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La culture forcée au silence


La culture forcée au silence
Le rassemblement des non-jeûneurs, avorté la veille dans la violence, a ouvert la voie à un précédent grave avec l'exigence de l'annulation des soirées qu'abrite l'esplanade de la maison de la culture à Béjaïa.Tous feux éteints, toute animation refoulée, la Maison de la culture de Béjaïa était plongée hier dans le noir, contrainte à un profond et inquiétant silence après la suspension de toutes ses activités sous la pression de riverains auxquels se sont mêlés des salafistes. Le rassemblement des non-jeûneurs, avorté la veille dans la violence, lynchés par des dizaines de personnes, a ouvert la voie à un précédent grave avec l'exigence de l'annulation des soirées qu'abrite l'esplanade de cet établissement culturel.Les organisateurs de ces activités culturelles nocturnes ont été sommés, en l'absence totale des forces de l'ordre, de s'exécuter sous la menace de rééditer l'épisode malheureux de saccage dont la ville a suffisamment enduré les affres. Retour sur des lendemains qui ne chantent pas.Samedi en fin de journée, deux heures avant la rupture du jeûne, des jeunes, vêtus de gilets bleus à l'effigie de l'association caritative Zad El Miaâd, descendent de la rue qui passe devant la mosquée El Kawtar du quartier Aâmriw, les bras chargés de caisses de dattes, de pêches, de raisin?. Leurs camarades les ont devancés sur l'esplanade de la Maison de la culture qui s'apprête à vibrer au rythme du muezzin après avoir vibré quelques heures plutôt au rythme de gourdins. A l'aide de barrières métalliques «empruntées» au Festival du rire qu'ils viennent d'interdire, ils délimitent une aire de dix mètres carrés pour la prière du maghreb. Des tapis sont déployés et un haut-parleur est installé.Le matériel audio démanteléLa sono du festival annulé est emballée, elle, avec l'essentiel du matériel d'animation. Au moment du déploiement des organisateurs de l'«iftar public», on s'affairait encore à déboulonner l'écran géant surplombant la Maison de la culture, de peur de le perdre dans une probable dégénérescence de la situation. «Cette sono, vous devriez nous la donner pour la mosquée» avait crié, sept heures plus tôt, un jeune homme à l'adresse des organisateurs des soirées ramadhanesques, une fois les non-jeûneurs chassés à coups de bâton et de «Allah Akbar».Une partie de l'estrade servant de scène au Festival du rire est récupérée pour en faire une table pour l'iftar. Des bouteilles d'eau minérale, du lait caillé, des yaourts, des qelblouz, de la zlabia, des paquets d'assiettes jetables, du papier blanc en quantité sont déjà là avec une promptitude qui laisse comprendre que tout a été préparé la veille, lorsqu'on a eu vent de la manifestation des non-jeûneurs annoncée sur facebook. Sur ce même réseau social a été posté un «appel aux Bougiotes» pour un «iftar public».Quelques dizaines de personnes, dont des barbus et de nombreux jeunes, ont rompu le jeûne à l'appel du muezzin et accompli une prière collective sur place. Beaucoup moins nombreux en tout cas que les troupes qui avaient ameuté vers 10h sur le groupe de non-jeûneurs. Selon eux, «c'est pour purifier les lieux» qu'ils considèrent souillés par «le déjeuner public» qu'ils se félicitent d'avoir empêché dans la violence. Sur les visages s'exprime aussi la satisfaction de s'être fait entendre à propos du «tapage nocturne» du festival qui, effectivement, n'a pas eu lieu en soirée, annulé sans la moindre résistance.Les autorités ont baissé la tête et bras pour ainsi dire. Une «reculade officielle qui montre à qui veut bien voir la complicité criminelle du pouvoir dans cette montée fulgurante de l'intégrisme religieux dans notre société», écrit le Café littéraire de Béjaïa dans une déclaration rendue publique.A l'heure habituelle, après la prière des tarawih, des familles habituées de la manifestation, dont certaines venant de l'extérieur de la ville de Béjaïa, se sont présentées sur l'esplanade pour se retrouver face au vide.Elles ont réclamé leur rendez-vous ramadhaneque et leur droit à l'animation culturelle. «Je ne fais qu'exécuter» leur a répondu Mme Gaoua, la directrice de la Maison de la culture, dont tout le programme pour le mois de Ramadhan est gelé. «Mais c'est entre eux et Dieu», commente un citoyen, révolté contre l'agression des non-jeûneurs. «Pourquoi sont-il venus jusqu'ici pour manger, qu'ils le fassent chez eux», répond un autre.Les graves incidents de ce samedi ont alimenté bien des commentaires autant dans la rue bougiote que sur les réseaux sociaux entre ceux qui jubilent pour «la riposte» et ceux qui condamnent fermement «la barbarie». La gravité est aussi dans l'imposition de soirées sans animation.Suspension de l'activité culturelle«Emportés par cet élan victorieux et profitant du climat d'impunité totale dont bénéficie le courant intégriste violent en Algérie, les assaillants se sont adjugé une autre victoire, sans même livrer bataille, en obtenant l'interdiction par les autorités de l'organisation de soirées artistiques sur l'esplanade de la Maison de la culture, alors que celles-ci se déroulaient après la prière du soir et ne causaient aucun désagrément, de l'aveu même des fidèles», se désole le Café littéraire. Qui a décidé de la suspension de l'activité culturelle ' «J'ai reçu des instructions. On m'a demandé d'annuler et je ne fais qu'exécuter», répond Mme Gaoua.Deux policiers lui ont transmis l'instruction ainsi qu'au président du comité des fêtes de la ville de Béjaïa, Malek Bouchebah, organisateur du Festival du rire qui allait entamer sa cinquième et avant-dernière journée samedi. L'humoriste Hrirouche, qui était à l'affiche, a dû rebrousser chemin. «Ce soir il n'y aura rien», nous confie Mme Gaoua, qui a adressé un rapport à sa tutelle. «J'attends qu'on me dise ce que je dois faire, je ne peux pas décider toute seule», ajoute-t-elle. C'est le statu quo et pas de reprise dans l'immédiat. Pas du côté du comité des fêtes.La scène démontée a été installée sur un autre site, celui de la surface du grand lac, à l'ex-Souk El Fellah, pour la reprise de ce qui reste du Festival du rire. «Nous comprenons les doléances des riverains et les désagréments que nous pouvons causer, surtout du fait de la proximité avec la mosquée. Mais si on nous suit jusqu'ici, nous allons confirmer qu'il s'agit d'autre chose», nous déclare M. Bouchebah, qui s'efforce de considérer qu'«il ne s'agit pas de problème de courant islamiste».Forcé au déplacement, il est désormais contraint à «essayer de réduire les décibels» et à ne pas se faire tardif. «Deux policiers sont venus vers moi. Ils m'ont dit que la situation est grave et conseillé d'arrêter le festival. Et je considère que cette décision est sage», estime Bouchebah.La sûreté de wilaya a-t-elle pour prérogative de décider de l'annulation d'une activité culturelle 'A moins d'un état d'urgence, bien sûr que non. Une source policière anonyme nous a indiqué qu'une réunion entre hauts responsables de la wilaya était programmée le jour même des incidents. D'aucuns estiment que c'est le wali, Hamou Ahmed Touhami, premier magistrat de la wilaya, qui a pensé judicieux de mettre en veille le programme culturel de la Maison de la culture qui garde toujours les stigmates de l'émeute du 5 avril dernier. «C'est faux, le wali n'a rien ordonné», dément la cellule de communication du cabinet du wali.En attendant que la décision de l'annulation signifiant d'une façon ou d'une autre un regrettable recul face au salafisme, un grand pas de vingt ans en arrière, soit assumée par une quelconque partie, la Maison de la culture est restée bel et bien muette hier.





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