Algérie - Benjamin Stora

La Guerre invisible, Algérie, année 90 de Benjamin Stora, (Histoire) - Presses des sciences po. et Editions Chihab. Paris, Alger, 2001


La Guerre invisible, Algérie, année 90 de Benjamin Stora, (Histoire) - Presses des sciences po. et Editions Chihab. Paris, Alger, 2001
Stora ou l'impossibilité d'écrire l'Histoire

En cette fin du XXe siècle, la visibilité des conflits n’est rendue possible que lorsqu’il y a existence de l’image, surtout de télévision. Or, dans le drame algérien, il y a quasi-absence d’images due à la censure étatique

Cet ouvrage de Benjamin Stora va déplaire à tous ceux qui ont des certitudes bien établies sur la décennie 90, qui a vu l’Algérie sombrer dans le déchaînement de violence et dont elle ne s’est pas encore relevée. Le livre qui raconte la guerre invisible, c’est-à-dire une épopée sans images dont il est impossible de restituer les mobiles, les protagonistes et les enjeux, intéresse aussi bien les journalistes que le large public. La Guerre invisible raconte l’impossibilité pour l’historien d’écrire l’histoire, laquelle constitue l’objet même de son métier. Benjamin Stora replace le débat dans le contexte médiatique de cette fin du XXe siècle, la visibilité des conflits, nous dit-il, n’est rendue possible que lorsqu’il y a existence de l’image, surtout de télévision.

Or, fait-il observer à propos du conflit algérien, il y a quasi-absence d’images due à la censure étatique, «l’aspect chaotique», «délirant» de ce conflit (les incroyables tueries de bébés, les viols de jeunes femmes, les égorgements massifs de civils) conduit à la perte de repères mémoriels. Le terrain des certitudes (illusoires) de l’historien se trouve alors miné.Les liaisons, les connexions, les rapprochements les comparaisons, les datations volent «en éclats» (ou échappent par pans entiers à la cohérence du récit historique). A tel point qu’il devient difficile d’établir sans risque de se tromper le moment du commencement, «comment situer le commencent du conflit ?» s’est interrogé Stora. Surtout que la guerre est une guerre sans front et sans images. S’ajoute à tout cela le souvenir encore vivace de «la première guerre» d’Algérie contre le colonialisme français, ce souvenir, selon l’auteur, participe à l’invisibilité de «la deuxième guerre», en ce sens qu’il réactive les réflexes autoritaires fonctionnant comme légitimation de la violence d’aujourd’hui.

Comme si la violence actuelle avait gagné ses lettres de noblesse par souvenir de guerre interposée. «La chronologie des événements se déroulera [...]sans récit vraiment lisible, cohérent, traversée de moments sanglants.» «Les séquences apparaissent comme des ravins où l’on tombe, et où il apparaît presque impossible de remonter. On ressort de cette histoire cruelle, abîmée, avec le sentiment d’avoir été égaré.» Le mot est lancé : l’égarement est le sentiment le plus partagé qu’on ressent à l’égard d’un conflit absurde. Cela, du côté algérien. De l’autre côté de la Méditerranée, si «la situation [en Algérie] est perçue comme une "menace", ce n’est pas tant par possibilité de transfert du terrorisme d’une rive à l’autre de la Méditerranée que par appréhension fantasmatique de l’islam, avivée par le souvenir de la guerre d’Algérie », note l’auteur.Démontant la stratégie du voyeur, celui qui s’arrange pour regarder sans qu’il ne soit possible de le voir, l’historien met en exergue le fait que le port du masque par les acteurs du conflit est ce qui a justement soustrait la scène des luttes, au regard extérieur.

L’historien parle des «ninjas» cagoulés, évoluant la nuit. Les interrogations sur l’identité des meurtriers, ne trouvent pas de réponses, en cela l’historien conforte les tenants du fameux «qui tue qui ?». Ainsi, cette absence de représentations place tous ces actes à l’écart de tout «sens», hors de l’attraction lourde d’une histoire continue. On a ainsi l’impression d’une longue accumulation négative de faits, dont le déroulement et la conclusion nous échappent. A chaque fois, une vérité tente de s’imposer, venant des officiels ou des propagandistes islamistes.

Elle est contredite par d’autres faits, d’autres rumeurs, et se trouve vite peu crédible dans la confusion générale. L’opinion publique est désorientée. D’autant que la guerre, qui n’a jamais été déclarée dans ses commencements, ne peut pas non plus être annoncée dans sa fin... L’effet de violence dure alors même que sa cause objective s’est évanouie, comme s’il s’en était détaché. En outre, Benjamin Stora fait une analyse intéressante des œuvres littéraires, cinématographiques et télévisuelles produites pour décrire ce terrible conflit : toutes «semblent accréditer l’idée que la guerre en Algérie se décline toujours sur le même mode, celui de l’intimisme, de l’analyse psychologique coupée du réel», «la fureur actuelle, note Stora, révèle toute la profondeur des traces anciennes de vengeance et de drame. Dans ce sens, les intellectuels et les créateurs algériens se sont évertués moins à filmer ou à décrire des systèmes établis, continus [la police, l’armée, les groupes terroristes] que des hommes et des femmes emportés par un flot de violence absurde et terrifiant qui les dépasse». Notons pour finir les remarquables observations de l’auteur sur les évolutions en cours concernant la femme algérienne.
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