Algérie - Revue de Presse

Ghassan Kanatani écrivain palestinien et acteur de l?histoire


Le soleil des mouqataâte Il est admis que la littérature n?est que de la littérature, c?est-à-dire de l?imaginaire, des livres qui restent coupés du réel même s?ils en rendent compte. C?est vrai et c?est faux. En 1977, paraît aux éditions Sindbad, un recueil de trois nouvelles restées sans écho à cause du titre peut-être : Des hommes dans le soleil. Des Hommes dans le soleil ! Allons bon ! Encore une histoire à dormir debout, allongé par temps de vacances, sous un ciel sans nuages, les doigts de pieds en éventail pour laisser filtrer un peu d?humidité marine. La fonction apéritive du titre aurait pu être une invitation au farniente, et dans ce cas, je comprendrais que la légèreté du livre l?ait voué à l?insoutenable pilon du désintérêt et de l?oubli. Des Hommes dans le soleil sont restés sans écho. Leur auteur, Ghassan Kanafani, est un Palestinien originaire de Jaffa. Exilé au Liban, il était le porte-parole du FPLP lorsqu?il s?est fait assassiner par le Mossad le 8 juillet 1972. Ce jour-là, il faisait chaud. En plein été, le soleil tapait dur et l?homme était dans le soleil. L?éclat métallique des balles israéliennes a brillé et s?est fondu dans l?incendie meurtrier auquel nous a habitués le Moyen-Orient. Un mort de plus. Rien de plus. Des Hommes dans le soleil raconte l?histoire de trois hommes qui décident de quitter leur Palestine natale pour aller chercher un peu moins de misère au Koweït. Pas d?Eldorado pour des hommes vivant dans des camps dans leur propre pays. Là-bas, au Koweït, ils auront juste de quoi nourrir à distance, à la force de leurs bras mandatés, les femmes et les enfants laissés derrière eux à la poussière légère du campement de toile. Heureusement, il n?y pleut presque jamais, et le temps a fini par estomper la sensation de la pierre qui dure à l?ombre des maisons ancestrales. Le séisme de l?histoire a stabilisé le provisoire des camps de toile. Les hommes qui sont dans le soleil sont au nombre de trois : le vieux Abou Qays, Asaâd qui est en âge de se marier et le très jeune Marwan qui n?a que seize ans. Trois classes d?âge se trouvent dans l?impasse palestinienne. Toutes générations confondues, la population masculine des camps cherche du travail à l?étranger. Le Koweït, ce n?est pas très loin, et il paraît que c?est bien. Alors, va pour le Koweït et la traversée du désert de Syrie. Abou Qays, Asaâd et Marwan s?entendent avec un camionneur qui double ses fins de mois en assurant aux clandestins le passage des frontières. Pour l?instant, tout va bien. Le camion engloutit la route à vive allure. Au grand air, il fait une chaleur à couper le souffle. Quelle peut bien être la température à l?intérieur de la citerne ? Les trois Palestiniens auront bientôt la réponse à cette question qui les taraude depuis le début du voyage. C?est l?enfer ! Les hommes dans le soleil plongent dans le ventre du camion. Les jambes en tête, ils se font avaler par la fournaise des parois métalliques. Cet accouchement à l?envers ne devrait durer qu?un court instant, le temps pour le passeur de régler les formalités administratives avec les policiers postés aux frontières. Mais rien ne se passe comme prévu. Le temps s?éternise, les policiers sont en verve, ils plaisantent avec le chauffeur tandis que la citerne se transforme en tombeau. Le ventre du camion accouche de trois cadavres que le chauffeur s?empresse de jeter dans une décharge publique au milieu des ordures koweïtiennes. Pourquoi les trois Palestiniens n?ont-ils pas frappé sur les parois de la citerne ? Valait-il mieux mourir sur place que de retourner là-bas dans le camp de la mort ? Les territoires étant occupés, quel autre choix que celui de tenir une ultime position, en silence, en enfer, sans un brin d?air brûlant, dans le bouillonnement du métal ? Les hommes des camps meurent dans le soleil, par temps sec et chaud Pendant des années, le premier des Palestiniens a vécu à Ghaza sans pouvoir sortir, cerné par les chars israéliens. Yasser Arafat vivait là, prisonnier chez lui, dans la désormais célèbre mouqataâ, un bout de territoire circonscrit, prescrit par Ariel Sharon. Et puis est venu le jour de sortir du camp. Ariel Sharon, comme le chauffeur-passeur du récit de Kanafani, a assuré le passage jusqu?à Paris. Comme dans l??uvre littéraire, Arafat s?est lové, encore debout, dans le ventre d?un hélicoptère dont il ressortira allongé, les pieds ou la tête en avant, peu importe. On sait bien que les accouchements des Palestiniens se passent toujours mal. On sait que les matières dures comme le métal ne leur valent rien, ils en ressortent morts ou moribonds. C?est le grand air des camps qui les maintient en vie, dans le soleil. A Paris, il faisait froid et nous n?avons pas entendu le premier des Palestiniens frapper contre les parois qui ne le retenaient plus prisonnier. Reclus au plus profond de l?avant-dernière de ses mouqataâte, il a gardé le silence, tels ces vieux soldats qui tiennent encore une position intenable. Le territoire était ami, mais barré de toutes parts par la mort. De retour chez lui, le premier des Palestiniens loge désormais dans la dernière de ses mouquataâte, bâtie à la hâte dans l?enceinte de sa mouqataâ principale. Le passeur n?a pu jeter son cadavre aux ordures comme dans le récit de Kanafani. Sharon s?est contenté de lui circonscrire un petit bout de territoire pour l?éternité. C?est celui-là que l?on voit dans le soleil, veillé par tout un peuple. C?est celui-là, le dernier carré à occuper dans les territoires occupés. Il est immense, à la dimension d?une terre promise, promettant beurre et miel aux hommes sans genoux, aux marcheurs infatigables. Les Palestiniens meurent dans le soleil. Dans leurs territoires occupés, ils s?occupent à se battre. Dans un pays à naître, ils frappent aux portes du monde, ils cognent avec leurs cailloux contre le blindage des chars israéliens. Dans les camps, dans le ventre métallique de la bête à chenilles, c?est l?enfer. La littérature ne ment pas toujours.
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