Algérie

L'artiste peintre Arab, à coeur ouvert, au Quotidien d?Oran L?ex-trabendiste offre ses toiles au musée d?Oran




A l?aise dans son corps, Tayeb Arab donne l?impression de glisser quand il marche. De pas sûrs et mesurés, il rappelle étrangement les gens du sud algérien. Rencontré dans le hall de l?hôtel Sheraton, il donnait l?impression d?être dans un environnement qui lui est familier.A peine s?il prêtait attention à ce qui l?entourait, lui qui doit se nourrir instinctivement d?images de couleurs et de sonorités. D?abord très facile, il a le don de mettre à l?aise ses vis-à-vis. Il nous laisse le choix de choisir l?endroit où l?entretien devait avoir lieu. Néanmoins, il formula le voeu de se mettre dans un endroit tranquille pour pouvoir discuter à l?aise. Il prit le premier l?initiative de meubler les quelques instants de silence qui s?installa entre nous avant de prendre place. Généreux, il le prouvera en annonçant lors du vernissage de son exposition sa décision de léguer des tableaux au Musée Ahmed Zabana, où il expose actuellement. Le Quotidien d?Oran: Vous êtes considéré comme le père de la caricature en Algérie. Comment prenez-vous cet attribut ? Il vous convient ou il vous irrite ?Arab Tayeb: Ce n?est pas moi qui me suis donné ce qualificatif. Mais ce que je peux dire sur la caricature c?est qu?elle était inexistante. Certes il y avait des balbutiements, des dessins au niveau de la presse, mais qui n?avaient aucune portée politique, ni sociale. C?est grâce à Bachir Rezzoug qui m?avait ouvert les colonnes du journal « La République » qu?il dirigeait que je me suis lancé dans la caricature en 1967. Je me rappelle, ma première caricature a été sur Nixon, président des USA à l?époque. Les premières caricatures étaient faibles parce que je n?avais pas les moyens intellectuels pour analyser les situations. En un laps de temps, je me suis rattrapé car j?ai eu la chance de rencontrer Kateb Yacine et Issiakhem. Mais pour revenir à votre question, j?assume l?appellation qu?on me donne et que vous avez évoquée. Vu que, auparavant, la caricature, en tant que forme, d?expression n?existait pas en Algérie. Q.O.: Au fait comment êtes-vous arrivé à la caricature, puisque vous n?avez jamais fréquenté une école des beaux-arts ?A.T.: En 1965, j?avais envoyé deux ou trois dessins humoristiques à la rubrique du journal « La République » rubrique qui s?appelait « Vous les jeunes ». Je n?espérais pas la publication de ces dessins. Non seulement ils ont été publiés, mais on m?a accordé une interview. J?avais à l?époque à peine dix ans. Ainsi, j?ai été le premier à publier à cet âge. Quand ma photo est sortie dans le journal, j?ai acheté trois exemplaires pour la montrer à mes parents et voisins. Après, j?ai oublié ce fait et j?ai repris mon activité de « trabendiste » entre Oran et Oujda,« trabendiste » pour subvenir aux besoins de ma famille. Je me suis lancé dans ce business à l?âge de treize ans. Quelques mois après, je reçois une convocation de la part du journal « La République » qui m?a recruté en tant que télexiste. Pendant trois ans, je me suis contenté de ce poste. Mais quand Bachir Rezzoug a pris la direction du journal, il m?a permis de m?exprimer en tant que caricaturiste. Petit à petit, je me suis perfectionné grâce aux rencontres que j?ai eu la chance d?avoir. Q.O.: Durant votre carrière à La République et plus tard à Révolution Africaine et Algérie Actualités, est ce que vous avez pâti de la censure ?A.T.: Certainement, c?est-à-dire qu?on me disait clairement, concernant l?actualité internationale, « tu as toutes les libertés de t?exprimer ». Cependant, on m?a signifié de ne pas toucher à Pompidou alors président de la République Française. Je n?ai jamais su les raisons de cette exception. Bien évidemment, il était hors de question de croquer Houari Boumediene. J?avais une certaine marge de manoeuvre avec des lignes rouges bien tracées. Je pouvais me permettre des critiques de la société, de tel ou tel responsable, mais sans égratigner tel ou tel président d?APC ou haut responsable. Mais au fur à mesure, j?ai essayé d?élargir l?espace de liberté qui m?était concédé. Pour la simple raison que j?ai eu des échos que Boumediene appréciait mes caricatures. Il aurait dit que « ce qu?il n?osait pas faire en tant que chef de l?Etat Arab ose le faire ». Ainsi, je me suis essayé à des thèmes ciblés, notamment la justice et la corruption. Même Kateb Yacine m?a encouragé en me disant « continue sur ta lancée tant que tu n?est pas censuré ». «continues tant que t?es pas censuré» L?audience que j?ai commencé à avoir m?a prémuni en quelque sorte. J?ai vu moi-même des gens faire la queue pour acquérir le journal pour mes caricatures. Je dois dire que mes dessins étaient simples et donc faciles à décrypter, y compris par l?analphabète. Je suis devenu en quelque sorte intouchable. Il m?est arrivé de disparaître pendant trois ou quatre jours. Quand les lecteurs relevaient mon absence, ils se présentaient au journal pour s?enquérir sur les raisons de mon éclipse momentanée. Cependant, j?ai reçu quand même des convocations au commissariat pour m?expliquer sur telle ou telle caricature. Une autre raison pour s?autoriser d?assumer le nom du père de la caricature algérienne. Q.O.: Vous faites partie d?une génération de journalistes qui se sont impliqués dans des projets tel celui de la Révolution agraire, la Révolution industrielle et la Révolution culturelle. Avec du recul, comment percevez-vous, aujourd?hui, cet engagement ?A.T.: Je persiste à croire que cet engagement a été très positif. Tant qu?on reste dans le domaine de la théorie, je peux vous dire que c?est une expérience comparable à celle de mai 68 en France. Dans la théorie, c?était grandiloquent parce qu?il s?agissait de partage des richesses. Le rêve était réalisable. Ce n?était pas une illusion. Concrètement, les choses deviennent plus compliquées, pour la simple raison qu?on avait oublié cette notion fondamentale de l?Algérien en tant qu?individu. Boumediene appelait à la collectivité qui ne pouvait pas marcher au niveau de la paysannerie algérienne. Tant qu?il s?agissait d?exploiter collectivement un tracteur, par exemple, les choses pouvaient marcher. Mais le partage du fruit du travail en est une autre. C?est à ce moment précis que le paysan a commencé à s?individualiser réellement. Boumediene qui était le seul à croire à l?idéal de la collectivisation était mal entouré. Donc, son projet ne pouvait pas aboutir. Me concernant, j?ai été emporté par cet idéal moi aussi. J?ai signé des centaines et des centaines de caricatures sur la Révolution agraire notamment. C?était pour moi un choix politique clair. Sur la question, j?approuvais complètement Boumediene. Avec le recul, je ne regrette pas cet engagement. Quand je revois mes dessins d?il y a trente ans, je me dis que j?étais dans le juste. Des dessins qui transpirent la sincérité de surcroît. Q.O.: Probablement, vous vous souvenez de l?effervescence culturelle et intellectuelle des années 70 à Oran. Que pouvez-vous nous dire sur cette époque ?A.T.: J?ai toujours vu Oran comme une exception. Et je précise : ce n?est pas parce c?est ma ville natale. Elle a toujours été cosmopolite, plus ouverte et accueillante qu? Alger. Ancienne colonie espagnole, ses habitants ont hérité une spécificité ibérique. Exception, parce qu?elle est considérée comme ville de fêtes et de liberté. Sur le plan culturel, à l?image du journal, elle était à la pointe. A cette époque, le théâtre d?Oran a réalisé des pièces de grande qualité, quand d?autres végétaient carrément. Il y avait une cinémathèque très riche, considérée comme la deuxième après celle de Toulouse. Il y avait plein d?expos. Issiakhem, par exemple, était installé à Oran plus qu?à Alger. Me concernant, c?est parce que j?ai été dans un milieu « riche » que j?ai pu évoluer. Si je me permets une parallèle avec mon passage à Révolution Africaine, je dois reconnaître que je n?avais pas la même liberté d?initiative que celle dont je jouissais à Oran. On me disait de faire des dessins sur le Chah d?Iran, Israël... Avec Algérie Actualité, j?ai repris mon mordant mais l?expérience n?est pas comparable à celle que j?avais vécue à Oran. D?ailleurs, les responsables de cet hebdomadaire m?ont, à plusieurs reprises, répété: « ici t?es pas à Oran »« Ici tu n?est pas à Oran ». Q.O.: Vous avez côtoyé des icônes de la culture algérienne tels que Kateb Yacine, Issiakhem et Alloula pour ne citer que ceux-là. Est-ce que ces figures ont inspiré ou influé sur votre carrière de caricaturiste et plus tard de peintre ?A.T.: A cet égard je dois apporter une petite précision. Ce sont ces grandes figures de la culture algérienne qui sont venues vers moi. J?ai réalisé un dessin pour un article de Kateb Yacine sur l?OAS. Nous nous sommes rencontré à Tlemcen et il m?a dédicacé son livre. A l?époque, j?avais à peine vingt trois ans. Je me souviens encore de cette dédicace. Il avait écrit : « A Arab dont le trait a poursuivi l?OAS jusqu?à Lyon et comme l?épée de nos ancêtres a frappé Soustelle ». Mon dessin a été envoyé à Soustelle par quelqu?un sous la signature : « le fils du douar ». Réagissant, Soustelle a jugé la caricature mauvaise, parce qu?il s?est toujours considéré comme étant un ami des Algériens. Kateb m?a appris à lire surtout. Il m?a ouvert les yeux sur la lecture. Concernant Issiakhem, j?ai travaillé avec lui des mois et des mois au journal où il faisait des dessins lui aussi. J?avoue qu?il a été très paternel avec moi. Lui qui était bien établi dans le monde de la peinture. Il m?a appris des choses. Donc tous les deux m?ont adopté, parce que j?étais très jeune et plein de talent. Avec Alloula, j?ai fait quelques affiches de ses pièces de théâtre. C?est ainsi qu?on est devenu amis. Q.O.: On sent que l?Algérie est très présente dans votre oeuvre picturale ne serait-ce que par ses couleurs chaudes ?A.T.: La transition entre l?encre de Chine et la palette des couleurs a été relativement aisée pour moi. Dès le départ je me suis lancé un pari d?apparence insurmontable : comment passer de la caricature d?essence réaliste, malgré l?exagération du trait, à la peinture abstraite. J?ai décidé que ce ne sera pas un handicap pour moi. J?ai suivi le même cheminement que Picasso. Lui aussi a commencé par la caricature. A quatorze ans, il a dessiné. Ce qui ne l?a pas empêché d?aboutir à une épuration devant la toile. Me concernant, je me suis construis même une théorie pour relever le défi ; je me suis dit que toute image est une forme. Donc j?ai commencé à travailler sur le signe. Le signe tifinagh, le signe arabe, le signe berbère et même le signe latin. A partir de là je compose ma toile. Ma démarche étant de se servir du signe comme base pour élaborer ma toile. Et de temps en temps, pour me reposer, je passe à une peinture réaliste. Par exemple, « la poupée » « la fillette à la poupée » est une sorte de recréation pour moi. Ce qui me donne le plus de mal c?est de composer à partir d?un signe. Q.O.: Est-ce que vous vous revendiquez d?une école picturale bien déterminée ?A.T.: J?ai fait des dessins awcham (nom d?un courant dans la peinture algérienne) au même moment qu?eux. Moi, ce n?est pas le tatouage mais le signe carrément. Donc pas d?amalgame. Awcham ce sont des losanges qu?on ne peut pas lire. Sinon, tout le monde subit des influences. Issiakhem a commencé à peindre en reproduisant Gauguin et Khadda a reproduit Paul Klee. Dans mes premières toiles il y a une influence d?Issiakhem puisque je l?ai côtoyé. Mais après, je me suis libéré de cette influence. J?ai été influencé aussi par Khadda. Aucun peintre ne peut prétendre qu?il n?a subi aucune influence de ses pairs. Mais il faut se départir de cette influence pour se doter de sa propre personnalité sur le plan de la création. Sinon, c?est la mort du talent. Issiakhem m?a pris la main aux débuts et après j?ai trouvé ma voie tout seul. Q.O.: Revenons à la caricature. Comment évaluez-vous l?évolution de cette expression journalistique en Algérie depuis la naissance de la presse privée ?A.T.: Evidemment, il y a un nom qui sort du lot. C?est bien Dilem. Il doit y avoir d?autres, nichés dans la presse arabophone. Mais il me semble que la caricature en Algérie a encore du chemin à parcourir. Q.O.: Comment avez-vous retrouvé l?Algérie après trente ans d?absence ?A.T.: Elle a énormément changé. Depuis mon arrivée, j?ai été happé par les élites. A Alger j?ai pu, quand même, m?échapper et aller vers des gens plus simples pour les écouter. Je compte faire la même chose durant mon séjour à Oran. Ce qui me permettra de me faire une idée sur le changement qu?a connu le pays. Mais ce qui est désormais frappant c?est la paupérisation, d?une part, et la richesse, d?autre part.
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