une volée de bois vert. «Ils ne comprennent rien, ma parole !» Le clanisme était à son apogée et il combattit la division de toutes ses forces afin de réaliser l'union sacrée qui allait déboucher sur une véritable machine de guerre.
Abane ne m'a jamais fait la cour. Aucune allusion, aucun geste déplacé. Il était juste courtois, spontané, directif, mais jamais dominateur. Cet homme n'était pas dans la séduction et moi non plus. Nous étions là pour la lutte contre le colonialisme. Particulièrement pudique tout comme moi, il ne lui serait pas venu à l'esprit de profiter de sa position de chef pour m'imposer une relation non consentie. Abane était un homme d'honneur respectueux des femmes..
Au mois de mars 1956, lors d'une séance de travail, il demanda ma main et quelle demande !
Il avait tellement souffert, lui qui avait consacré sa vie aux études et au militantisme, sans compter ses années de prison assorties de tortures et de grèves de la faim. Il n'avait pas eu une jeunesse normale. Il voulait fonder une famille, c'était compréhensible. Cet homme m'impressionnait considérablement. Il avait tout mon respect, toute mon admiration.
? Que vais-je dire à ma mère ' Elle ne sait même pas où je suis, si je suis morte ou vivante. Comment affronter son regard le jour où elle saura ' Je suis censée militer et non me marier.
? On ira la voir à Notre-Dame d'Afrique quand tu voudras, et puis tu peux militer et te marier, ce qui à mon avis la rassurera.
J'ai dit oui assez rapidement sans faire de chichi et le mariage religieux eut lieu à
Belcourt.
Il donna le meilleur de lui-même en cette année 1956.
Il faut croire que notre union y était pour beaucoup et l'apothéose fut la naissance de notre fils Hassen en janvier 1957.
Certains bien-pensants dans le confort de leur médisance ont dit toutes sortes de choses :
Qu'il avait un problème thyroïdien.
? Il n'avait pas de goitre.
? Hyperthyroïdien ' Il ne tremblait pas, ne suait pas et était plutôt enrobé.
? Hypothyroïdien ' Loin d'être ralenti et apathique, cet homme avait une énergie remarquable. Il dormait 6 à 7 heures par nuit.
On le disait violent '
Thèse préférée de ses assassins et de leurs complices (Abdelhafid Boussouf, Krim Belkacem et Lakhdar Bentobal). On ne peut pas être juge et partie !
? Il n'était pas armé et n'a jamais imposé ses décisions par la force. Il adorait débattre et se pliait devant la majorité. C'était un fervent démocrate assumé.
? Quand il voulait se débarrasser de quelqu'un, il l'envoyait en mission. Il n'a jamais fait liquider qui que ce soit. Il avait un coeur et une âme d'enfant. D'ailleurs, dans les résolutions du Congrès de la Soummam, il était stipulé que toute personne pouvait obtenir le droit à un procès équitable.
? Etait-il à la tête d'une région, d'une base ou d'un service de renseignement '
C'était juste un politique, membre du CCE.
Oui, il pouvait être cassant, franc et colérique mais il n'était pas rancunier.
Il me parlait très souvent de la prison et il était intarissable. La torture l'avait profondément marqué. Abane se déplaçait sans cesse, je ne savais rien de ses activités. Il pouvait disparaître une semaine, voire plus comme pour le Congrès de la Soummam. Parti début juillet, il ne revint que deux mois plus tard. Quand il a quitté Alger en juillet, le Congrès devait se tenir à Ifri dans la vallée de la Soummam.
Il n'y a pas eu de changement de destination à la dernière minute. Le colonel Sadek était chargé d'escorter les deux congressistes, Abane et Ben M'hidi. Par contre, je me souviens qu'il y avait eu des tractations début 56 avec le Constantinois afin qu'il ait lieu là-bas, mais cela n'avait pas abouti. Benyoucef Benkhedda, la cheville ouvrière du FLN, m'apportait tous les jours des documents à taper (les résolutions du Congrès de la Soummam), j'étais enfermée pendant plus de deux mois à réaliser ce travail titanesque avec ma machine à écrire.
Je me rappelle avec acuité de la période précédant le départ de Abane pour la wilaya IV car il faisait très chaud, et par mesure de prudence j'avais fermé les fenêtres afin que nul n'entende le cliquetis insolite de ma machine à écrire. J'étais mal en ce premier trimestre d'une grossesse amorcée en avril et la chaleur étouffante de la chambre accentuait mon malaise.
Le 26 juin 1956, Abane avait fondé le journal El Moudjahid qui était présenté dans un premier temps sous forme de brochures ronéotypées, et diffusé en Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Egypte. Il fallait produire plusieurs stencils qui étaient envoyés un peu partout à travers le pays et à l'extérieur.
Evelyne Lavalette me secondait pour cette tâche importante car El Moudjahid allait devenir le journal de propagande du FLN. Par conséquent, il fallait trouver un nom à ce journal, et Abane organise une réunion de travail à laquelle assisteront Ben M'hidi et Benyoucef Benkhedda au refuge se trouvant en face du cinéma Sierra Maestra, plus précisément au-dessus de la boutique d'un tailleur.
Ils étaient assis tous les trois à une table en train de débattre de ce sujet pendant que je leur préparais le café. Ben M'hidi et Benkhedda proposèrent le nom d'El Moudjahid qui fut d'emblée rejeté par Abane, car ce nom selon lui donnait une connotation religieuse.
En revanche, il proposa Le Combattant ou Le Résistant qui pour lui serait le dénominateur commun pour toutes les différentes factions qui ont rejoint le Front. Comme Abane s'inclinait toujours devant la majorité, le nom d'El Moudjahid fut retenu et adopté. Il était un fervent démocrate, mais il dira avant de clore cette séance : «On en reparlera dans trente ans».
De retour à Alger, l'activité du CCE devint intense. Tracts, courriers, journal El Moudjahid, pratiquement tout passait par moi. Lorsque je lisais les noms des moudjahidine, je m'arrêtais toujours sur Slimane Dehiles. Je me tournais alors vers Abane :
? Mais qui est ce Slimane Dehiles ' Il partait d'un grand éclat de rire. C'était son grand ami, son homme de confiance.
Quand Abane apprenait l'arrestation d'un de ses proches collaborateurs, il se tenait la tête des deux mains en disant :
? On va tous y passer? Ce fut le cas pour Rebbah Lakhdar, Mohamed Lebjaoui et il a carrément sangloté pour Hachemi Hamoud, quand il apprit sa mort sous la torture. C'est la seule fois où je l'ai vu pleurer. La répression qui a suivi la grève des huit jours a été terrible. Les refuges sautaient un à un. L'organisation démantelée et Ben M'hidi arrêté le 23 février 1957, puis exécuté la nuit du 4 mars. Les membres du CCE avaient quitté Alger.
Il me dit une fois : «Ne sois pas étonnée qu'on vienne un jour t'annoncer ma mort !»
«On finira tous par y passer, il ne restera que les rats d'égout?»
En quittant le refuge ce matin là dans Alger, il a longuement regardé son fils unique Hassen. Abattu, il m'a quittée sans effusions, avec la pudeur qui le caractérisait. J'ai vu sa carrure imposante dans l'encadrement de la porte, mais j'ignorais à cet instant que c'était pour la dernière fois que je le voyais. En bas de l'immeuble l'attendait Claudine, l'épouse du professeur Yves Chaulet, pour l'acheminer à Blida où des soldats de l'ALN devaient l'escorter au PC du colonel Sadek en Wilaya IV (l'Algérois) afin de prendre la route pour la Maroc.
Par mesure de sécurité, je me suis débarrassée de la machine à écrire et déchiré tout ce qui pouvait nous lier à la résistance. J'étais devenue une maman à plein temps. J'attendais que Abane me fasse signe et ce n'est qu'en décembre 1957 qu'il m'envoya un télégramme : «Rejoins-moi». Ferhat Abbas lui avait conseillé de nous faire venir car il voyait la situation se dégrader avec les 3B, (Krim Belkacem, Lakhdar Bentobal et Abdelhafid Boussouf).
Le temps de refaire ma carte d'identité, je suis arrivée à Tunis en janvier 1958. Il était déjà trop tard? Mais je n'en savais rien. Prise en charge par Mouloud Gaïd, alias si Rachid et son épouse Hadda, j'ai ressenti une ambiance bizarre. Les militants chuchotaient, semblaient apeurés. Par qui, pourquoi ' Je n'en savais rien. On venait me voir, tour à tour, mais personne ne savait où était passé Abane.
En mars, j'ai reçu un autre télégramme de Abane : «Je suis à Alger, rejoins-moi». (C'était un faux télégramme qui émanait du MALG, à sa tête Abdelhafid Boussouf, car ma présence à Tunis mettait mal à l'aise ses assassins). Je refis ma valise contre l'avis de Si Rachid : «Ecoute-moi Isa, tu dois rester. Attends-le à Tunis. Ne va pas à Alger. Tu ne le trouveras pas.» Je ne l'ai pas écouté et de retour au pays, point de Abane. Personne ne l'avait vu depuis son départ en février 57.
A aucun moment je n'ai pensé qu'il lui était arrivé malheur. Sur les conseils de ma mère, une femme avisée, je suis retournée à Tunis en avril. Aucune nouvelle. Un soir, Mouloud Gaïd m'a annoncé la visite impromptue de deux militants qu'il n'a pas nommés. J'ai refusé de sortir. Il a insisté, mais je ne suis pas sortie. Il est reparti quelque peu gêné. J'ai fini par apprendre que c'était Boussouf et Bentobal. Ils voulaient voir la tête de la veuve qui s'ignorait et peut-être même me serrer la main. Quel cynisme !
Puis vint le jour où je fis la connaissance du fameux colonel Sadek Dehiles. Droit dans ses bottes, le regard franc et direct :
«Bonjour Madame, j'arrive du Caire. Que puis-je faire pour vous '»
«Je cherche mon mari Abane depuis janvier et sans résultats.»
«Vous aurez de ses nouvelles très vite, je vous le promets.» Il est allé voir les 3B et les a confrontés : «Si vous ne dites pas la vérité à cette femme, je fais une déclaration à la presse.»
Ils m'ont envoyé Mohamedi Saïd pour m'annoncer que Abane était tombé au champ d'honneur dans une embuscade tenue par l'armée française (cette version officielle est encore d'actualité au ministère des Moudjahidine !)
Je suis restée de marbre. Je ne pouvais pas croire qu'il était mort. Comme ma mère et ma grand-mère, j'ai été veuve avant 30 ans. Je n'ai pas versé une larme. Je ne pouvais pas le croire, c'est d'ailleurs le docteur Nekkache qui le premier me dira : «Isa, ton époux Abane a été assassiné à Tétouan dans une ferme au Maroc par les 3B.» (Abdelhafid Boussouf, Krim Belkacem et Lakhdar Bentobal). Depuis mon retour à Tunis, les hommes de Boussouf et Krim Belkacem me surveillaient de près et m'avaient menacée de s'en prendre à mon fils Hassen si je devais intenter une quelconque action. Cependant, je trouvais en Slimane Dehiles une présence réconfortante et rassurante, ce qui me poussa à accepter de l'épouser en 1959.
Mais 10 ans après, quand j'ai lu la description de l'assassinat relatée par Yves Courrière dans son livre, L'heure des colonels, j'ai pleuré, sangloté sans pouvoir m'arrêter.
Le colonel Dehiles Sadek m'a consolée comme il a pu, mais nous savions pour l'avoir bien connu que Abane Ramdane ne méritait pas une fin pareille. L'Algérie qu'il avait tant aimée ne valait pas un tel dénouement.
Je m'adresse à tous les malotrus qui traînent régulièrement Abane Ramdane dans la boue : un peu de décence et de reconnaissance aux hommes de bonne volonté qui vous ont apporté l'indépendance sur un plateau. Contentez-vous d'y vivre et d'en profiter sans vergogne, vous qui aviez rempli vos poches en toute bonne conscience.
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