Algérie

Eric Laurent au Quotidien d'Oran Les néo-conservateurs préparent la guerre contre Téhéran



Ecrivain, grand reporter, Eric Laurent est un nom familier du monde arabe. Auteur de plusieurs livres enquêtes sur la région, il vient de publier, chez Plon (Paris), «Bush, l'Iran et la bombe. Enquête sur une guerre programmée». Il répond aux questions du Quotidien d'Oran. Le Quotidien d'Oran: Une littérature de plus en plus abondante disserte sur l'imminence d'un conflit. La sirène des hostilités tant annoncées n'a pas encore retenti... Eric Laurent: On est dans une situation à la fois tendue et confuse où les efforts diplomatiques n'ont pas encore été tous épuisés. L'épisode des pourparlers avec l'AIEA découle de la volonté de Téhéran d'ouvrir un front auprès l'agence internationale, de négocier directement avec elle au détriment du Conseil de sécurité. Cette logique n'est pas au goût de la communauté internationale. Nombre de pays, notamment les Etats-Unis et la France, considèrent, en effet, que c'est une manière pour l'Iran de gagner du temps. Q.O.: Bush est-il décidé à passer à l'acte ? E.L. : A dessein, Washington s'emploie à épuiser toutes les ressources de la diplomatie. Elle cherche à rallier un consensus plus large autour de la position américaine. C'est la grande différence avec l'Irak. Cette dernière, en effet, a été l'objet de critiques. On a dénoncé l'unilatéralisme de l'administration Bush et cela a pesé dans le procès contre sa stratégie irakienne. Q.O. : L'objectif de guerre contre l'Iran, écrivez-vous, n'est pas récent. Son scénario a été écrit voilà un moment déjà... E.L. : Ce qui m'a frappé à travers une enquête d'un an et demi, c'est de découvrir que la volonté US d'en découdre avec Téhéran ne date pas de 2006-2007. L'Iran, on ne pouvait l'imaginer à l'époque, a fait l'objet d'un grand débat à la Maison-Blanche dès les années 2002-2003, au plus fort des bruits de bottes en Irak. Un groupe influent au sein des néo-conservateurs était d'avis à attaquer l'Iran avant l'Irak. Ce groupe estimait que la cible iranienne était stratégiquement plus prioritaire que l'Irak de Saddam. Q.O. : Sa recommandation n'a pas été suivie par Bush qui a préféré se charger de l'Irak... E. L: Bush tranchant pour l'Irak, le dossier iranien est resté en stand-by sur le bureau ovale. En 2003, le président américain a donné l'ordre de se préparer à une action contre l'Iran. Des plans ont été affinés par le Pentagone en 2004 et sont devenus opérationnels en 2005. Ces plans prévoient un bombardement massif non seulement des sites nucléaires, mais aussi de toute la chaîne de commandement iranien. Parfaitement arrêtés, ces plans n'attendent qu'un ordre présidentiel pour être exécutés. En plus de l'arsenal conventionnel, ils recommandent l'usage des armes nucléaires tactiques. Argument avancé par les stratèges du Pentagone : leur capacité de forcer les blindages et les installations souterraines où seraient stockés et installés les arsenaux nucléaires. Si tel sera le cas, ça sera la première fois depuis Hiroshima en 1945 que les USA useraient d'un arsenal nucléaire. Q.O. : Les Américains sont-ils prêts à suivre Bush dans cette nouvelle aventure ? E.L. : Autant le dossier irakien était très impopulaire, autant l'Iran fait consensus. Aucun homme politique américain, quelle qu'en soit la sensibilité, ne diverge avec l'administration dans ce registre. Les démocrates sont sur la même longueur d'onde. Qu'il s'agisse des présidentiables - Hilary Clinton, Obama - ou de la puissante présidente de la Chambre des représentants Pelluzi, tous estiment inadmissible et inenvisageable la perspective d'un Iran nucléaire. Le durcissement contre l'Iran jouit d'un large soutien, y compris dans l'opinion. Q.O. : Dans son bras de fer avec Téhéran, Bush rencontre quelques réticences, y compris chez son propre père... E. L.: La configuration de l'administration a changé. Autrefois, il y avait autour du président des équipes de sensibilités différentes, des isolationnistes, des interventions. Elles s'affrontaient sur des dossiers divers, mais le jeu était équilibré. Depuis l'arrivée du groupe des néo-conservateurs, la politique étrangère est mise sous pression. Ces hommes fonctionnent en réseaux depuis plus de trente ans, se connaissent tous et sont porteurs d'une même vision en matière de politique étrangère. Pour la mettre en oeuvre, ils s'agitent dans tous les sens. C'est sans précédent dans l'histoire politique du pays. Q.O. : Des articles à répétition soulignent l'affaiblissement irrémédiable des néo-conservateurs... E.L. : Compte tenu des déconvenues en Irak, certains ont été tentés de croire à leur disparition de la scène politique US. C'est complètement faux. Même si Donald Rumsfield a quitté le Pentagone, leurs positions restent fortes. Quoique en perte de pouvoir, le vice-président Dick Cheney continue de les fédérer et de se faire l'écho de leur parole à la Maison-Blanche. Au Pentagone, ils jouissent de la présence de nombre de responsables proches de leurs vues. A la CIA, où, jusqu'à une période récente, ils n'avaient pas de relais, leurs convictions trouvent des relais. C'est complètement nouveau. On en trouve aussi au Département d'Etat. Où qu'ils se trouvent, ils font preuve d'un activisme débordant sur le dossier iranien. Ils le font au moyen d'un discours à l'énoncé similaire avec le précédent irakien. Q.O. : Comment ? E.L. : Au moyen d'un amalgame entre terrorisme et Al Qaïda d'un côté, et soutien logistique apporté par Téhéran de l'autre. On voit se mettre en place un argumentaire qui consiste à établir un lien entre les attentats du 11 septembre et l'Iran. Un livre remarquablement médiatisé explique, par exemple, que les Iraniens ont reçu les principaux chefs d'Al Qaïda, Ben Laden et Ayman Al Zawahiri, juste après les attentats. Que les deux leaders se sont rendus plusieurs fois à Téhéran. On est en présence d'une mise en condition similaire à celle des années 2002-début 2003. C'est très préoccupant. Q.O. : Quelles sont les différences et les similitudes entre les séquences irakienne et iranienne ? E.L. : Pour pesants qu'ils soient, les effets de nuisance irakiens sont sans commune mesure avec ce que pourraient être les dommages en cas de guerre avec l'Iran. Militairement, je ne crois pas que l'Iran ait les moyens d'en découdre malgré les déclarations très guerrières de ses dirigeants. Le moment des hostilités venu, on sera en présence d'un conflit asymétrique dont les conséquences seraient énormes. Outre les perturbations des approvisionnements énergétiques, les risques de déstabilisation régionale seraient énormes. Le scénario de «nuisances» iraniennes contre les alliés de Washington dans le Golfe - comme le Qatar et l'Arabie Saoudite - n'est pas à écarter. Pour l'Amérique, une épreuve de force avec le régime des Mollahs signifierait un surcroît de problèmes dans des contrées où ses ennuis sont déjà inextricables : l'Irak, l'Afghanistan, le Liban en prise à l'influence indéniablement grandissante du Hezbollah. Sans parler des effets sur les terres occidentales. Q.O. : Entre Téhéran et Washington, la rupture n'en finit pas. Même au temps de la guerre froide, on n'a pas connu des divorces diplomatiques aussi étalés dans le temps... E.L. : C'est une relation extrêmement complexe et ambiguë. Du grand cynisme politique. Les Iraniens ont été le principal allié de Washington dans la région, beaucoup plus qu'Israël et l'Arabie Saoudite. Et, contrairement aux suggestions des néo-conservateurs et du discours en vogue dans nombre de rédactions, la volonté iranienne de se doter de l'arme atomique est vieille d'une quarantaine d'années. Les premiers à avoir fourni les matériaux en mesure de concevoir le programme nucléaire dont on parle tant aujourd'hui, ce ne sont pas la Corée du Nord, la Chine et le Pakistan, mais les Etats-Unis. En revendiquant l'arme nucléaire, le Shah a trouvé une oreille attentive auprès des administrations des présidents Nixon et Ford. C'est sous leurs mandats que l'Iran, «gendarme du Golfe» et plus grand acheteur d'armes dans le monde, a entamé une coopération fructueuse. Les Israéliens ont pris le relais plus tard, un accord en bonne et due forme ayant été signé avec le ministre de la Défense de l'époque, Shimon Peres. Cette coopération s'est poursuivie après l'arrivée de l'imam Khomeiny. Pendant la guerre Iran - Irak, Américains et Israéliens ont continué d'armer le régime islamique pour éviter son écrasement. Dans une région de plus en plus illisible, l'Iran demeurait un point d'appui principal dont on ne voulait pas se couper. Q.O. : Mais aujourd'hui, la coupure semble réelle... E.L. : Ces dernières années, les choses se sont radicalisées. C'est un régime qui repose sur deux piliers, l'islamisme radical et l'antiaméricanisme. Mais, s'agissant des rapports à entretenir à l'endroit de Washington, les rapports de forces ont toujours été extrêmement complexes à Téhéran. Les Iraniens ont envoyé des signaux après les attentats du 11 septembre pour tenter de reprendre langue. Ils ont favorisé les préparatifs des opérations militaires US contre le régime des talibans en fournissant les renseignements. En 2003, anticipant la chute de Saddam Hussein, ils ont massivement fait entrer des hommes et des réseaux de renseignements sur le territoire irakien. Une manière de mettre en place leurs leviers en prévision de l'après-Saddam. Q.O. : Dans le discours du président iranien, l'antiaméricanisme est de plus en plus vif... E.L. : Mahmoud Ahmadinejad va plus loin dans la surenchère pour des raisons de politique intérieure. A l'abri des regards, une lutte pour la prise du pouvoir se joue à l'heure actuelle. Le chef de l'Etat incarne un courant - celui des gardiens de la révolution - soucieux de renverser des clans du clergé comme celui de l'influent Hachemi Rafsandjani (ancien président et ex-président du Parlement).  Cette lutte implacable pour la prise des leviers de pouvoir a commencé avec les législatives et les présidentielles. Un coup d'arrêt a été porté au forcing de Ahmadinejad avec l'entrée en force du courant de Rafsandjani à l'assemblée des experts. Le départ de Laridjani est un nouvel élément de cette lutte arbitrée par le guide de la révolution. Jusqu'à présent, le chef de la République islamique approuvait la ligne dure de Ahmadinejad. Q.O. : Dans la presse occidentale, des «observateurs» misent sur un affaiblissement à terme du chef de l'Etat... E.L. : Ce n'est pas la première fois qu'on le dit. Ceux qui ont déjà parlé d'isolement de Ahmadinejad se sont trompés. Mais tout est réversible en Iran. Y cohabitent des pouvoirs élus démocratiquement et des pouvoirs non élus mais nuisibles. L'ex-président Khatami l'a appris à ses dépens. Confronté au forcing des non élus, il a été fragilisé et dépouillé de ses pouvoirs. En termes d'architecture de pouvoir, l'Iran est différent des voisins. Q.O : Des observateurs se plaignent de ses grilles de lectures constamment compliquées.. E.L. : C'est un vrai problème pour les Occidentaux, surtout pour l'administration Bush qui voit le régime avec un simplisme effrayant. Les néo-conservateurs soutiennent qu'il suffit d'un bombardement massif pour voir le régime s'effondrer comme un château de cartes. Une méconnaissance complète de la réalité. En face, le régime iranien - à commencer par Ahmadinejad - fait montre d'une méconnaissance tout aussi grande des USA. Résultat : on assiste, dans les deux pays, à une montée des extrémistes. Ça ressemble à deux TGV (Train à grande vitesse) allant tout droit vers une collision. Pour l'heure, rien ne semble les stopper. Q.O. : Le récent départ de Ali Laridjani, négociateur en chef iranien sur le dossier nucléaire, a donné lieu à une multitude d'interprétations. Une agence de presse internationale a même laissé entendre qu'il a été sacrifié parce qu'il représentait une menace pour l'avenir politique de Ahmadinejad... E. L. : L'hypothèse d'un Laridjani menaçant Ahmadinejad ne résiste pas à l'analyse. Déjà candidat en 2005, il a fait à peine 6% des voix. C'est un homme intelligent qui ne se fait aucune illusion sur ses possibilités d'exister politiquement. Habile et avisé - même s'il était sur une ligne dure -, il a très bien compris que la conjoncture était dans une phase d'extrême durcissement, notamment de la part des USA. Il est partisan de concessions, du moins d'un habillage plus présentable, ce que refuse le chef de l'Etat. A la récente assemblée générale de l'ONU, Ahmadinejad a qualifié le dossier nucléaire iranien de «clos». Je crois que c'est sur le nucléaire que la divergence entre les deux hommes s'est manifestée. La volonté de Laridjani de sortir du dossier - même s'il y a été poussé -, c'est au fond un calcul qui consiste à dire : Ahmadinejad est en première ligne, il n'y a pas d'équivoque. S'il va à l'échec, lui seul en tirera les conséquences.



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