Algérie - 01- Généralités

La conquête musulmane de l'Occident



La conquête musulmane de l'Occident
Il a suffi des dix années qui ont suivi la mort du Prophète Mohammed, survenue à Médine en 632, pour que la carte de l'Orient soit complètement bouleversée. Après la défaite infligée aux Byzantins sur les rives du Yarmouk dès 636, les Perses sassanides sont vaincus à Qâdissiya l'année suivante. Damas, Jérusalem et Ctésiphon tombent en quelques mois aux mains des cavaliers arabes porteurs de la foi nouvelle et, dès 639, une première incursion dans le delta du Nil prélude à la chute d'Alexandrie, évacuée par les Byzantins en 642, puis reprise avant de tomber définitivement aux mains des musulmans en 645. La facilité avec laquelle l'Égypte a été subjuguée – conséquence des antagonismes religieux qui l'opposaient à Constantinople – encourage naturellement les conquérants à pousser plus loin vers l'ouest. Dès 642, Barca et la Cyrénaïque passent au pouvoir des envahisseurs, qui s'emparent de Tripoli l'année suivante.

Un siècle plus tard, le Maghreb, largement converti et mobilisé contre un ennemi commun, lance ses armées par-delà le détroit de Gibraltar. Après avoir conquis l'Espagne, les musulmans, arrêtés à Poitiers par les chevaliers francs, vont lancer des raids de pillages sur les côtes italiennes, envahir la Provence, s'installer en Sicile… Il faudra attendre la prise de Tolède en 1085 et le début des croisades pour voir s'inverser le rapport de forces.

Au-delà des chroniques, des récits légendaires et des chansons de geste, c'est en historien que Philippe Conrad retrace ici les principaux événements de ces quatre siècles d'expansion arabo-musulmane vers l'Occident.


Les conquérants musulmans à l'assaut de l'Afrique du Nord

La proximité des riches terroirs de l'Africa – que les Arabes nommeront Ifriqiya et qui forme l'actuelle Tunisie – et les perspectives de butin qu'offrent ses nombreuses et opulentes cités ne peuvent que susciter les convoitises des vainqueurs de l'Égypte même si les premiers califes demeurent réticents à l'idée de pousser aussi loin les conquêtes arabes. Les sources relatives à l'irruption des musulmans en Afrique du nord-ouest sont rares et postérieures d'un ou deux siècles aux événements qu'elles relatent. Il convient donc de tenir compte du caractère légendaire de certains épisodes et de la volonté de donner à divers personnages une dimension héroïque sans doute bien éloignée de la réalité historique. Alors que le calife Omar était résolument hostile à toute nouvelle poussée vers l'ouest, son successeur Othman autorise le gouverneur d'Égypte, Abdallah ibn Sa'd, à tenter l'aventure. En 647, Ibn Sa'd écrase près de Sufetula (Sbeitla) l'armée byzantine du patrice Grégoire qui est tué au cours de l'affrontement.

Le pillage de Sufetula et les razzias opérées dans le sud de la Byzacène – l'actuelle Tunisie centrale – permettent alors d'accumuler un énorme butin et, quand les Byzantins proposent de verser une grosse indemnité de guerre pour acheter le repli des envahisseurs, ceux-ci – qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour assiéger les villes du nord de l'Ifriqiya – acceptent de bonne grâce de regagner l'Égypte.


Berbères et Byzantins face aux Arabes

La défaite byzantine et les possibilités de razzia qu'offrait la province devaient naturellement entraîner de nouveaux raids, mais les difficultés liées à la succession du calife Othman et la rupture entre les partisans de l'Ommeyade Mo'awiya et ceux d'Ali, gendre du Prophète, offrent un sursis inespéré à l'Afrique byzantine et berbère. En 665, une armée califale bat les forces byzantines débarquées à Hadrumète et se replie sur l'Égypte avec un important butin mais il faut attendre Oqba ben Nafi, qui avait déjà réalisé un raid fructueux dans le Fezzan, pour que les musulmans s'établissent de manière permanente dans la région. C'est en 670 qu'il fonde, au cœur de la Byzacène, une place d'armes, Qairawan, appelée à devenir la grande cité de Kairouan, place chargée de tenir en respect les Byzantins toujours présents dans les villes côtières mais aussi les Berbères, capables de menacer, à partir de leur bastion aurèsien, les voies de communication avec la Cyrénaïque et l'Égypte.

Mal récompensé des services rendus, Oqba est remplacé par Abou el Mohajir qui, plus politique que son prédécesseur, cherche l'alliance de certaines tribus berbères. Rentré en grâce quelques années plus tard, Oqba reçoit en 681 le commandement suprême des forces musulmanes du Maghreb et lance vers l'ouest son fameux raid dont les historiens arabes nous disent qu'il l'a conduit jusqu'aux rives de l'Atlantique. L'étude critique des textes montre que cette expédition n'a pas dû dépasser la vallée du Chélif et que la mer devant laquelle son chef prend Dieu à témoin de ne pouvoir avancer au delà ne serait que la Méditerranée. Au retour de ce raid vers l'ouest, Oqba est surpris en 683 par une coalition formée de Byzantins et de Berbères placés sous les ordres du prince awraba Kosaila et trouve la mort lors du combat livré à Tahouda, au sud de l'Aurès. L'échec était de taille pour les Arabes qui abandonnent toutes leurs conquêtes à l'ouest de la Cyrénaïque alors que Kosaila entre en vainqueur à Kairouan. Le pays n'en reste pas moins vigoureusement disputé. Une armée arabe l'emporte en 686 sur Kosaila qui est tué mais elle ne laisse qu'une simple garnison à Kairouan et, surprise par un corps byzantin débarqué à Barca, elle est massacrée sur le chemin du retour. Le calife Abd el-Malik ne s'avoue pourtant pas vaincu et envoie en Afrique une nouvelle armée qui réussit à s'emparer de Carthage en 695 mais une flotte byzantine reprend la ville à la faveur des difficultés que rencontrent les Arabes face aux Berbères.


La Kahina, héroïne berbère

Leur chef, Hassan ibn en-Noman el-Ghassani, doit en effet affronter une révolte générale conduite par une femme connue sous son surnom de Kahina, « la Prêtresse ». On ne sait rien ou à peu près à son sujet, si ce n'est qu'elle réussit à écraser l'armée arabe sur les rives de la Meskiana, entre Aïn-Beïda et Tebessa, contraignant Hassan à se replier sur la Tripolitaine. Il réapparaît en Byzacène et reprend Carthage en 698 pour la remplacer, au fond du golfe, par la ville nouvelle de Tunis qui apparaît davantage à l'abri d'une attaque venant de la mer. Précaution superflue dans la mesure où les flottes musulmanes commencent à cette époque à surclasser les flottes byzantines en Méditerranée. Bientôt la fameuse formule d'Ibn Khaldoun selon laquelle « à cette époque, les chrétiens ne pouvaient faire flotter une planche sur la mer… » deviendra une réalité et déterminera de manière décisive les succès musulmans. L'Empire byzantin a dès lors perdu l'Afrique et ne maintiendra plus sa présence que pendant quelques années à Septem (Ceuta) et dans l'archipel des Baléares.

Les Arabes n'en ont pas fini pour autant avec les Berbères mais la division de ceux-ci leur facilite la tâche. Soutenue par les nomades, la Kahina s'est mise à dos les sédentaires et les citadins attachés à un retour rapide de la paix, fût-ce au prix de la domination arabe. Fondée sur cette distinction entre les différents genres de vie berbères, la thèse développée par Émile Félix Gautier, le grand historien des Siècles obscurs du Maghreb, a été discutée et son caractère trop systématique a été mis en cause mais il n'en reste pas moins certain qu'elle contribue à éclairer les conditions dans lesquelles la conquête arabe a pu se réaliser au tournant des VIIe et VIIIe siècles. Après avoir reçu du calife ommeyade d'importants renforts, Hassan finit par l'emporter et la célèbre rebelle est vaincue et tuée dans l'Aurès en 702. Rappelé à Damas, Hassan est remplacé par Mousa ibn Nosayr qui reçoit, sans doute en 705, le gouvernement de l'Ifriqiya désormais indépendant de celui de l'Égypte. Mousa pousse les conquêtes jusqu'aux rivages atlantiques et soumet le Maghreb occidental où, selon l'historien Charles-André Julien, il impose aux diverses tribus berbères – Bergwhata, Gomara, Miknasa, Masmouda, Lemtouna – une « vigoureuse politique de conversion à l'Islam ». Une fois acquis le ralliement des citadins d'Ifriqiya et de Tingitane, il suffit d'entraîner les Berbères les plus belliqueux à la conquête de la péninsule ibérique pour s'assurer le contrôle d'un Maghreb désormais mobilisé contre un ennemi commun.


La Berbérie musulmane résiste à la domination orientale

Les succès remportés au nord du détroit de Gibraltar auraient certes pu contribuer au renforcement de la nouvelle unité politique et religieuse de l'Afrique septentrionale mais le particularisme berbère demeurait trop fort et trouva rapidement à s'exprimer dans l'adhésion au kharidjisme, un puritanisme schismatique, ascétique et égalitaire appelé à jouer un rôle déterminant dans l'histoire de l'Islam nord-africain. Dès 740, la pression fiscale exercée par les représentants des califes ommeyades déclenche la révolte et deux armées califales envoyées d'Orient sont successivement écrasées par les rebelles qui ne sont arrêtés qu'en mai 742 devant Kairouan. La fin de la dynastie ommeyade et le déplacement vers Bagdad de la capitale califale permettent à l'Afrique de jouir d'une quasi indépendance. Les conquérants arabes ont ainsi perdu pour une bonne part le contrôle du Maghreb mais l'Islam y est désormais solidement implanté. Kairouan est finalement reconquise par le gouverneur d'Égypte en 761 mais il ne peut imposer son autorité qu'à l'Ifriqiya proprement dite – l'un de ses successeurs réalise, de 772 à 787, une éradication définitive des schismatiques de cette région – alors que s'établissent durablement, dans le Maghreb central et occidental, les royaumes kharidjites de Tiaret, de Tlemcen et de Sidjilmassa.

La naissance du royaume idrisside organisé autour de Fez par un chérif descendant du Prophète et la formation de l'émirat aghlabide qui contrôle l'Ifriqiya et impose son autorité de Bône à Tripoli tout en ne conservant que des liens assez formels avec le nouveau califat abbasside de Bagdad, ne remettent pas en cause l'islamisation du Maghreb où, contre la doctrine hanéfite, le malékisme – qui, par son rigorisme correspond aux aspirations spirituelles du monde berbère – s'impose au cours du IXe siècle. C'est à l'émirat aghlabide que l'Islam doit, à partir de 827, la conquête de la Sicile qui ne sera terminée qu'en 902, puis celle de Malte en 870. S'appuyant sur les Berbères Kotama, c'est au nom du mahdi shi'ite Obeid Allah qu'un chef de guerre acquis à l'ismaëlisme, Abou Abdallah, va détruire le royaume aghlabide pour lui substituer un califat shi'ite « fatimide » qui, au cours du Xe siècle, étendra son autorité sur l'ensemble du Maghreb et sur l'Égypte, conquise en 969, où le calife El-Moizz vient installer sa capitale au Caire quatre ans plus tard.

Entre-temps, l'un des successeurs d'Obeid Allah a dû écraser en 947 la révolte de « l'homme à l'âne », Abou Yazid, dernier sursaut de la Berbérie nomade et kharidjite contre un pouvoir perçu comme étranger. Mis en place par le calife fatimide pour gouverner l'Afrique du Nord, les Zirides – qui devront bientôt compter avec la dynastie rivale des Hammadides – entrent en dissidence et reconnaissent en 1048 l'autorité du calife adbasside et sunnite de Bagdad.


L'invasion hilalienne

Une rébellion qui va coûter très cher à l'Afrique du Nord puisque, pour la punir, le calife fatimide du Caire lance sur elle les tribus arabes et pillardes des Beni Hillal qui nomadisaient au sud de l'Égypte. Ibn Khaldoun, qui écrit au XIVe siècle, nous rapporte que « semblables à une armée de sauterelles, ils détruisirent tout sur leur passage », ne laissant aux Zirides que Madhiya et aux Hammadides d'autre choix que de se réfugier à Bougie qui voit naître alors sa vocation maritime et corsaire.

Pour Charles-André Julien, « l'invasion hilalienne est à coup sûr l'événement le plus important de tout le Moyen Âge maghrébin. C'est elle, bien plus que la conquête musulmane, qui a transformé le Maghreb pour huit siècles. Avant les Hilaliens, ce pays, l'Islam mis à part, était resté profondément berbère de langue et de coutumes. Il l'était redevenu sur le plan politique à mesure qu'il avait secoué l'autorité de l'Orient… Les Bédouins apportèrent avec eux leurs mœurs pastorales ; avant leur arrivée, il semble que les Berbères, sédentaires et nomades, avaient réussi, tant bien que mal, à répartir les terres qu'il leur fallait. La venue des Hilaliens remit en cause cette harmonie des deux genres de vie qu'exigent le climat et le relief du Maghreb. Avec eux, le nomadisme se fit envahissant, arrachant à la culture des céréales ou des vergers des terres qui étaient faites pour elle, ruina par asphyxie villages et villes secondaires, ne laissant subsister qu'une mince frange agricole le long des côtes, autour des villes qui demeuraient ou à l'intérieur des massifs montagneux que le flot arabe contourna sans le pénétrer… » Islamisée dès le VIIIe siècle, l'antique Berbérie n'était ainsi véritablement « arabisée », que quatre siècles plus tard, à partir du milieu du XIe siècle.


La conquête…

Comme dans le cas de l'Afrique du Nord, les sources relatives à la conquête musulmane de l'Espagne sont rares et tardives. La Chronique mozarabe date de 754 et les Chroniques asturiennes ont été rédigées à la fin du IXe siècle. Selon la tradition, l'avènement du roi wisigoth Roderic a suscité l'opposition des descendants de Witiza, le souverain qui l'a précédé, et une partie de l'aristocratie wisigothique aurait ainsi fait appel aux musulmans. Après une première reconnaissance conduite en 710 de Tarifa à Algésiras, le gouverneur de Tanger Tarik ben Ziyad franchit le détroit au printemps de 711 avec sept mille hommes et s'installe sur les flancs du rocher auquel il a donné son nom, le Djebel al-Tarik, devenu Gibraltar. Composée essentiellement de contingents berbères, l'armée d'invasion, qui a reçu des renforts, affronte celle du roi Roderic en juillet 711. Trahi par des contingents wisigoths acquis à ses rivaux, le roi est tué au cours de la bataille qui se termine sur une victoire totale des musulmans. Exploitant rapidement son succès, Tarik laisse à deux détachements le soin de s'emparer des cités du sud du pays et marche sur Tolède, la capitale wisigothique, qui se rend sans résister. Après avoir accompli une reconnaissance de grande envergure en direction du nord-ouest, le conquérant revient en 712 vers Tolède où l'a rejoint Musa ibn Nosayr, le gouverneur de l'Afrique du Nord qui lui amène d'importants renforts berbères et arabes. Musa s'est emparé entre-temps de Séville et de Mérida, qui lui a opposé une farouche résistance, alors qu'un lieutenant de Tariq s'assurait pour sa part le contrôle de Cordoue, appelée à devenir bientôt la capitale de l'Espagne musulmane. Chargé de briser une première révolte de Séville, Abd el-Aziz, le fils de Musa, prend Malaga et Iliberis – Grenade – avant de pousser jusqu'à la région de l'actuelle Murcie alors gouvernée par le prince wisigoth Théodemir, qui conclut avec les vainqueurs un accord lui permettant, contre le paiement d'un tribut, de conserver le contrôle de la région.

L'année suivante, Abd el-Aziz prend Huelva et Lisbonne pendant que Musa et Tariq marchent sur Saragosse qui tombe en 714 avec toutes les villes de la vallée moyenne de l'Ebre. Remontant la vallée du fleuve, Musa soumet le comte ibéro-romain Cassius – qui, une fois converti, sera à l'origine de la lignée des Banu Qasi – puis, poussant vers l'ouest, il va obtenir la soumission de Leon, d'Astorga et de la Galice. Reparti vers le sud, il s'empare de Salamanque alors que Tariq, au nord-est du pays, a pris Tarragone et Barcelone.

Il a donc suffi de quelques années pour réaliser la conquête d'un vaste territoire où s'était développé le plus brillant des royaumes « barbares » d'Occident ; un succès aussi rapide des envahisseurs a conduit les historiens à s'interroger sur les raisons qui pouvaient l'expliquer. Le royaume wisigoth avait rencontré de nombreuses difficultés depuis la fin du VIIe siècle : problèmes de succession au trône, crise économique, épidémies de peste, hostilité de la minorité juive régulièrement visée par les législations antijudaïques promulguées lors des conciles de Tolède, mauvaises récoltes liées à des sécheresses catastrophiques… Celles-ci ont sans doute pesé lourd et il convient aussi de rappeler qu'à la différence des Francs dans le nord de la Gaule, les Wisigoths ne constituent qu'une minorité dominante qui ne s'est pas fondue dans la masse ibéro-romaine, naturellement conduite à voir en eux des occupants étrangers. Les fils de Witiza, hostiles à Roderic, se sont très bien accommodés de la victoire musulmane. Contre leur renonciation au trône, Akhila, Ardabast et Olmund ont pu conserver le patrimoine foncier des rois de Tolède. Leurs partisans ont suivi leur exemple et se sont surtout préoccupés de sauvegarder leurs domaines qu'un ralliement intéressé aux vainqueurs leur a souvent permis d'accroître, au détriment du clan des vaincus.


…ou la « perte de l'Espagne »

Les habitants de la péninsule n'eurent sans doute pas conscience de ce que pouvait représenter à terme la conquête musulmane. L'idée de la « perte de l'Espagne » et la nostalgie de l'unité hispanique réalisée par la monarchie wisigothique n'apparaîtront que plus tard, autour du petit noyau de résistance que constituent les régions montagneuses du nord-ouest, future base de la Reconquista des siècles suivants. Il faut également se rappeler que ce n'était pas la première fois que des éléments étrangers intervenaient en Espagne wisigothique. Le roi Athanagilde avait fait appel aux Byzantins qui avaient rétabli, pendant quelque temps, l'autorité impériale sur certaines régions du sud-est du pays. Sisenand avait recherché l'appui des Francs et les partisans de Witiza n'avaient fait que confirmer, pour vider les querelles internes à l'aristocratie wisigothique, cette pratique de l'appel aux puissances étrangères. Quand l'Espagne fut rattachée au califat de Damas, cela fut sans doute perçu par beaucoup comme un simple changement de dynastie au profit d'un souverain ommeyade aussi lointain que l'avait été, quelques décennies plus tôt, le basileus byzantin.

La nouvelle religion est de plus, à l'époque, très peu connue et n'est pas perçue comme l'ennemie privilégiée du christianisme. Les musulmans s'inscrivaient dans une tradition familière aux juifs et aux chrétiens et leur religion était souvent considérée comme une nouvelle hérésie orientale, un phénomène familier dans une Espagne où l'arianisme et le catholicisme romain s'étaient trouvés en concurrence jusqu'au rétablissement par le roi Reccarède – en 587, un peu plus d'un siècle auparavant – de l'unité religieuse du pays. Enfin, les Berbères, qui fournissaient le gros des premières troupes d'envahisseurs, étaient longtemps demeurés chrétiens au sein du même espace impérial romain et n'apparaissaient pas aussi radicalement étrangers et hostiles que les musulmans d'Al-Andalus au sujet des royaumes chrétiens quelques siècles plus tard.

Vainqueurs de l'Hispania wisigothique au début du VIIIe siècle, les musulmans vont contrôler la majeure partie de la péninsule ibérique jusqu'au XIe. Fortement implantés dans la vallée du Guadalquivir, dans le Levant valencien et dans la vallée de l'Ebre, ils considèrent les régions du nord-ouest situées au nord de la cordillère centrale comme des terres de razzia et n'accordent que peu d'intérêt aux petits royaumes chrétiens qui ont réussi à se maintenir dans la région cantabrique d'où partira le lent et patient effort de reconquête qui ne portera vraiment ses fruits qu'après l'an mil. Jusque-là, le rapport des forces demeurera favorable à l'émirat puis au califat de Cordoue et, à la fin du Xe siècle, les raids dévastateurs menés par Al-Mansour jusqu'à Barcelone et jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle témoignent de la supériorité militaire que conservent encore les musulmans entre Gibraltar et les Pyrénées.


L'échec musulman en Gaule

Après avoir balayé l'Afrique du Nord et l'Espagne, la vague islamique vient se briser en Gaule sur la résistance franque mais, pendant près de trois siècles, des bandes de pirates sarrasins vont maintenir l'insécurité sur les côtes provençales et italiennes tout en réalisant des incursions profondes et dévastatrices à l'intérieur des terres. Il s'agit désormais davantage de raids de pillage que d'un projet conquérant mis en œuvre au nom de l'expansion et du triomphe de la foi nouvelle. Au moment où il tente de faire face par ailleurs aux entreprises des pirates scandinaves et des hordes magyares qu'il finira par assimiler, l'Occident chrétien doit compter avec la persistance de cette menace jusqu'au milieu du XIe siècle.

Négligeant les poches de résistance basque, asturienne et cantabrique, les conquérants musulmans ont franchi les Pyrénées pour s'attaquer dès 718 à Narbonne avant d'échouer en 721 devant Toulouse défendue par le comte Eudes. Nîmes et Carcassonne tombent en 725 et des raids sont lancés en direction du Rouergue, puis de la Provence. Une fois reconnue la vallée du Rhône, les envahisseurs poussent jusqu'à Autun, prise et incendiée en 725. Alors qu'une forte expédition conduite par Abd er-Rahman el-Ghafeki marche sur Tours pour en piller les riches sanctuaires, les cavaliers francs de Charles Martel lui infligent en 732 une défaite complète aux alentours de Poitiers.

La menace n'a pas disparu pour autant puisqu'en 734 Arles et la Provence sont dévastées et que de grandes quantités de malheureux promis à l'esclavage sont razziés en Bourgogne. À partir de 736, Charles Martel et son frère Hildebrand entreprennent le refoulement méthodique de l'envahisseur et en profitent pour imposer définitivement à l'Aquitaine rétive la domination franque. Les musulmans n'en parviennent pas moins à conserver l'antique Septimanie qui correspond à la majeure partie de notre Languedoc. Le fils de Charles, Pépin le Bref, devenu le premier souverain de la nouvelle dynastie carolingienne, poursuit l'œuvre entreprise. Dès 752, l'ennemi est refoulé au sud de l'Aude et la reprise de Narbonne marque en 759 la fin de la reconquête au nord des Pyrénées. La lutte a été difficile dans des régions dont les campagnes ont été désertées par les populations terrorisées et où « un peuple innombrable » a été enlevé par les envahisseurs. Il apparaît cependant que l'hostilité aux Francs a favorisé localement la collaboration avec les musulmans de certains éléments demeurés attachés à la tradition wisigothique. L'expédition conduite en Espagne par Charlemagne en 778, puis la prise de Gérone en 785 préparent l'intervention de Louis d'Aquitaine, le fils de l'Empereur, qui s'empare en 801 de Barcelone et crée la Marche d'Espagne – la future Catalogne – qui place désormais sur le cours du Llobregat la frontière méridionale de l'Empire franc. À partir de ce moment, la Gaule se trouve à l'abri des menaces d'invasion terrestre alors que huit ans plus tôt, en 793, une puissante razzia a encore été conduite en Septimanie par Abd el-Malik ibn Mughit qui a pu incendier les faubourgs de Narbonne et a vaincu près du confluent de l'Orbieu et de l'Aude le duc Guillaume de Toulouse, le Guillaume au Court Nez de la chanson de geste.


Corsaires et pirates sarrasins sur les côtes chrétiennes

Le danger musulman se présente désormais sous une autre forme. Aux IXe et Xe siècles, ce sont des raids navals qui sont lancés contre les côtes chrétiennes. Pechina, près d'Almeria, puis Dénia au sud-est de l'Espagne se transforment en bases arrière d'une piraterie de grande envergure et ce sont davantage des navires affrétés par de véritables entrepreneurs corsaires que les flottes de l'émir ou du calife ommeyade de Cordoue qui créent une insécurité permanente entre le delta du Rhône et le sud de l'Italie. L'occupation de la Sicile à partir de 827, celle de Malte en 870, enfin celle des Baléares en 902 aggravent encore ce danger alors que la Corse et la Sardaigne se retrouvent dangereusement isolées, leurs populations se voyant contraintes de se replier dans l'intérieur pour y mener une simple vie pastorale. Le pape Léon III et Charlemagne mesurent le danger mais ne peuvent empêcher les attaques lancées en 812, au large de Naples, contre les îles de Ponza et d'Ischia et le raid de pillage effectué l'année suivante sur la côte de Toscane, contre Centum Cellae – Civitavecchia.

Les rivalités des ducs chrétiens favorisent par ailleurs la tâche de ceux que les chroniques du temps désignent sous le nom de Saraceni, de Mauri de Fusci, « basanés » ou, tout simplement de Pagani. Ils peuvent ainsi s'emparer en 840 de Tarente et de l'île de Ponza et établir une base au cap Licosa, près de Salerne. Survenue en 841, la chute de Bari précède l'attaque lancée en 846 contre Ostie et Rome où sont pillées Saint-Pierre et Saint-Paul-hors-les-Murs et le fait que l'Empereur Louis II chasse la garnison sarrasine de Bénévent l'année suivante ne permet pas de conjurer la menace. Le pape Léon IV restaure les défenses de Rome mais Bari n'est reprise, avec l'aide des Byzantins, qu'en 871, après avoir subi trente ans de domination musulmane.

C'est le tour de Tarente en 880 et la dernière place sarrasine de la région, celle de Santo Severino proche de Crotone, tombe en 886. Il faut encore attendre 890 et 916 pour voir reprises les bases musulmanes établies à Agropoli près de Salerne et à l'embouchure du Liri. Les pirates établis sur la côte campanienne étaient responsables d'un lourd bilan. En 883 ils ont massacré les moines du Mont Cassin et ce n'est qu'au bout d'une quarantaine d'années que des monastères évacués par les moines peuvent être réoccupés en toute sécurité… Pour le chroniqueur de Farfa, « les Sarrasins allaient en razzia de la mer Tyrrhénienne à l'Adriatique et jusqu'au Pô et revenant sans cesse à ces monts de Sabine et de là au fleuve Liri où ils avaient leurs navires et par où ils transportaient tout dans leur pays. » La disparition de ces bases d'opérations n'écarte pas totalement le danger puisque Gênes est enlevée par surprise et pillée en 932 et que Saint Nil de Rossano doit quitter la Calabre pour se réfugier au Mont Cassin en 980. Seule l'intervention des marines pisane et normande permettra de nettoyer la région de la piraterie sarrasine.


Raids sur la Provence et les vallées alpines

Durant les IXe et Xe siècles, la Provence subit également les effets des attaques musulmanes. Marseille (en 838 et 848) et Arles (en 842 et 850) en sont victimes. En 890, des pirates venus d'Espagne installent à Fraxinetum – La Garde Freinet – à l'ouest du comté de Fréjus, une base analogue à celle établie en Italie à l'embouchure du Liri. Solidement fortifiée, cette place d'armes étendue sur une vaste superficie permet de lancer des raids de pillage très loin dans l'intérieur, jusqu'au col du Grand Saint-Bernard et au lac de Constance. Entraînés à l'art de la navigation, les musulmans se transforment alors en montagnards, ce que nous confirme un chroniqueur de l'abbaye suisse de Saint-Gall qui eut le malheur de recevoir leur visite : quand il évoque les « Saracenos quorum natura est in montibus valere ». Les régions plus proches subissent également leur part de destructions et, en 925, l'évêque Odalric d'Aix part se réfugier à Reims. Après avoir été attaqués à trois reprises, les moines du monastère de La Novalaise, dans le Val de Suse, se résignent à chercher refuge à Rome. Parvenus à Saint-Maurice d'Agaune, dans le Valais, les envahisseurs exigent des pèlerins qui se rendent vers Rome le versement d'un droit de passage. En 972, saint Maïeul, le célèbre abbé de Cluny, est enlevé et doit payer au prix fort sa libération. C'est pourtant à ce moment que la présence de la base de Fraxinetum devient insupportable ; une coalition réunissant les comtes Roubaud de Forcalquier, Arduin le Chauve de Turin et Guillaume de Provence parvient à en venir à bout en 973. Les dégâts ont été considérables : des régions entières – la Provence, l'Embrunais ou le Dauphiné – apparaissent dévastées à la veille de l'an mil. Les lacunes que révèlent les listes épiscopales témoignent de la gravité des destructions subies et des villes telles que Fréjus ou Toulon sont complètement ruinées. À plusieurs reprises au cours du XIe siècle, les moines de Lérins sont encore enlevés pour être emmenés à Tortose ou à Denia et vendus ensuite comme esclaves.


La Sicile, du gouverneur Al-Hassan aux Normands Robert et Roger Guiscard

Le cas de la Sicile est particulier dans la mesure où les musulmans réussissent à s'y installer durablement à partir de 827. Dès 652, les Arabes avaient conduit dans l'île, alors byzantine, de fructueuses razzias. Ils récidivent en 669 et pillent alors Syracuse qui doit consentir à leur payer tribut à partir de 740. C'est la rébellion organisée contre l'autorité impériale par un certain Euphémios qui le conduit à solliciter l'aide de l'émir aghlabide de Kairouan mais la conquête se révèle difficile. Palerme est prise en 830 puis vient le tour de Messine en 842. Dans l'intérieur, la citadelle de Castrogiovanni tombe en 859 mais Syracuse, soutenue par l'empereur byzantin Basile Ier, résiste jusqu'en 878. Dernière place à poursuivre la lutte, Taormine tombe en 902 et voit sa population massacrée. La présence arabo-musulmane est la plus importante dans l'ouest de l'île alors que le Val Demone au nord-est demeure un foyer de rébellion jamais éteint.

Passée de l'autorité des émirs aghlabides à celle des califes fatimides du Caire, la Sicile reçut avec Al-Hassan un gouverneur énergique, premier représentant de la dynastie kalbide appelée à gouverner l'île jusqu'en 1040, ce qui correspond à une période de prospérité et d'épanouissement de la civilisation insulaire. Menacés en 1038-1040 par une tentative de reconquête byzantine, les musulmans de Sicile se divisent ensuite et commettent l'erreur d'impliquer dans leurs querelles les Normands installés en Italie du sud depuis le début du XIe siècle.

Reconnu « duc de Pouilles et de Calabre et duc futur de Sicile » par le pape Nicolas II, Robert Guiscard avait reçu mandat de reprendre l'île aux Infidèles. Dès 1061, son plus jeune frère, Roger, s'empare de Messine. La chute de Catane en 1071, suivie de celles de Palerme en 1072, de Taormine 1079 et de Syracuse en 1085 scellèrent le sort de l'île, rendue à la chrétienté par les armes normandes. Malte, qui était devenue aux Xe et XIe siècles une base d'opérations précieuse pour les pirates sarrasins et que les Byzantins n'étaient pas parvenus à reconquérir au milieu du XIe siècle, tombe en 1090 aux mains de Roger mais la population y demeure en majorité musulmane, ce qui explique les nombreuses traces sémitiques relevées dans la toponymie et la langue maltaises. Un siècle et demi après la reconquête de l'archipel par les Normands, l'empereur Frédéric II de Hohenstaufen en expulsera en 1240 les musulmans, contraints de choisir entre la conversion ou l'exil.


Croisades et Reconquista

Ce succès en préparait d'autres. Chassés des côtes italiennes et provençales quelques décennies plus tôt, les musulmans subissent également de sérieux revers en Espagne après la disparition, survenue en 1031, du califat de Cordoue. La prise de Tolède en 1085 et celle de Huesca en 1096 marquent un renversement du rapport des forces qui semble annoncer l'inéluctable Reconquista au moment où, à l'appel d'Urbain II, l'Occident se lance dans l'aventure de la croisade. Après la reconquête byzantine réalisée en Orient sous l'impulsion des empereurs macédoniens mais brutalement stoppée par l'irruption des Turcs seldjoukides, les croisades menées en Terre sainte par les Latins s'inscrivent en effet dans ce contexte général de réveil d'un Occident qui, confronté depuis trois siècles à la pression musulmane, reprend l'initiative pour rendre à la chrétienté les terres qu'elle a perdues, à un moment où des régions entières ne sont encore que superficiellement acquises à la religion du Prophète et où subsistent en terre d'Islam d'importantes minorités chrétiennes. En Méditerranée centrale, ce sont désormais les flottes italiennes et normandes qui font la loi et il faudra attendre le temps des Barbaresques pour qu'une situation d'insécurité permanente réapparaisse sur les côtes chrétiennes. Alors qu'il a su contenir ou absorber, au nord-ouest et à l'est, les invasions scandinaves et hongroises, l'Occident – celui des Europenses dont parle déjà la Chronique de Moissac à propos de la bataille de Poitiers – doit toujours compter avec la menace musulmane, revivifiée par l'irruption des Turcs en Orient et par la naissance des grands empires berbères almoravide et almohade en Afrique du Nord. La mer centrale autour de laquelle s'était organisée la Pax Romana demeure encore pour longtemps une zone de confrontation entre l'Europe chrétienne – latine ou grecque – et le nouveau monde né des conquêtes musulmanes dans l'Occident méditerranéen.
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