Algérie - Patrimoine Historique

Gérontologie et patrimoine mémoriel de La Casbah d’Alger, E’la Ouerdia raconte ses 107 printemps


Gérontologie et patrimoine mémoriel de La Casbah d’Alger, E’la Ouerdia raconte ses 107 printemps
Retrouvailles générationnelles avec E’la Ouerdia dans les bras de Madjid Abdoun, fils du célèbre comédien Ali Abdoun, tous deux natifs de La Casbah.

«Le besoin de mémoire est un besoin d’histoire» (Pierre Nora)

L’anniversaire de l’Association des amis de la rampe Louni Arezki Casbah a exceptionnellement été célébré cette année dans sa 19e édition à travers la symbolique d’un acte de mémoire accompli à l’endroit d’E’la Ouerdia, au nom patronymique de Hamadou Ouerdia, dans la baraka natale de sa 107e année, à la rue du Chameau, au cœur de la Cité antique, un mardi 1er octobre 1912.

Et ceci à 10 heures, tient-elle à préciser avec insistance, ce jour du 20 mars 2019 à une délégation de membres de l’Association, venue en la circonstance rendre une visite affective à sa mascotte adoptée dès son centenaire commémoré avec faste en son siège au palais El Menzeh, attenant au Mausolée de Sidi Abderrahmane, à l’entrée de la vieille ville.

Qui ne se souvient de ce véritable événement marquant pour la réappropriation de la culture mémorielle, qui a rassemblé une grande affluence, où était présent un repère de la guerre de Libération, la moudjahida de notoriété, Annie Steiner, subjuguée d’avoir approché E’la Ouerdia, avec laquelle elle n’a cessé d’échanger des souvenirs impérissables de l’Algérie, de la nuit coloniale, de ses exactions et enfin de l’indépendance de la chère patrie arrachée grâce aux lourds sacrifices consentis par ses enfants.

Un voyage au bout de la mémoire

C’est cette E’la Ouerdia, honorée par la participation de la chaîne de télévision Canal Algérie, qui, à l’aurore de sa 107e année, ravie et émue par la visite, nous a chaleureusement accueillis pour nous convier dans un instant d’évasion à l’accompagner dans un merveilleux voyage au bout de la mémoire de plus d’un siècle d’existence. Ce fut une rétrospective vivace d’un périple fabuleux de pans d’histoire qui, avec éclat, se sont succédé en souvenirs d’une mémoire prodigieusement alerte d’une E’la Ouerdia, inspirée ce jour, pour revisiter avec ses convives éblouis les étapes d’une vie incrustées à jamais en viatique sacré de son dense et fécond parcours jalonné du lot naturel de joies et de peines.

Patiemment, avec aisance et aussi émotion, E’la Ouerdia, en excellente phase avec la journaliste-reporter de Canal Algérie, Madame Maya Amrani, qui s’est avérée douée dans l’exercice psychologique de la communication et de l’échange avec cette interlocutrice particulière de gérontologie, stimulée et motivée, pour remonter à travers le mouvement de la mémoire le cycle des âges et du temps. C’est une succession de séquences de souvenirs enfouis qu’elle raviva à une assistance émerveillée par la précision du détail des scènes de vie qu’elle narra philosophiquement, avec une tendresse et un humour de finesse civilisationnellement propres à la génération qui est la sienne.

«Aïn Lahdjadjel» ou «la fontaine des veuves»

De la Première Guerre mondiale (1914-18) qui l’a indélébilement marquée, elle a gardé une image d’effroi de la prime enfance de l’âge de 5-6 ans, où des voisines en pleurs se rendaient au domicile d’un circonscrit, dont la mort au front, loin des siens, venait d’être annoncée, à la stupeur de tous les habitants du quartier.

Ce qui, dans ce contexte d’affliction, affirme-t-elle, inspirera la baptisation populaire d’une fontaine publique à La Casbah au nom de «Aïn Lahdjadjel» ou «la Fontaine des veuves», en évocation de celles dont les jeunes époux périrent lors de cette terrible guerre dévastatrice appelée «guerre des tranchées».

Ces fontaines, ou sources de vie, de légende parsemées dans l’enceinte de La Casbah étaient fort nombreuses dans un décor féerique de ruissèlement limpide en une symbolique citadine de repères culturels et de mémoire collective de la communauté «kasbaouie».

L’auteur-journaliste prolifique de talent d’«Alger la Blanche», Nouredine Louhal, a, en archéologue poétique de l’extasiante El Djazaïr, reconstitué les splendeurs et l’âme de ces lieux chargés d’histoire dans une œuvre de toute beauté au titre esthétiquement évocateur, Alger la mystique, ziyarate autour des fontaines, publiée aux éditions Tafat. Elle se remémorera également l’«école du Coran» appelée communément «m’cid elouha», un local de son père situé à proximité et qu’elle accompagnait parfois à l’âge de 5 ans, attirée par l’ambiance studieuse d’enfants, garçons et filles, qui étaient ses aînés.

De cette période, elle a fortement été touchée, avec une peine intense, par un souvenir pénible de son père qui enseignait le Coran avec une méthode pédagogique d’interprétation des versets du Livre Saint, Tafsir el Korane interdit et réprimé par l’administration coloniale, qui ordonna immédiatement la fermeture du local suspecté, à juste titre d’ailleurs, de «lieu d’éveil à la connaissance, de nationalisme et de lutte idéologique de résistance contre la colonisation».

N’étaient tolérées que les «m’cid elouha» ou «écoles de la planche», «elouha» étant un support sur lequel était transcrit au «q’lem», un bout de roseau à la pointe aiguisée en forme de plume imbibée de «smagh» (liquide composite d’encre de fusion de laine), un verset du Coran que les récitations collectives phonétiquement répétées des heures durant sans en comprendre le sens par des enfants en bas âge, nombreux, entassés à l’étroit à même le sol, assis sur des nattes de rafia.

André Ravereau, le jeu de la Boqala et les terrasses de la Casbah

Par contre, la culture, élément fondamentalement structurant de la personnalité et de l’identité algériennes en ces temps d’oppression, était très florissante à La Casbah, avec sa lumineuse littérature d’oralité, le jeu de la «boqala», une véritable université de philosophie poétiquement raffinée, dont les amphithéâtres étaient les terrasses des «douerate» surplombant féeriquement le bleu méditerranéen azuré de l’éblouissante baie d’Alger.

Celles-ci sont superbement immortalisées dans leurs séduisantes fascinations par l’éminent architecte de renommée universelle, André
Ravereau, un ami affectif de référence de l’Algérie, très attaché à ces sites envoûtants d’affinité culturelle que sont La Casbah d’Alger et la vallée du M’zab, et également auteur de l’œuvre phare au titre éloquent La Casbah d’Alger, et le site créa la ville. Le jeu de la boqala est une pratique déclamatoire de la symbolique existentielle dans un art de versification raffiné, exercée exclusivement par la gent féminine.

Pour nous transposer dans cet univers d’extase de la verve des splendeurs du terroir, E’la Ouerdia a surpris dans le ravissement toute l’assistance par une sublime déclamation d’une boqala avec une intonation émouvante au souvenir des temps heureux où, selon son expression ponctuée d’ailleurs par un long soupir de regrets, elle évoquera les moments de douceur de jadis, empreints d’un art de vivre d’une société à travers l’échange, la réciprocité avec l’autre et la solidarité d’un destin de communauté.

Le doyen de renom des écrivains algériens, Kaddour M’hamsadji, de la lignée d’une vieille famille de souche algéroise dont des générations ascendantes sont originaires de La Casbah, a consacré deux ouvrages d’anthologie de référence, l’un au jeu de la boqala, et l’autre intitulé El Qasba Ezman «La Casbah d’autrefois», où l’on retrouve la trame pédagogique de ce jeu traditionnel d’érudition dans sa matrice d’El Mahroussa.

Meriem Fekkaï, Fadela Dziria Et Michel Simon

Le souvenir de ce jeu de la boqala est également remonté dans le mouvement du temps et de la mémoire de E’la Ouerdia qui, avec passion, a retracé sociologiquement La Casbah de l’époque, qui était une véritable fresque de chaleureuse cohabitation sociétale de toute l’Algérie profonde, dont les habitants de l’ensemble des régions : Azzefoun (Kabylie), Biskra, Annaba, Jijel et autres se retrouvaient dans une même douéra, avec un art de vivre empreint de valeurs humaines, de solidarité, d’entraide et d’engagement collectif de résistance durant la guerre de Libération.

Avec ses expressions dans une langue française châtiée, elle qui pourtant n’a jamais connu l’école, E’la Ouerdia a mis en relief l’universalité de sa vaste culture par l’évocation du 7e art, le cinéma dans son apogée avec ses films cultes où elle s’est souvenue, à travers un effort de mémoire, des acteurs de célébrité en citant Michel Simon, resté toujours vivace en son souvenir. Cela en fredonnant d’une voix douce des airs mélodieux de chansons populaires des regrettées divas monumentales, Meriem Fekkaï et Fadila Dziria, qui ont tant bercé sa tendre jeunesse, s’exclama-t-elle dans un soupir de béatitude instantanée.

Hadj M’rizek et E’la Ouerdia de la même génération de 1912

Cet événement de la mémoire a été marqué par la remise à E’la Ouerdia d’un ouvrage consacré à Hadj M’rizek, une icône emblématique de la chanson chaâbie à La Casbah d’Alger, écrit par l’écrivain musicologue de réputation, Abdelkader Bendameche et préfacé par l’auteur de ces lignes. A la lecture de l’affective dédicace transcrite à son endroit par ces derniers, notre doyenne d’âge d’El Mahroussa fut émotionnellement ravie par la symbolique du souvenir d’un repère d’existence générationnelle commune, car nés tous deux en l’année 1912, la première le 1er octobre et le second le 18 septembre, 13 jours plus tard.

Un strident Youyou de E’la Ouerdia pour la préservation de sa Casbah natale tant aimée

Sous l’effet d’envolées attendries d’une ode à remonter les cycles des âges et du temps, E’la Ouerdia, cette fois solennelle et enthousiaste, a tenu avec insistance à formuler ses souhaits et ses vœux pour la préservation de La Casbah et de son patrimoine d’immensité historique et civilisationnel de plus de deux millénaires qui est un legs sacralisé d’une nation à transmettre par devoir aux générations futures.

Par cette confession et à la surprise générale, elle poussa un strident youyou au son très émouvant d’une aïeule heureuse et comblée par une rencontre d’une intensité chaleureuse inouïe qui l’a stimulée pour revivre ces moments et ces instants les plus ancrés en elle dans le bonheur du partage avec ses hôtes auxquels elle a transmis la trame mémorielle d’une vie, et ce, au soir de celle-ci, dans la sérénité des valeurs humaines de rationalité, de courage et de foi continuellement accompagnée de son inséparable sourire coutumier qui ne la quitte jamais.

«Twahacht bladi» avec E’la Ouerdia pour la communauté algérienne en europe

C’est avec un refrain improvisé, Longue vie Maman, chanté à l’unisson par toute l’assistance, que nous avons quitté E’la Ouerdia, avec l’espoir nourri de fêter avec elle, incha Allah, son 108e anniversaire. Cette mémorable et inoubliable visite, couverte médiatiquement grâce au dévouement de la chaîne de télévision Canal Algérie, a fait l’objet d’un excellent reportage filmé dernièrement, projeté par celle-ci avec un l’impact instructif qui a judicieusement suscité une reprise par la magnifique émission de Lynda Tamadrari «Twahacht bladi», hebdomadairement transmise en direction de notre communauté émigrée en Europe.

Ce voyage initiatique de la mémoire nous a fortement révélé la condition humaine des personnes des 3e et 4e âges, caractérisées par une profonde aspiration motivée pour le partage, la communication et l’échange avec les successifs relais générationnels de la société.

L’écoute de l’autre suscite en eux une attention particulière et un centre d’intérêt auxquels ils demeurent viscéralement très sensibles pour constituer un espace de remémoration d’une longue existence à travers des souvenirs et des repères mémoriels.

Des patriarches adeptes de poètes lumineux de légende

Dans les confins de l’Algérie profonde des Aurès, de la Kabylie, des Hauts-Plateaux, de l’Oranie et du Sud, ils sont nombreux à être encore de ce monde avec une mémoire prodigieuse, infaillible et souvent irriguée de pans précieux de culture, d’oralité, de traditions, de civilisation et d’histoire. La mémoire poétique des adeptes des Mohamed Benguitoune, Si M’hand Ou M’hand, Mestfa Ben Brahim, Sidi Lakhdar Ben Khlouf est jalousement conservée par cette communauté de vénérables patriarches qui recèle une richesse patrimoniale fabuleuse et dont le vœu ardent est de transmettre celle-ci à leur descendance qui, en dépositaire, doit la pérenniser en héritage de legs générationnel.

Un riche univers mémoriel à explorer

Cette modeste approche sur la gérontologie et la mémoire à travers E’la Ouerdia est aussi une opportunité pour un appel à nos scientifiques spécialistes en la matière à dessein de l’exploration d’un univers de souvenirs richement féconds de ces témoins privilégiés du siècle essaimés sur tout le territoire national et dont la réappropriation patrimoniale contribuera à la fertilisation de la mémoire collective de l’Algérie.


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