Algérie

Le griot à la caméra


Le griot à la caméra
Alors que s'achevait à Ouagadougou la 21e édition du FESPACO, l'image d'un des plus grands cinéastes du continent s'est imposée à notre mémoire, porteuse de tant de valeurs et d'enseignements. On ne peut aujourd'hui prétendre connaître le cinéma africain sans connaître Sembène Ousmane. Comme de nombreux Africains de sa génération, il avait été mobilisé de force dans la Deuxième Guerre mondiale qu'il avait passée dans un régiment d'artillerie. Mais, des années plus tard, quand l'ambassadeur de France à Dakar lui décerna la médaille d'officier de la Légion d'honneur, une des plus hautes distinctions françaises, c'est à l'artiste qu'il s'adressa : « L'artiste que nous honorons aujourd'hui, l'homme de conviction, l'artiste engagé, au service d'un devoir de mémoire et d'un humanisme exigeant et l'autodidacte, formé à l'école de la vie, a tracé son sillon avec un regard critique et militant. » Le 9 juin 2007, à Dakar, celui que l'on nommait « l'ainé des anciens » s'est éteint, considéré comme un homme sensible, courageux, enthousiaste et persévérant qui lègue à l'humanité un appréciable patrimoine culturel. C'est à son talent, à son énergie débordante, à sa force de conviction exemplaire, à son engagement irréprochable, à la pertinence de ses travaux, à la cohérence de son 'uvre et à l'originalité de son style que Sembène Ousmane doit sa notoriété. Sa thématique, constante durant un demi-siècle, va continuer à résonner comme l'écho dramatique de l'impossibilité d'accorder vision personnelle et réalité. La trajectoire de l'artiste a commencé avec un premier roman, Docker noir (1957), description poignante du quotidien du docker qu'il fut lui-même, durant une dizaine d'années à Marseille. Suivirent ensuite, en l'espace de quelques années, Oh pays, mon beau peuple (1957), Voltaïque (19¬62), L'Harmattan (1964), Les Bouts de Bois de Dieu et Vehi-Ciosane (1965). Jusqu'à son dernier grand roman, Le Dernier de l'empire (1981), Sembène Ousmane a toujours revendiqué son droit et son désir d'une 'uvre artistique engagée.Son attachement au patrimoine ancestral est si fort qu'il n'a eu de cesse, dans ses créations comme ailleurs, de célébrer les arts et l'artisanat africain, la sculpture, la musique et surtout l'orfèvrerie et les objets usuels décorés. Le besoin impérieux de s'exprimer, par l'écriture d'abord, puis par l'image s'est très tôt imposé à lui, pour dénoncer les injustices faites aux hommes et aux femmes en souffrance. « Ce qui m'intéresse, c'est d'exposer les problèmes du peuple auquel j'appartiens' Pour moi, le cinéma est un moyen d'action politique » (Interview, Jeune cinéma, n°34. 1968.). Le citoyen rebelle qui avait placé en lettres rouges l'inscription « Galle ceddo », (homme du refus de ce qui les assouvit) sur le fronton de sa maison à Dakar, le « mécréant » (comme il se définissait lui-même) n'a jamais renié ses convictions ni renoncé à son militantisme. Sa préoccupation a été constante envers la dure condition des Africains qui se reflète parfaitement à travers une 'uvre littéraire et cinématographique très riche qui a fertilisé et nourri la conscience politique de plusieurs générations de cinéastes et d'écrivains.« Tout peuple qui perd son image perd aussi son identité, son passé, son présent et son avenir », affirmait-il aussi. Convaincu de cela et désireux de toucher le plus grand nombre possible de ses concitoyens pour la plupart des analphabètes, l'éveilleur de conscience décide d'entamer une nouvelle carrière. Le défenseur de la liberté, comme le dénommait Abdou Diouf, va très vite choisir son arme de combat : l'image. Une bourse offerte par l'institut de cinéma de Moscou, le VGIK, va révéler sa vocation pour le cinéma, cet art qu'il a commencé à aimer très jeune, lorsqu'à chaque bonne note scolaire, son père lui offrait une place de cinéma.Une fois la technique assimilée, il se lance très vite dans la réalisation de films engagés. Sa production s'avère être une véritable charge contre tous les totalitarismes, toutes les oppressions et toutes les violences. Mieux que tout discours, ses images situent l'homme et traduisent le sens qu'il assignait à sa vie. A travers Emitaï (1971), Camp de Thiaroyé (1988), La noire de' (1966), Le Mandat (1968), premier film parlant ouolof, Ceddo ou les gens du refus (1976), Xala (1974), Moolaadé (2004), il dénonce clairement la corruption, les m'urs assassines, l'exploitation de l'homme, les discriminations, les affres bureaucratiques, le néocolonialisme, le poids des traditions, l'aliénation religieuse, les perversions sexuelles et le maraboutisme. Jusqu'à Guelwaar (1991) et Faat Kine (2001), les deux premiers volets d'une trilogie qui devait se clore avec La confrérie des rats, demeurée inachevée, l'autodidacte, devenu écrivain puis cinéaste, est resté fidèle à lui-même, à ses convictions et à son peuple. Son regard sur l'Afrique est sans complaisance. La mécanique coloniale et ses conséquences désastreuses sont mises à nu. Sa dialectique de l'oppression engendrera une écriture cinématographique pertinente, stricte et sans concessions, profondément enracinée dans le terroir et totalement imprégnée de culture populaire. Empruntant au folklore sans le trahir, et restituant la réalité africaine dans toute son éloquence, sa respiration et ses rythmes, Sembène Ousmane va donner libre court à une imagination fertile et un esprit critique aiguisé. Résultat : une culture qui met en avant ses propres références et métaphores, dans une démarche qui ne correspond pas forcément aux critères internationaux et aux modes en cours, mais dont l'originalité s'impose. « Plus besoin de nous référer à d'autres voix, d'autres critères pour nous délivrer notre label d'africanité » déclarait-il en mai 1978 à la revue Les Deux Ecrans, première publication spécialisée du cinéma et de la télévision, éditée par l'ex RTA, à Alger. Rencontré au Fespaco à Ouagadougou, le membre fondateur du Festival panafricain du cinéma et de la télévision, qui appréciait tout autant Brecht que Einsenstein, nous confiait : « Le développement du cinéma ne devait pas dépendre de la bonne volonté des milieux français ».« L'Europe n'est pas mon centre ».Le pionnier de la résistance par l'image à l'inspiration fertile et à la critique féroce et sans ambiguïté avait le sens du vrai et du beau. Malgré cela, Sembène s'est toujours vu reprocher, par les critiques et par certains de ses lecteurs les plus enthousiastes, son style « négligé », son esthétique « douteuse » et son « médiocre » talent d'écrivain. Il n'en demeure pas moins que sa représentation littéraire de l'Afrique, de ses habitants et de ses femmes, a suscité de multiples études sociologiques et idéologiques. Homme d'action trépidant et animé d'un idéal humaniste, son 'uvre a été conçue pour donner à voir et pour dénoncer. Consacré metteur en scène de classe internationale, dès ses premiers films (Barrom Sharrett en 1963), Niaye en 1964'), primés un peu partout, le réalisateur n'avait cure de ses détracteurs, pour la plupart disait-il « des parvenus issus de la nouvelle classe africaine des intellectuels et cadres arrogants ». Certes, son approche politique, poétique et stylistique peut désarçonner, mais, qu'on le veuille ou non, elle fascine. Les plus virulents reconnaissent d'ailleurs sa rigueur intellectuelle et son honnêteté morale. N'ayant jamais cédé ni aux diktats ni aux vertiges de la notoriété, « Le soleil », comme aimaient à le surnommer ses amis, avait fait de la lutte contre les exactions, les autoritarismes et les ostracismes, son cheval de bataille. Il critiquait, dénonçait et stigmatisait tous les abus de pouvoir et sans doute cela passait avant tout pour lui. C'est à Paulin Vieyra que le pionnier incontestable du roman et des cinémas d'Afrique avouait sa déception : « Le 7e art, en Afrique, a longtemps été unilatéral en ce sens qu'il n'a véhiculé qu'un seul visage de notre univers. Nous voulons, comme nos poètes et nos romanciers, apporter à l'universel le vrai visage de l'Afrique ».La certitude que le 7e art pouvait non seulement changer le cours des choses et interférer sur le déroulement de l'histoire, mais aussi contribuer à la naissance d'un monde nouveau, incita ce fils de pêcheurs, qui fut tour à tour, maçon, mécanicien, tirailleur et enfin docker à Marseille durant dix ans, à opter pour la plume et l'image révolutionnaires pour dénoncer et déranger les nantis, mais aussi pour éveiller les consciences endormies. Considéré, adulé et même vénéré par la nouvelle vague de cinéastes, Sembene Ousmane incarne désormais une légende vivante. Toute une génération, sensible à la rectitude de son propos, à l'ascétisme de sa pensée et de son style, et à la chaleur de son contact, demeurera et pour longtemps, marquée par ce créateur engagé, authentiquement africain, cet artiste du peuple, défenseur résolu de la cause des femmes. A travers une 'uvre littéraire et cinématographique impressionnante et au caractère flamboyant, l'Afrique a trouvé une spectaculaire transcription et inscrit sa place dans le cinéma mondial. Le vide qu'il a laissé montre à quel point il incarnait le cinéma africain. Vivant en osmose au sein de sa société, il ne cessait de se référer à ses sources originelles et d'y puiser son inspiration. Lors d'un de ses passages à la Cinémathèque algérienne, en réponse à un spectateur qui le questionnait sur les rapports de l'Afrique avec l'Occident, il eut cette fameuse réponse : « L'Europe n'est pas mon centre ». Son décès, à l'âge de 84 ans, bien qu'attendu en raison de son état de santé, a causé une très vive émotion. Le monde africain ne perdait pas uniquement l'un de ses meilleurs esprits mais également une certaine idée de l'engagement. Espérons, qu'à l'occasion du premier anniversaire de sa disparition, l'hommage qui lui revient lui sera rendu, dans son pays mais aussi à travers le monde car il demeure une figure universelle de l'Afrique.Références : On signalera l'ouvrage Sembène Ousmane, cinéaste, par Paulin Vieyra (Ed. Présence Africaine. Paris. 1973). L''uvre filmique du réalisateur est accessible en DVD à la Médiathèque des 3 Mondes. Régulièrement, des hommages lui sont rendus lors des festivals internationaux de cinéma. En 2007, une rétrospective marquante a eu lieu au Festival international d'Amiens qui a même créé un prix Sembène Ousmane du meilleur film panafricain, en partenariat avec RFI).

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