Algérie - A la une

La maison de son père


La maison de son père
Eh bien, Assia Djebar n'est plus. Depuis quelques années, la nouvelle de sa maladie bruissait dans les cercles littéraires et journalistiques sans que personne ne l'ait vraiment éventée, par égard à sa personne, mais aussi par consternation. Qu'une écrivaine aussi passionnée et impliquée par la mémoire soit concernée par Alzheimer prenait la dimension d'une tragédie grecque.D'une manière ou d'une autre, la mémoire est présente dans toute son ?uvre et si fortement dans son ultime livre, Nulle part dans la maison de mon père (2007). Un livre au sommet de sa belle écriture, catalogué roman, ce qu'il était, bien qu'il s'agissait d'une autobiographie romancée : son enfance et sa jeunesse à Cherchell, sa scolarité à Blida, presque seule «indigène» parmi les élèves, la découverte d'Alger et de l'amour et, parsemant le tout, la figure de son père, Monsieur Imalhayène, l'un des premiers instituteurs algériens.Le titre de ce roman magnifique, que nous avions qualifié de «livre où elle se livre», de même que plusieurs de ses passages, était assurément un message d'une grande délicatesse mais d'une force terrible. La maison de son père, c'était aussi son pays qu'elle a aimé avec une constance filiale et qui ? pourquoi le cacher ' ?, ne le lui a pas toujours rendu.Lors de son élection à l'Académie française en 2005, plusieurs observateurs dans le monde avaient noté qu'en dehors de la déclaration de l'ancienne ministre de la Culture, Khalida Toumi, et de quelques articles de presse, l'hommage officiel avait manqué, comme s'il y avait quelque honte à ce qu'une écrivaine algérienne soit intégrée dans cette institution de l'ancienne puissance coloniale. L'écrivain Waciny Laredj avait déclaré : «C'est une fierté nationale et les pouvoirs publics, en premier lieu le chef de l'Etat, devraient réagir. Le traitement de cette information par la Télévision nationale comme un fait banal m'a sidéré» (Jeune Afrique, 27 juin 2005).On se gargarise pourtant aisément que nos footballeurs jouent dans de grands clubs français. Zidane en bleu vaut mieux que Djebar en vert, couleur de la tenue académique. Mais, objectera-t-on, c'est là histoire de pieds quand un écrivain jongle avec le ballon des valeurs. Un tel argument, au-delà du mépris qu'il professerait à l'égard du sport, porteur également de valeurs, ne peut tenir quand on lit son discours lors de son installation dans la vénérable institution.Un discours d'une clarté limpide, diffusant dans cette docte assemblée, où les mots sont perçus avec tout leur poids et leur subtilité, des messages forts et clairs. Devant rendre hommage, comme le veut la coutume académicienne, à son prédécesseur, l'éminent juriste Georges Vedel, l'un des artisans de l'Europe, elle souligne une phrase du doyen de l'Académie selon lequel les premières formes d'union continentale (l'Euratom) sont nées «en partie parce que la guerre d'Algérie occupait beaucoup les esprits». Remarque qu'elle qualifie de «précieuse» pour elle.Elle va plus loin dans son discours (lire les extraits ci-dessous), lâchant dans ce cénacle des mots qui, sans doute, n'y avaient jamais été prononcés, sinon du bout des lèvres, revendiquant pleinement ses origines, dénonçant le colonialisme et son entreprise de négation de la culture algérienne, évoquant les langues amazighe et arabe, de même que le Coran, griffant au passage la tentative de positiver une occupation et une ségrégation violente (on est alors en plein débat sur la «colonisation positive»). Plus loin encore, elle cite Rabelais qui conseillait d'apprendre l'arabe, «pareillement» au latin et à l'hébreu. Au début de son discours, elle se réfère à Diderot qui, dit-elle, «ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne».Un choix loin d'être fortuit quand on sait que Diderot fut le seul du Siècle des Lumières à s'opposer radicalement à la colonisation. Une manière aussi de dire que, toute honorée qu'elle se trouvait d'être élue à l'Académie française, elle ne se sentait pas obligée d'y enfermer son esprit, alors que l'usage de l'institution aurait voulu plutôt qu'elle se réfère à son illustre prédécesseur académique, Voltaire. Pour ceux qui en doutaient encore, Assia Djebar n'a jamais renoncé à son algérianité. Elle l'a portée autant dans ses romans que dans sa vie et sa beauté.Ici même, lors de son entrée à l'Académie française, nous écrivions : «Le souvenir de nos écrivains et de nos artistes, si prompt à s'éveiller devant leur mort, ne peut-il donc jamais s'accommoder de leur existence ' Notre gratitude ne peut-elle s'exprimer à leur égard que dans l'oraison funèbre '» (Les Palmes et le palmier, El Watan, 20 juin 2005). Qu'il est dur parfois d'avoir eu raison tout en espérant que les funérailles qu'elle a voulues en son Chenoua natal puissent un peu nous donner tort et compenser la froideur qu'elle a pu ressentir de son pays, la maison de son père.


Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)