Algérie - Revue de Presse

Hommage à Amar Ath Chikh, tombé au champ d'honneur en 1956



Hommage à Amar Ath Chikh, tombé au champ d'honneur en 1956
PUBLIÉ 08-08-2022 dans le quotidien l’Expression
Par Mohand Ouali Chikh
En ce 10 août 1956, après plusieurs heures de marche, le groupe de combattants de l'Armée de Libération Nationale (ALN) décida de faire étape près du village Ibelqissen, près d'Iferhounen à une cinquantaine de km à l'est de Tizi Ouzou, et à moins d'une journée de marche d'Ifri Uzellaguen. Comme beaucoup de villages de la région, Ibelqissen est situé dans une région encaissée, accidentée, dominée par d'imposantes montagnes boisées, d'accès très difficile. Dans ce village, de nombreux militants dévoués à la Cause nationale prêtaient aide et assistance aux combattants de l'ALN qui s'y trouvaient en complète et parfaite sécurité. Durant le trajet qui les menait à Ibelqissen, le groupe de combattants évitèrent tout lieu habité et surtout tout accrochage avec l'armée coloniale, ce qui les eût détournés de leur mission qui n'était seulement connue que du commandant du groupe de combattants, Amar Ath Chikh : rallier, avant le 13 août, le lieu du futur Congrès de la Soummam.
Au matin du 11 août, avant le lever du jour, des bruits alarmants provenant des crêtes surplombant le village inquiétèrent les combattants de l'ALN : de nombreux soldats de l'armée coloniale, disposant de moyens matériels considérables, y avaient pris position. Le terrible combat opposant des forces inégales cessa au milieu de la journée, aucun combattant de l'ALN ne se rendît, tous résistèrent héroïquement, certains parvinrent à s'extraire de l'implacable piège, les blessés furent faits prisonniers par l'armée coloniale, quatorze valeureux combattants de l'ALN dont Amar Ath Chikh y perdirent la vie.
Les noms des quatorze Martyrs sont gravés sur la stèle, imposante et poignante par sa sobriété, érigée à l'endroit même de ce combat, le dernier combat pour ces Martyrs de la Cause nationale, Ighzer Umalu. Les villageois d'Ibelqissen furent alors soumis plusieurs jours durant à une répression atroce, tortures physiques et morales d'une inhumaine brutalité ; certains, pourtant à peine adolescents, portent encore de nos jours, dans leur chair les traces des indicibles et innommables sévices qui leur ont été infligés par l'armée coloniale.
Totalement consacrée à la Cause nationale, la vie exemplaire à plus d'un titre et courte d'Amar Ath Chikh — il n'avait pas encore atteint 50 ans en 1956 — mérite d'être rappelée particulièrement en ces temps où certaines valeurs sont remises en question.
Amar Ath Chikh est issu d'une famille d'agriculteurs aisés du village Ikhef Usammer, démembrement de Azru Kollal (Aïn el Hemmam, Tizi Ouzou) qui exploitaient leurs propres champs. Son père, Mohand Ouali, notable apprécié dans toute la région, très impliqué dans la gestion de la vie sociale et politique, mourut brutalement en 1911. Amar avait 5 ans, son seul frère Hocine, 7 ans. Amar fréquenta l'école d'Azru Kollal assidûment pendant 3 ans et voyant son frère et sa mère peiner dans les travaux des champs, décida de s'y consacrer aussi ; son cursus scolaire, même élémentaire, lui permit, cependant, de lire et comprendre les articles des journaux de langue française.
Dès son jeune âge, Amar Ath Chikh fera preuve de la plus grande détermination quand il s'opposera à certaines pratiques locales même quand il en sera personnellement bénéficiaire, il les jugera aliénantes et ruineuses pour les familles, dénotant ainsi un caractère profondément progressiste. Adolescent, il prend conscience des injustices de l'administration coloniale et de ses zélés rouages autochtones. Cette prise de conscience de l'oppression coloniale née du constat de paupérisme dans lequel toute la société était maintenue et ce, sans aucune perspective d'amélioration, les taxes, impôts et autres patentes extorqués même aux citoyens les plus humbles, se renforcera durant les services militaires qu'il effectuera aux casernes de Blida puis de Maison-Carrée (El Harrach) ; il y observera les discriminations flagrantes dont les appelés algériens étaient victimes.
De retour à son village natal, Amar ne cessera de dénoncer le système colonial incarné par l'administrateur de la commune, son adjoint, la brigade de gendarmes et surtout les nombreux supplétifs kabyles dont la plupart étaient tout heureux d'appliquer servilement les ordres dégradants de leurs maîtres. Dans le but de saper l'autorité coloniale, Amar ne manquera aucune occasion de ridiculiser et parfois d'humilier ces supplétifs littéralement à la solde du colonialisme qui sait les récompenser, allant même jusqu'à leur décerner des médailles. Qu'aurait été celui-ci sans ces individus ? Aurait-il réussi à s'implanter aussi longtemps ?
Admirablement servi par une stature imposante forgée grâce aux durs travaux des champs, pédagogue dans l'âme car toujours disposé à comprendre son interlocuteur, Amar, bien qu'ayant la répartie facile, pratiquera en privé ou en public une argumentation convaincante pour dénoncer l'injustice et l'état de servitude dans lequel était soumise la population. Il comprit vite cependant qu'une organisation d'envergure nationale était indispensable pour combattre efficacement le colonialisme. Au milieu des années 1940, l'administrateur de la commune, informé par ses relais autochtones, se mit à suspecter Amar Ath Chikh. L'administrateur adjoint, M. Laurent, se déplacera jusqu'au village Ikhef Usamer et tentera, en vain, de corrompre Amar Ath Chikh en lui faisant plusieurs propositions d'aides matérielles assorties de l'unique condition : cesser son engagement politique.
Le PPA/MTLD semblait, du moins à travers les discours de son chef, vouloir lutter contre le colonialisme. Amar y adhéra. Il se présenta aux élections de 1946 et fut élu après une vive altercation avec l'administrateur adjoint qui, profitant d'une panne d'électricité bien opportune, tentait de substituer l'urne contenant les bulletins de vote. En 1947, le chef de son parti effectua une visite dans la région de Aïn el-Hemmam, Amar Ath Chikh le reçut avec tous ses accompagnateurs, à Ikhef Usamer, pour une journée.
Dès lors, les intimidations et les menaces que recevait Amar Ath Chikh de la part de l'administration furent mises à exécution : perquisitions multiples, fermeture de l'huilerie familiale, exclusion de son fils et de ses neveux de l'école communale, denrées alimentaires (huile d'olive, blé, orge,...) saisies ou rendues impropres à la consommation, brimades de plus en plus graves. Les Ath Chikh qui avaient approvisionné tout leur village durant le dur et long hiver de l'année 1945 se sont retrouvés du jour au lendemain sans le minimum pour se nourrir !
La détermination d'Amar Ath Chikh ne faiblit pourtant pas, bien au contraire ; il acquit la ferme conviction que seule une action armée à l'échelle nationale pouvait mettre fin à l'ordre colonial. Informé de l'imminence d'une nouvelle perquisition et soupçonnant l'administrateur de chercher un prétexte pour l'arrêter, Amar Ath Chikh préféra ne pas être présent lors de la perquisition de ce 7 février 1948. De fait, après une fouille générale de toute la maison et de ses dépendances, fouille infructueuse, un gendarme exhiba un pistolet et prétendit qu'il venait juste de le découvrir ! Le frère aîné Hocine fut arrêté immédiatement ; il sera condamné à 6 mois de prison ferme et 100 000 francs (de l'époque) d'amende.
À partir de ce jour, Amar Ath Chikh entrera en clandestinité. Il fit alors un seul vœu :
Ur d yliy ara deg ifassen n Fransa, drey ney mmutey!
(Ne jamais tomber vivant ou mort entre les mains de l'ennemi !)
Toujours discret, réservé, ne parlant jamais de lui-même, Amar Ath Chikh avouera bien plus tard que ses premières semaines de clandestinité ont été les plus éprouvantes de toute sa vie, n'ayant pas d'autre soutien que sa propre famille dont il dépendait totalement. II n'a cependant jamais perdu espoir et entrevoyait le jour du déclenchement de la Guerre de libération nationale. Après les massacres de Sétif, de Madagascar, le début de la guerre d'Indochine, les révoltes au Maroc, en Tunisie, l'empire colonial français commençait à se fissurer, la fin de sa domination militaire était envisageable d'autant que cet empire avait subi une cuisante défaite à la Deuxième Guerre Mondiale.
Contraint à la clandestinité et au maquis, Amar Ath Chikh milite activement pour un nouveau pouvoir politique, économique et social, fondé sur des institutions, respectueuses des diversités des langues et des cultures, pourvu qu'elles soient libératrices, et dans lesquelles se pratique une religion musulmane éclairée, porteuse d'espérance.
Par l'intermédiaire de militants sûrs, Amar Ath Chikh établit des contacts avec Belkacem Krim et Amar Ouamrane, eux aussi considérés «très dangereux» et déjà en clandestinité depuis au moins une année. Il poursuit inlassablement sa mission de sensibilisation au fait national de la population. Il organise plusieurs opérations de collecte d'armes, prépare des lieux de repli ou «abris» ; de nombreux militants recherchés par l'administration coloniale y trouveront quelque répit et pour certains, des conditions favorables pour soigner leur tuberculose qui faisait des ravages parmi eux. Lorsqu'un conflit ou un différend entre les militants était porté à sa connaissance, il usait de toute sa force de persuasion pour le régler pacifiquement par le dialogue.
Grâce à sa parfaite intégrité, son charisme, son empathie pour les plus faibles, ses efforts soutenus seront couronnés de succès au-delà de ce qu'il avait espéré, le nombre de militants sera si important à la veille du déclenchement de la Guerre de libération que la région de Aïn el Hemmam sera sollicitée pour le « prêt » de plusieurs dizaines de militants à la région de Blida !
Le 1er novembre 1954 a été le jour de délivrance pour tous les maquisards recherchés par l'administration coloniale. Un des neveux de Amar Ath Chikh se souvient encore du visage réjoui, épanoui, radieux de son oncle quand il annonça — sans trahir aucun secret — lors de la visite qu'il fit en juillet 1954 à une de ses sœurs qui habitait l'Arba, que la guerre d'indépendance allait bientôt être déclenchée : Tura qriv a-nennay Fransa (Fransa symbolisant le pouvoir colonial). Tout en ayant conscience des grandes souffrances que la révolution allait engendrer, il n'avait aucun doute sur la capacité du peuple algérien à conduire cette guerre qui lui a été imposée par le colonialisme. Il aimait répéter ce tercet, suivant lequel la révolte des hommes est inéluctable chaque fois que l'oppression est exercée contre eux et lorsque leur dignité est bafouée :
- Ad zwiren ath nnif (les premiers combattants se révolteront pour l'honneur)
- Ad-d-rnun ath lhif (les deuxièmes par souffrance)
- Ad-d-gwrin ath bessif (les derniers par obligation)
L'action militaire d'Amar Ath Chikh est aussi caractérisée par le courage et l'abnégation, il avait érigé l'exemplarité comme qualité cardinale. Il protégeait le mieux possible ses combattants même en s'exposant lui-même. Durant l'hiver 1955, il recommandera le recrutement de plusieurs militants notamment Amirouche, le futur Colonel de la Wilaya III, qu'il intégrera à son groupe de combattants et qu'il protégera quand il le jugera menacé lors de rivalités internes. Il ne s'autorisait aucun privilège que son âge déjà avancé aurait légitimement justifié ; ses compagnons lui témoignaient tous respect et considération.
Ce 11 août 1956, Amar Ath Chikh tomba les armes à la main dans un terrain très accidenté. Son corps ne fut pas découvert par les troupes coloniales. Il fut enterré par les villageois d'Ibelqissen après le départ de ces troupes.
Ainsi, le vœu d'Amar Ath Chikh, exprimé plus de huit années plus tôt, le jour même où il a pris le maquis, fut exaucé : même mort, il ne tomba pas entre les mains de l'ennemi.
Sa dépouille a été finalement transférée en septembre 1963 au cimetière de son village natal. Amar Ath Chikh repose désormais parmi les siens, ses parents, frère et sœur.
Jusqu'à l'ultime, le sacrifice de sa vie, Amar Ath Chikh aura eu comme raison d'être, la passion de la justice et du droit pour les plus humbles ; il la vivra pleinement avec force et détermination sans haine aucune et toujours sans jamais la trahir. On peut donc célébrer, avec confiance, Amar Ath Chikh comme faisant partie de ces Hommes devant lesquels un grand écrivain s'est incliné
Av3adh yella, ulacith ; Av3adh ulacith, yella.
(Il est des morts plus présents que certains vivants).
Soixante-six ans plus tard après la bataille d'Ibelqissen, ayons en pensée la mémoire des Martyrs et puissions-nous être fidèles et dignes de leur sacrifice.
M. O. C.

Quelques références bibliographiques :
[1] A. Chikh, Une vie pour l'Algérie, Éditions Casbah (2014)
[2] H. Aït Ahmed, Mémoires d'un Combattant. L'esprit d'indépendance 1942-1952. Éditions Sylvie Messinger, Paris (1983).
[3] A. Yaha, Au cœur des maquis de Kabylie. Éditions Inas, Alger (2012). [4] Y. Courrière, La guerre d'Algérie. Éditions Fayard.
Tome 1. Les Fils de la Toussaint. Paris (1968).
Tome 2. Le Temps des Léopards. Paris (1969).
Les circonstances de la bataille d'Ibelqissen, véritable embuscade tendue par les forces coloniales, montrent, à l'évidence, que l'armée coloniale a agi sur renseignements. Après enquête, l'auteur des renseignements fut jugé puis sanctionné par les autorités compétentes du FLN.

PUBLIÉ 08-08-2022

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