Algérie

L'espion qui venait du... Droit

L'espion qui venait du... Droit
«Ils ne sont pas tous libres ceux qui se moquent de leurs chaînes.»LessingTout a commencé par une rencontre fortuite, après une longue absence, avec l'ancien grand champion de boxe des poids mouche des années cinquante, devenu un coach de renom, grand pourvoyeur de talents : Ayad Kouider. Nous avons discuté de tout et de rien, surtout du noble art, des longues discussions dans son repaire, la mythique salle de l'Onaco à la Grande Poste, qui faisait office de lieu de chute pour tous les férus des rings, au début des années quatre-vingts. Nous avions évoqué un ami commun qui venait régulièrement s'entraîner le soir dans cet antre qui sentait le soufre et la suie.C'était un gars bien dans sa peau aussi bien sur les rings que dans sa vie de tous les jours. Elégant et séduisant, ancien champion de France professionnel chez les welters. Son nom : Rachid Tabti, qui nous a quittés il y a six ans et dont le parcours sportif très enviable a croisé celui autrement plus fascinant d'espion ! Un itinéraire hors du commun. «Il faut en parler, lui rendre justice et combler cette lacune», avait insisté Hadj Kouider Ayad.En fait, Rachid qui se faisait aussi appeler Richard est un espion d'un genre bien particulier qui n'a rien à voir avec ces agents secrets exhibitionnistes aussi énigmatiques qu'insondables qui sacrifient plus au spectacle qu'à la discrétion qui sied à ce métier, si tant est que c'en est un. Il avait la cinquantaine fière, Rachid ! Cinquante ans d'emballements prêts à flamber, mêlant sagesse et folie, toujours avec la même ardeur, la même foi, la même honnêteté, le même don de soi. Mais Rachid savait depuis longtemps que la vertu il ne la trouverait nullement dans les lambris officiels.C'est pourquoi il a fait v?u d'obéissance à sa conscience et à son peuple. Franc et entier, cela lui a valu des démêlés avec des managers vulgairement commerçants. Car dans l'univers pas toujours fraternel de la boxe-business où il s'est engouffré, il est difficile de tirer son épingle du jeu. Et si ses exploits nous touchent autant, s'ils nous transportent dans cette émotion particulière qui au-delà du sport provoquent parfois la certitude des hommes, c'est parce que Rachid a toujours lié ses performances à celles de son pays.Le hasard est curieuxLe hasard est parfois curieux. on m'avait indiqué sommairement l'îlot d'immeubles où réside la famille Tabti. Sur les lieux, je sonne à la première porte venue, et devinez qui m'ouvre ' Anis, le fils unique de Rachid qui s'est montré surpris autant que moi. Il était visiblement enchanté par l'objet de ma visite. On allait évoquer le parcours de son paternel «qui n'avait pas froid aux yeux. Un papa poule attentionné, audacieux, méticuleux, organisé qui avait le souci du détail.Tout ce qu'il entreprenait, il le consignait», se souvient Anis marqué par l'empreinte indélébile de son père qui lui a inculqué les valeurs d'honnêteté, de générosité et de solidarité : «Il avait un carnet où il notait tout. Il était pilote d'avion, de voiture de course, jockey, acteur, boxeur, étudiant, il avait tellement d'énergie qu'une seule fonction ne lui suffisait pas. Il a même failli avoir une carrière cinématographique extraordinaire. Il avait été retenu pour le casting de Lawrence d'Arabie en concurrence avec Omar Sharif !» énumère fièrement Anis.Les motivations de Rachid étaient connues, de même que sa conduite. «Il n'aimait pas la ??hogra'' et se rangeait toujours du côté des opprimés et des faibles», confie un de ses confrères, Me Medjdouba Abdelaziz. Natif de Constantine le 27 mai 1930, Rachid Tabti est un homme-orchestre : étudiant en droit, acteur, boxeur, puis espion. Il a mené tout de front avec le même succès. Quand il a remporté la première ceinture Assane Diouf (qui a remplacé la ceinture Cerdan), c'était la consécration pour cet étudiant à Paris depuis 1951, parrainé par son oncle Ahmed Belaloufi. Il y a terminé ses études, passé son bachot et préparé une licence en droit.Il voulait faire médecine, mais la passion de la boxe le poussa vers les études juridiques qui lui laissaient davantage de temps pour s'entraîner. Comme il devait également gagner sa vie, il fit du cinéma, de la figuration et des petits rôles dans des films français et américains. Il tourna avec Gina Lollobrigida dans Le Grand jeu, Jean Marais dans Le Comte de Monte Cristo, Marine Carole dans Nana, etc. et, naturellement, il n'oubliait pas la boxe.Il remporta les championnats de Paris et de France universitaires en 1952-1953, il gagna le Critérium des amateurs en 1954-1955, puis passa professionnel. Sur 14 combats, il en gagna 12 ! Après l'indépendance, il exerça au MAE, puis à Sonatrach où il fut missionné en tant qu'espion. C'est lui qui put se procurer des documents officiels français avant les rounds de négociation sur la nationalisation des hydrocarbures en 1971. A Paris, il jette son dévolu sur des femmes ciblées, notamment les secrétaires du Quai d'Orsay ayant accès aux documents, tâche facile pour ce dandy charmeur. Il en séduit une, d'origine grecque, secrétaire du directeur des relations économiques. Elle s'appelle Mlle Halegua Beatrice, 40 ans, qui n'est pas la plus belle pièce de la collection du bel Algérien.Elle tombe sous son charme. Il lui parlait d'amour avec des fleurs. Elle lui prouvait le sien avec des documents. Plus de 2000 qui tombaient sur les bureaux des responsables algériens. Rachid permet de connaître le code de l'ambassade de France à Alger ; il connut la dévaluation de 12,50% bien avant qu'elle ne fut décrétée et permit à l'Algérie de changer toutes ses réserves en devises françaises et autres monnaies fortes.On apprendra qu'au moment où il était opérationnel, Rachid reçut une bien étrange proposition du ministère des Affaires étrangères où il a exercé. On lui avait proposé de l'envoyer à Moscou comme premier conseiller. Rachid refusa, mais fut «dénoncé» quelques mois plus tard et arrêté. La DST finit par le démasquer et il fut condamné à 10 ans de réclusion criminelle pour espionnage économique. Il purgera plus de 2 années de réclusion à la prison de la Santé à Paris et à la centrale de Melun dans le Blockhaus des espions.Il fut échangé par l'Algérie contre 35 Français emprisonnés en Algérie, dont 11 pour les mêmes faits. «On avait nettement l'impression du côté français que les instructions secrètes venues de Paris étaient connues du partenaire algérien avant même que l'on se soit assis autour de la table ronde», raconte l'avocat Tixier Vignancour qui ajoute : «L'énigme fut résolue grâce à une information anonyme parvenue à la DST. A l'origine des faits se trouve, selon l'accusation, une Française, Beatrice Helegua, secrétaire à la direction des Affaires économiques du Quai d'Orsay».Espion sans chapeau melon ni canneQue s'est-il réellement passé ' Après 20 ans de bons et loyaux services, chavirée par le sourire et la faconde d'un James Bond Algérien habitant un luxueux appartement dans le 16e mis à la disposition de Rachid par les services algériens, et propriétaire d'une Alfa Romeo se faisant appeler le prince de Marmara, Béatrice lui a livré un calque de chacun de ses travaux. Mais comme dans toute affaire d'espionnage, des zones d'ombre persistent bien après le déroulement des faits.Dans sa marche solitaire, forcée par son amour de justice, Rachid en fin de son parcours sera heureux d'exercer sa profession d'avocat où il pourra enfin et plus concrètement réaliser son vieux rêve, y exceller et défendre cette frange de la société qui subit toutes les formes d'injustice dont le seul tort est d'appartenir à la classe des pauvres, des exclus, des parias. Rachid ne ménage aucun effort pour se déplacer jusqu'au tribunal de Beni Slimane pour défendre des ouvriers dont les droits ont été spoliés par leur employeur qui est allé jusqu'à les priver de l'assurance sociale qu'il devait verser. C'était au milieu des années 1980.Rachid, au cours de cette audience, s'accrocha violemment avec le président du tribunal pour défendre la quarantaine d'ouvriers présents dans la salle et qui, les larmes aux yeux, avaient recouvré non seulement leurs droits, mais surtout la reconnaissance de leur statut social et de leur dignité. Un homme au caractère d'acier trempé, tel était Rachid. Derrière l'image du dandy, du charmeur au corps taillé d'athlète, à la voix cassée du personnage qui n'aime pas se répéter, au visage de boxeur au nez «cassé» qui lui donne l'aspect d'un dur, d'un fonceur en toute circonstance, se cache en fait un être d'une générosité sans pareille et sans limites pour les «petits», les «faibles» et les exclus.Un avocat de talentAvocat, souvent il portait très tôt sa robe d'avocat pour attendre patiemment devant le cabinet du procureur de la République ou les prétoires des chambres correctionnelles des salles à huis clos du tribunal pour plaider la cause de ces parias de la société qui sont ces femmes embarquées dans des paniers à salade, sans ménagement, à l'aube, par groupes dans les rues sombres d'Alger et présentées sous les sarcasmes et les crachats de la foule d'honnêtes gens, se rappelle Mohamed T., son ancien ami et confrère.Rachid était lui-même pointé du doigt par certains de ses confrères pour s'être «spécialisé» dans la défense de cette «catégorie de femmes». Mais avec son langage sans artifice, il ne cessait d'expliquer que ces femmes n'exercent pas ce métier par choix, mais qu'elles sont victimes d'une société d'hommes, qui, hypocritement, les méprisent, mais qui en cachette les usent. Il était le grand défenseur inlassable des causes des petites gens, ces «intouchables» que personne n'osait approcher. Avec des mots plein de compassion et de colère et se plaçant sciemment tout près du box des accusées agglutinées pour marquer sa proximité et son engagement pour leur cause, que Rachid demandait que leur dignité d'êtres humains leur soit restituée.Sa plaidoirie et sa voix métallique, mêlée d'une douceur dont lui seul avait le secret, emplissaient la salle d'audience sous le regard figé et ahuri des magistrats et celui de ses clientes, complices et emplies de bonheur et de reconnaissance de voir un homme et pas des moindres, le héros de la deuxième révolution algérienne des années 70', celle de la restitution de ses hydrocarbures par l'Algérie, de reconnaître leur dimension humaine, leur dignité et de les défendre si courageusement jusqu'à la fin, Rachid aura participé à tous les combats qui lui tenaient à c?ur. Il est comme ça Tabti avec ses morceaux d'éloquence, ses plaidoiries flamboyantes.Ni les lauriers qu'on lui a tissés, ni le temps, ni la notoriété sur son statut» ne l'ont policé. Il est resté le même, se contentant de son cabinet d'avocat. Sa colère sera sans doute sans limite s'il apprendra que son épouse, une enseignante et son fils sont depuis des semaines menacés d'expulsion du logement de fonction qu'ils ont toujours occupé. «Nous n'avons pas crié sur tous les toits, mais avec le collectif de voisins que nous avons formé, on va tenter de raisonner l'administration», confie Anis, qui ajoute que son père ne leur a laissé ni villa somptueuse, ni château?»


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