Décidément, chez
nous, on n'arrête pas de chercher à jouer avec la gravité de la situation en
usant d'expressions et de moyens langagiers dévoilant les intentions réelles
des émetteurs. Le CNES tenterait d'organiser ce que ses dirigeants ont appelé
«forum de la société civile» sans arriver à définir les termes, trop ambigus et
complexes.
Les hésitations
et l'absence de clarté au niveau des explications à propos de ce forum
permettent d'ores et déjà de comprendre que ce rassemblement ne serait qu'une
rencontre logorrhéique permettant aux éventuels participants d'exprimer leur
colère, vivant ce moment comme une sorte d'expression cathartique. Les
approximations indiquent tout simplement que les différents animateurs de la
«société civile», illusoire, pourraient tout dire, déballer leurs motifs
d'insatisfaction dans un contexte extrêmement grave. Les premiers signes
langagiers donnent à voir une rencontre, trop peu sérieuse, fonctionnant comme une
fumée ponctuelle, donnant l'illusion d'une certaine liberté. C'est un petit peu
comme dans les journaux privés où les «contributeurs» et les journalistes
peuvent établir un état des lieux critique de la situation du territoire, mais
leur voix est non écoutée par ceux qui dirigent le pays. Ainsi, les autorités
ne semblent pas accepter la fonction de médiation de la presse. La parole
devient vide, c'est-à-dire non opératoire pour reprendre l'analyse de Pierre
Bourdieu dans «Ce que parler veut dire». La parole se substitue au dire.
D'ailleurs, le mot se caractérise par l'absence. Ce qui permet de conclure à un
grave déficit de presse et d'expression. Ainsi, le «forum sur la société
civile» devient un exutoire, un simple défouloir. On parle par exemple de «levée
de l'état d'urgence», mais cela n'empêche pas les responsables de la culture de
censurer des livres ou le ministère de l'intérieur de déclarer à propos de
l'agrément de nouveaux partis que la chose ne se ferait pas dans les conditions
politiques actuelles. Le recours à la marge détruit toute logique discursive.
Le texte fonctionne uniquement comme un espace de légitimation de la parole
«gouvernementale». Il est même arrivé que des lois soient
triturées après leur adoption à l'APN, d'ailleurs
trop peu légitime, selon la plupart des formations politiques. Le dit
appartient à l'instance gouvernementale qui, seule, a le droit de décider de
telle ou telle situation, souvent en dehors des textes. Certes, les formes
langagières viennent parfois au secours d'une légitimation d'un discours
préétabli, marqué du sceau d'une minorité qui ne semble pas admettre le jeu
démocratique, à tel point qu'un haut responsable gouvernemental avait développé
l'idée que le «peuple» était trop peu préparé à la démocratie et qu'il faudrait,
au moins, une cinquantaine d'années pour y accéder. Aveu de conservatisme
outrancier et de gestion autocratique de la société.
Les jeux de
simulacre du langage politique et l'absence d'économie linguistique traversent
la communication des responsables politiques usant souvent de termes et
d'expressions répétitifs. Cette inflation de formules prêtes à porter
exprimerait un sérieux déficit en matière de gestion de la vie courante et
mettrait en lumière l'absence de perspectives et de projets concrets. La
multiplication de clichés et de stéréotypes témoignerait de la déroute du
langage et d'une parcellisation du territoire de la culture de l'ordinaire trop
marquée par une série de résistances mettant en scène la présence de plusieurs
Algérie s'excluant les unes les autres. Le discours des membres du gouvernement
et de leur relais principal, la télévision, est marqué par une absence presque
totale du «dit» et du «dire» au profit d'une «parole» bavarde qui nie toute
relation avec une société et une autre Algérie, profonde et manquant
tragiquement d'espaces de représentation légitimes. Ce problème se retrouverait
également dans la presse gouvernementale et privée usant souvent de termes et
d'un lexique redondant, même si, dans les apparences, ils semblent s'en
éloigner.
Ainsi, nous
sommes en présence de champs lexicaux s'entrechoquant et s'opposant
continuellement, reflétant cette profonde césure caractérisant la société
profonde trop éloignée des bruits de parole de gouvernants et de politiques
employant à profusion le futur antérieur comme espace de justification d'une
ambiguïté et d'une ambivalence servant paradoxalement d'outil de gestion et
répétant à outrance des mots vidés, à force d'être rabâchés, de leur sens
originel.
Ainsi, combien de
fois, n'a t-on pas entendu les dirigeants algériens utiliser des mots et des
expressions comme «réformes», «démocratie», «économie de marché»,
«privatisation», «société civile» sans pour autant fournir une définition de
ces termes ou de ces groupes de mots qui, ainsi, isolés de tout contexte, se
vident de leur sens premier et se muent en des lieux de mise en sourdine du
réel chloroformé. Le problème, c'est que nous avons souvent affaire à la mise à
l'écart perpétuelle du contexte à l'origine des mots et des expressions
utilisés, reproduits le plus souvent sans aucune interrogation sérieuse des
conditions de production de telle ou telle structure langagière. Quand on
évoque «économie de marché» ou «bonne gouvernance», on est souvent sans
définition, perdu dans une logique démultipliant le sens ou l'intention et
faisant du mot ou du groupe de mots l'otage de l'utilisateur de ce lexique.
Certes, le discours néolibéral parcourt et investit les intentions proclamées
des différents locuteurs qui usent, à n'en pas finir, des mots «privatisation»,
«désengagement de l'Etat», perçus comme des évidences épousant les contours de
choix politiques et par conséquent, idéologiques excluant toute parole
différente ou tout acte se caractérisant par une certaine singularité. Le gouvernement
exclut dans ses interventions toute idée différente de gérer le pays continuant
encore à considérer les Algériens comme des mineurs sans s'interroger sur la
réalité des faits, incapables de tenir leur langue et de posséder des
télévisions privées. Les mots utilisés «manipulateurs», «complot» et
«politiciens», «immaturité» restent prisonniers d'un champ lexical tellement
galvaudé qu'il perd ainsi sa substance sémantique originelle pour se muer en mot-slogan, pour reprendre encore une fois le sociologue
Pierre Bourdieu.
Cette propension
à user de formules toutes faites et de paroles creuses s'expliquerait peut-être
par l'absence d‘un projet clair et cohérent et d'une multiplication des
interventions parlées à la télévision qui désarticulent le langage et lui
enlèvent sa force locutrice. Ainsi, revenir à cette suite de mots trop
galvaudés comme «société civile» sans la situer dans son contexte de
production, c'est risquer d'engendrer de multiples malentendus et de sérieux
quiproquos. On se souvient de ces deux rencontres parallèles organisées, il y a
quelques années, durant la même période par le RND et le RCD où chacun
cherchait à réunir sa «société civile». Qu'en est-il de cette nouvelle «société
civile», made by le CNES ? Jusqu'à présent, cette notion de «société civile»
reste floue et trop peu opératoire et ne permet nullement de saisir les jeux de
société ni d'approcher les couches moyennes, sérieusement décimées. Ce flou
définitoire exprime à lui seul la difficulté d'adopter des expressions, d'ailleurs
vidées de leur sens par les gouvernants et certaines élites politiques et
médiatiques privilégiant le plus souvent la matière au sens. Cette séduction du
mot comme masse matérielle exclut le sens en privilégiant sa périphérie. C'est
l'utilisateur qui donne du sens au mot. Ainsi, l'ambiguïté qui caractérise le
discours politique algérien serait peut-être l'expression d'un déficit de
légitimité et d'un dédoublement idéologique. Cette situation de dualité mettant
en Å“uvre deux entités, le formel et l'informel, vivant une certaine contiguïté,
l'informel finit par prendre tout à fait le dessus. Comme d'ailleurs, l'oral
qui prime sur l'écrit.
La question du
foncier qui pourrait être légitime, mais qui pose problème parce que dans
chaque période de crise d‘appareils, on la sort comme une sorte d'éventail ou
d'argument massue. Déjà, en 1990, des listes de noms d'indu occupants avaient
été publiées. Ce serait extraordinaire de comparer les textes écrits et publiés
à l'époque avec ceux de ces jours-ci dans le quotidien «El Moudjahid» autour de
la même question. Les analogies linguistiques et langagières sont frappantes à
tel point qu'on se dit qu'on a uniquement reproduit les «papiers» de cette
période. Les titres, les «attaques» (le début), les «chutes» (la fin) et les
arguments sont identiques. Le discours politique ne se renouvelle pas, malgré
les changements et les traumatismes subis par la société.
Le mot
«démocratie», par exemple, est obsessionnellement présent dans un univers
marqué par une absence d'échanges et de dialogue entre le pouvoir politique en
place, les «partis» politiques et la société qui pose encore le problème de la
légitimité sujette à maintes interrogations. Les chefs des gouvernements
successifs recourent au champ lexical du complot et de la «main extérieure».
L'augmentation continue des prix, devenue une mode nationale, signe d'une
mauvaise gestion, selon un grand économiste américain, engendre des attitudes
de refus et de résistance. Les augmentations continues des prix engendrent inéluctablement
de fortes tensions d'autant plus que ces accroissements passent du simple au
double sans aucune information du public trop méprisé et exclu de l'espace du
respect et de la citoyenneté. Chaque fois, on ressort la sempiternelle «vérité
des prix» tout en omettant la «vérité des salaires» et la responsabilité de
l'Etat dans sa mauvaise gestion des affaires courantes. Comme on ne définit
nullement ce qu'on entend par «vérité des prix» et «coût économique» réduits à
une vision économiste qui occulte la présence des populations qui ne comptent
pas.
Chaque fois, on
ressort comme un leitmotiv la formule magique : «ce ne sont que des mouvements
sociaux» dans le but d'expurger la dimension politique alors que chacun sait
que les 11000 actions de contestation de 2010 mettent en accusation les espaces
étatiques. Qu'est-ce que la politique, si ce n'est la gestion du quotidien de
la cité, pour reprendre la définition générale empruntée à Aristote ? Le mot
«politique» fait décidément peur. Comme il est souvent lié à l'idée de
citoyenneté, ce terme de «politique» semble déranger les responsables qui y
voient toujours un lieu de contestation. Le mot subit ainsi une extraordinaire
métamorphose. Même parfois, pour ne pas inciter à la peur, des manifestants
précisent souvent que leur action n'est nullement politique. Toute émeute est
forcément politique parce qu'elle interpelle la cité.
Le président de
la République n'a-t-il pas évoqué, il y a quelques années, ce mépris affiché
par les responsables algériens à l'égard des populations, en donnant l'exemple
de la Maison Blanche
et du Kremlin qui répondraient à un Algérien alors que les nôtres
rechigneraient à le faire. Il est trop rare qu'une institution algérienne
réponde au courrier. Cette absence de réponse est la marque du mépris affiché à
l'endroit des Algériens. Clinton, Bush et Chirac (leurs services chargés du
courrier au niveau du cabinet) avaient pris la peine de répondre à des
Algériens. Ce qui n'est pas le cas d'une petite mairie algérienne. L'écrit
dérange. C'est aussi l'expression d'un mépris manifeste et d'un grave déficit
démocratique.
Les mots imprécis
puisés dans un vocabulaire étrange et étranger, archaïque ou à la mode
renforcent encore plus l'idée de fossé et de distance au niveau sociologique.
Le mot perd sa validité et sonne creux. Tout discours répressif serait
contre-productif. L'absence d'un débat pluriel se fait réellement sentir dans
une société qui a subi une sérieuse politique discriminatoire provoquant de
profondes divisions et d'inextricables césures. La démocratie est, dans ce
contexte particulier, semblable à un moulin de paroles. Un flou définitoire la
traversant, va la rendre peu opératoire. Le grand linguiste américain, Noam Chomsky a raison de définir ainsi la démocratie : «Une
caractéristique des termes du discours politique, c'est qu'ils sont
généralement à double sens. L'un est le sens que l'on trouve dans le
dictionnaire, et l'autre est un sens dont la fonction est de servir le pouvoir-
c'est le sens doctrinal. Prenez le mot démocratie.
Si l'on s'en
tient au sens commun du terme, une société est démocratique dans la mesure où
les gens qui la constituent peuvent participer de façon concrète à la gestion
de leurs affaires. Mais le sens doctrinal de démocratie est différent- il désigne
un système dans lequel les décisions sont prises par certains secteurs de la
communauté des affaires et des élites qui s'y rattachent. Le peuple n'y est
qu'un «spectateur de l'action» et non pas un «participant» comme l'ont expliqué
d'éminents théoriciens de la démocratie (dans ce cas, Walter Lippmann). Les
citoyens ont le droit de ratifier les décisions prises par leurs élites et de
prêter leur soutien à l'un ou l'autre de leurs membres, mais pas celui de
s'occuper de ces questions- comme par exemple l'élaboration des politiques
d'ordre public- qui ne sont aucunement de leur ressort. Lorsque certaines
tranches du peuple sortent de leur apathie et commencent à s'organiser et à se
lancer dans l'arène publique, ce n'est plus de la démocratie. Il s'agit plutôt
d'une crise de la démocratie, dans l'acception technique du terme, d'une menace
qui doit-être surmontée d'une façon ou d'une autre».
Les dernières
émeutes, les sorties parfois peu conformistes de la presse et les grèves
marquant le terrain social ont été, comme indiqué par le linguiste américain,
accueillies par le gouvernement comme une sorte d'anarchie, de «crise et de
dépassement» de la démocratie. La difficulté, sinon la manipulation des termes
n'est pas uniquement le propre des gouvernants, mais également des partis
politiques et des hommes en disgrâce qui définissent ces mots en fonction de
leur situation présente. Toute logorrhée vide le vocabulaire de sa substance
originelle, le privant de son contexte et le rend prisonnier d'attitudes ponctuelles.
Un ancien chef du gouvernement parlait souvent de «manipulations des
politiciens et des rentiers» sans prendre la peine d'interroger la réalité et
de prêter une oreille attentive à ces émeutiers.
Le langage se
perd dans le non sens et retrouve les marques originelles du mythe excluant le
«politique» de la sphère nationale. Ce qui pose sérieusement le problème de la
relation du pouvoir formel et de l'informel, du statut réel des institutions
formelles. Le vocabulaire est drapé d'une autre enveloppe. Pour la première
fois, un gouvernement en place reconnaîtrait, certes implicitement, qu'il tire
son pouvoir, non des espaces institutionnels et de la légitimité populaire,
mais d'un fait accompli. Il avait raison, Abdelatif Benachenhou
qui avait déclaré publiquement que l'Algérie est l'un des plus grands
producteurs de textes législatifs jamais appliqués. L'écrit est le lieu du
formel, ce qui n'est pas le cas de l'oral qui domine toutes les relations
sociales.
Aucune réforme
sérieuse ne saurait être pertinente si on ne prend pas en considération le
caractère syncrétique des représentations politiques et sociales. Le langage
est traversé par de multiples contingences sociologiques et idéologiques. Toute
parole reste tributaire des conditions de sa production et du processus de
fabrication du sens. La lecture du vocabulaire utilisé par les dirigeants
algériens correspondrait ainsi à une sorte d‘archéologie du langage.
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Posté Le : 19/05/2011
Posté par : sofiane
Ecrit par : Ahmed CHENIKI
Source : www.lequotidien-oran.com