Algérie - HISTOIRE

L’Opération Bleuite : Une guerre psychologique dans l’ombre de la guerre d’Algérie


L’Opération Bleuite : Une guerre psychologique dans l’ombre de la guerre d’Algérie

Contexte historique

L’opération « Bleuite », parfois surnommée « complot bleu », s’inscrit dans le cadre de la guerre d’Algérie (1954-1962), un conflit marqué par une lutte acharnée entre le Front de libération nationale (FLN) et les forces coloniales françaises. En 1957, alors que la bataille d’Alger bat son plein, les services secrets français, sous la direction du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), cherchent des moyens de contrer l’efficacité croissante de l’Armée de libération nationale (ALN), le bras armé du FLN. Cette période voit l’intensification des opérations militaires et des attentats, notamment dans la capitale algérienne, où le FLN, dirigé par des figures comme Yacef Saâdi, multiplie les actions de guérilla urbaine.

Face à un ennemi insaisissable, les Français, sous l’impulsion de militaires comme le général Massu, adoptent des méthodes brutales, notamment la torture, pour démanteler les réseaux FLN.

Cependant, ces approches, bien que parfois efficaces à court terme, ne suffisent pas à briser l’organisation nationaliste dans son ensemble. C’est dans ce contexte que le capitaine Paul-Alain Léger, un officier expérimenté ayant servi en Indochine, entre en scène avec une stratégie radicalement différente : une guerre psychologique visant à faire imploser le FLN de l’intérieur.

Genèse et mise en œuvre de l’opération

L’opération « Bleuite » débute en 1957, peu après l’échec relatif de l’opération « Oiseau bleu » (une tentative avortée de créer une force contre-insurrectionnelle kabyle qui s’était retournée contre les Français). Paul-Alain Léger, affecté à Alger, conçoit une stratégie d’infiltration et d’intoxication à grande échelle. Fort de son expérience en Indochine, où il avait appris à manipuler les dynamiques internes des groupes rebelles, Léger mise sur la paranoïa et la suspicion, des failles souvent présentes dans les organisations clandestines.

Le modus operandi est simple mais redoutable : les services français, via le SDECE et le Groupe de renseignement et d’exploitation (GRE), identifient des membres du FLN capturés ou susceptibles d’être « retournés ». Ces agents doubles, parfois sous la contrainte ou par opportunisme, sont utilisés pour diffuser de fausses informations au sein de l’ALN. Parmi les outils principaux, des listes fictives de prétendus traîtres ou collaborateurs algériens travaillant pour la France sont élaborées et transmises aux chefs de l’ALN par des canaux détournés : courriers interceptés, rumeurs orchestrées ou agents infiltrés.

L’opération tire son nom, selon certaines hypothèses, des « bleus de chauffe », les tenues portées par certains agents infiltrés dans la Casbah d’Alger, ou encore d’une référence symbolique au « bleu » de la France coloniale. Elle se concentre initialement sur Alger, où le FLN est particulièrement actif, avant de s’étendre à d’autres régions, notamment la Kabylie, bastion de la wilaya III sous le commandement du colonel Amirouche Aït Hamouda.

Déroulement et succès tactique

À Alger, l’opération porte ses premiers fruits lors de la bataille d’Alger (1957). Léger utilise des informateurs comme Houria, une militante du FLN arrêtée et retournée, pour localiser des figures clés comme Yacef Saâdi et Ali la Pointe. En manipulant les flux d’information, il parvient à tendre des pièges, aboutissant à l’élimination physique de ces leaders : Ali la Pointe, par exemple, est tué dans l’explosion de sa cache au 5 rue des Abderrames en octobre 1957, marquant une victoire décisive pour les Français dans la capitale.

Mais c’est en Kabylie que la « Bleuite » atteint son paroxysme. Léger et ses hommes s’attaquent à la wilaya III, une zone stratégique où l’ALN est bien implantée. Grâce à une correspondance truquée avec Amirouche, les Français sèment le doute sur la loyauté de ses subordonnés. Convaincu que son organisation est infiltrée par des traîtres, Amirouche ordonne des purges massives entre 1958 et 1959. Des centaines, voire des milliers, de combattants et de cadres de l’ALN sont torturés et exécutés sur la base de soupçons infondés. Parmi les victimes figurent de nombreux jeunes intellectuels et officiers prometteurs, dont l’absence se fera cruellement ressentir dans l’Algérie post-indépendance.

Les chiffres exacts des pertes restent débattus : certaines estimations évoquent jusqu’à 4 000 morts au sein de l’ALN, surpassant les pertes infligées par les combats directs contre les Français dans certaines régions. Ces purges affaiblissent considérablement le FLN, démoralisent ses troupes et désorganisent ses structures, offrant aux Français un avantage militaire inattendu.

Conséquences et impact à long terme

Tactiquement, l’opération « Bleuite » est un succès pour la France. Elle illustre l’efficacité de la guerre psychologique dans un conflit asymétrique, une leçon que Paul-Alain Léger lui-même résume ainsi : « Si l’ennemi a des dispositions particulières pour se détruire lui-même, bien coupable serait celui qui n’en profiterait pas ! » Cependant, ce triomphe a un coût moral et politique. Les méthodes employées – manipulation, trahison forcée, et exploitation de la violence interne – ternissent l’image de l’armée française, déjà entachée par l’usage de la torture.

Pour l’Algérie, les répercussions sont encore plus profondes. Les purges déclenchées par la « Bleuite » déciment une génération de combattants éduqués, privant le pays d’élites potentielles après l’indépendance en 1962. Rémy Madoui, un rescapé de ces purges, dira plus tard : « Du point de vue militaire, ça a été une réussite extraordinaire du côté français ; par contre, pour l’Algérie, ça a été un désastre qu’on continue de payer un demi-siècle après. » Cette perte humaine et intellectuelle est considérée par certains historiens comme un facteur ayant contribué aux difficultés de l’Algérie post-coloniale.

En outre, la « Bleuite » laisse un héritage de méfiance au sein du mouvement nationaliste. Les divisions et les suspicions qu’elle a exacerbées perdurent, influençant les luttes internes au sein du FLN et, plus tard, du pouvoir algérien. Certains observateurs notent des parallèles avec les infiltrations menées par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) algérien contre le Groupe islamique armé (GIA) durant la guerre civile des années 1990, suggérant que les leçons de la « Bleuite » ont été reprises, parfois avec des résultats tout aussi sanglants.

Réception et mémoire

L’opération reste longtemps méconnue du grand public, tant en France qu’en Algérie. En France, elle n’est pas célébrée dans la culture militaire officielle, en raison de son caractère clandestin et moralement ambigu. En Algérie, elle est un sujet sensible : reconnaître l’ampleur des purges internes revient à remettre en question l’image héroïque du FLN, pilier de la légitimité nationale. Ce n’est qu’avec des travaux comme le documentaire La Bleuite, l’autre guerre d’Algérie de Jean-Paul Mari (2018) ou des études historiques, comme celles d’Élie Tenenbaum, que cet épisode commence à émerger dans le débat public.

Conclusion

L’opération « Bleuite » est un cas d’école de guerre psychologique, démontrant comment la manipulation de l’information peut infliger des dommages plus dévastateurs que les armes conventionnelles. Si elle a permis à la France de remporter une bataille dans l’ombre, elle a aussi semé des graines de chaos dont les effets se font sentir bien au-delà de la guerre d’Algérie. Entre génie tactique et désastre humain, elle incarne les ambiguïtés d’un conflit où les victoires militaires ne garantissent pas la paix à long terme.


Cet article s’appuie sur des faits historiques documentés, notamment les travaux d’historiens comme Élie Tenenbaum (Partisans et centurions, 2018) et les témoignages recueillis dans des documentaires et archives. Il vise à offrir une synthèse claire et rigoureuse, sans extrapoler au-delà des informations disponibles.


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