Algérie

L’autre Irak



Es-Sayyâb, El Bayâti et Saadi Youssef ombreux ont dû le ressentir: Durant les années sanglantes qu’a traversées l’Algérie récemment, certains de nos frères arabes se réjouissaient de notre malheur; et on allait, comme frappé d’une amnésie malsaine, jusqu’à tout effacer de ce que l’Algérie avait fait d’honorable, tout ce qu’elle recelait de noble, d’élevé et d’élégant, pour n’en retenir d’elle ou en ressortir en tout cas dans ses propos que la barbarie dans laquelle certains de ses enfants l’avaient plongée. Quand on nous acceptait, c’était avec beaucoup d’embarras et selon des procédés par lesquels on semblait vouloir bien nous montrer combien nous soulevions l’effroi. Quel que fut notre statut, nous étions suspects, et, avec l’arrogance du vainqueur, on nous voulait sans valeur. Pour de nombreux frères arabes, nous sentions le crime, nous étions sur le qui-vive ou aux abois et donc capables du pire. Pour eux, et par la même satanée amnésie, nous n’avions d’Histoire que celle de la jungle, car nous ne voilà-t-il pas, comme par un macabre atavisme, en train de nous dévorer mutuellement? Dans ce déclin du soleil sur nos visages, s’effaçaient pour eux nos villes, nos universités, la douceur de nos femmes et la finesse de nos sages, c’est-à-dire tout ce qui fait notre civilité ; s’effaçaient notamment notre art et notre littérature pour ceux d’entre eux qui les avaient un jour connus: Mohammed Dib, Malek Bennabi, Tahar Ouattar, Kateb Yacine et Rachid Boudjedra leur devenaient subitement des noms difficiles à prononcer; la chanteuse Ouarda perdait dans leur bouche le qualificatif d’El Djazaïrya et les chanteurs de raï déliraient, disait-on, dans une langue qui n’était pas l’Arabe. Ah! Oui, l’Occident, lui, toujours à l’écoute des régions où il a planté ou plantera ses projets, s’intéressait à notre littérature et notre art. Mais dans cette partie qui nous décrivait en notre situation de guerre, du moins de déchirure sociale, et qui la renseignerait mieux d’un état de société qui risquait de l’éclabousser ou emporter ses intérêts. Bref, c’était un arrache-cœur! Mais par-dessus tout, ne valait-il pas, ici ou là, comprendre encore et encore, que la bête peut émerger à n’importe quel moment chez les peuples -plus facilement chez ceux d’entre eux qui souffrent d’injustice ou en panne de structuration- ; et, quand c’est le cas, tout ce qui fait leur humanité reflue dans l’ombre, et alors pour celui qui les regarde, c’est au mieux un sentiment de compassion envers leur souffrance, sinon chez lui aussi peut émerger une négativité: une perversité à se réjouir du sang versé par l’autre comme dans un incroyable exorcisme et une vengeance d’un non-sens de la vie. Il s’agit ici -entendons-nous- de l’Humain, au-delà de toute considération politique et de stratégie de guerre. Aujourd’hui, nous regardons un pays frère, l’Irak, sombrer dans le chaos de la destruction, voire dans la guerre civile. Notre devoir, dans ce qui nous intéresse dans cette page, est celui de la mémoire et du respect. Mémoire et respect de sa culture précisément. Pour peu que notre connaissance ne soit pas dépourvue d’affection, on regarderait toujours, derrière les scènes de carnage, l’autre image qu’on défigure de ce peuple, celle de sa civilité et de son raffinement. Pour dépeindre ici, un tant soit peu, cette image, il nous faudrait de nombreux volumes: des Sumériens qui furent probablement les inventeurs de l’écriture, en passant par un Ziryab qui révolutionna la musique et, plus généralement, des innovations artistiques et littéraires de son époque (l’époque abbasside) pour en arriver aux grands maîtres contemporains en ces domaines. Modestement, et pour évoquer, l’instant d’une lecture, la face subtile de ce peuple, nous témoignons de sa poésie, en ce qu’elle est l’expression majeure de la sensibilité des hommes. Sans hésiter, disons que l’Irak a donné des poètes d’une dimension universelle: Badr Chaker Es-Sayyâb est sans doute celui qui, le premier, a révolutionné la poésie arabe. Nous citerons avec lui deux autres: El Bayâti et Saadi Youssef. Des poètes que nous avons aimés et traduits dans les pages d’Al-Ahram Hebdo, il y a quelques années déjà. Badr Chaker Es-Sayyâb, pionnier de la poésie moderne arabe donc, est un poète universel. Il n’a vécu que 37 ans et n’a pas vu l’Algérie indépendante grandir, lui qui fut de tous les combats pour le panarabisme. Il fut au rendez-vous de toutes les déceptions, mais son astre fixe fut la poésie. Et, comme dira de lui André Miquel, «à cette dialectique de l’insatisfaction, à cet idéalisme natif et déçu, balançant entre le projet et le doute, le bien et le mal(...), l’universel et le singulier, la seule réponse possible fut celle-là même de l’aventure poétique.» Es-Sayyâb a très tôt produit une poésie d’une grande vigueur, qui atteste d’un don de visionnaire, empreinte à la fois de mystère, de relents arabes et cosmogoniques et d’une fulgurance vers l’universel. Ecoutons-le: «Légendes, parmi les agonies du temps/tissage de la main sans âge,/racontées par une ombre venue du gouffre,/ chantées par deux morts./(...)/En elles, j’ai vu l’or fulgurant/ rencontrer la trame ombreuse du pain/et je me vis lorsque l’épais rideau/te dérobait à moi : L’attente se perdait,/ échec des souhaits, fin des amants.» Abdelwahab El-Bayâti, un autre visionnaire, plus libre, fait partie de ceux qui ont désacralisé la poésie arabe longtemps confinée dans le classicisme. Il est né la même année qu’Es-Sayyâb, en 1927. A l’écriture concise et épurée, c’est surtout le poète de l’amour et de la révolte. En attestent ces vers tirés d’un long poème intitulé Le fou d’Aïcha: «Nous étions deux amoureux, bannis / maudits entre deux feux et deux mondes/souffrant de l’exil dans l’entre-deux» ou «Quelle est dure la peine de l’amour quand/ au ciel, disparaît l’étoile polaire/ et revient le loup.» Enfin Saadi Youssef, qui vivra un exil plus grand que les deux précédents auteurs ou cet autre poète irakien rebelle, Moudaffer En-Nouâb. Il est en Algérie (durant plusieurs années), en Egypte, en France, en Angleterre, au Japon. Fougueux, fin et précieux à la fois, sa grande réceptivité l’amènera à se nourrir de ses rapports diversifiés avec les lieux et les hommes. Il occupe actuellement une place centrale dans la littérature arabe, à laquelle il a ouvert d’autres voies avec des titres comme Tous les bars du monde, Erotica ou Automne et poésie japonaise. Quand il parle de liberté, il dira: « Toi seul, homme libre/ choisis un ciel et nomme-le/ un ciel que tu habiteras/un ciel que tu refuseras/ mais saches -pour être libre-te fixer fermement à la terre où tu poses pied/ pour que s’élève la terre/ et que tu offres à ses enfants/des ailes.» Derrière le rideau de fumée et le voile de sang qui s’imposent aujourd’hui à nos regards, c’est cette image de haute finesse et de culture, incarnée par ces poètes (et par des milliers d’autres de ses enfants de tous les domaines du savoir), qui nous parle de l’Irak. Et de l’avoir intériorisé, nombreux sont ceux qui souffrent de sa défiguration mais qui, plus que par simple affection, trouveront le sens caché de l’espoir en ces vers sibyllins d’Es-Sayyâb: «Il y avait, partout, une croix avec une mère en détresse./ Saint est le Seigneur!/ Voici que la ville enfante.» Mohamed Sehaba



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