Algérie - Autres Politiciens et Militaires

Entretien avec Abdelaziz Rahabi, ancien ministre : «La Constitution de 1996 avait introduit, pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie et du monde arabe, la limitation des mandats»



Entretien avec Abdelaziz Rahabi, ancien ministre : «La Constitution de 1996 avait introduit, pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie et du monde arabe, la limitation des mandats»




Par Brahim Taouchichet

Avec la pondération et la perspicacité qui lui sont propres, Abdelaziz Rahabi s’est prêté à notre jeu de questions-réponses sur les sujets de l’heure, actualité oblige. Rapport à la France et sans disculper son président de ce qui a été vu comme une offense, il tempère les ardeurs et remet les pendules à l’heure préférant placer les intérêts de notre pays au-delà des contingences du moment et ne pas faire le jeu de la droite française qui ne nous fait pas de cadeaux. Préoccupations sérieuses quant aux tensions sur nos frontières induites par la crise dans les pays du Sahel, les moyens de s’en prémunir, le terrain perdu, notamment du fait de la crise libyenne, notre absence au Moyen-Orient vis-à-vis de la question palestinienne qui reste le baromètre des pays de la région. Il jette un regard sans complaisance sur la scène politique interne et notamment à l’approche de l’élection présidentielle du mois d’avril 2014, son regret quant à la révision de la Constitution de 1996 qui a sauté le verrou de la limitation des mandants du président et son combat actuel contre la révision de la Constitution de 2008 qui risque d’ouvrir la voie à une présidence à vie qu’ont balayé les révoltes arabes. Abdelaziz Rahabi ne cache pas sa tristesse de voir que l’Algérie «n’ait pas d’autres agendas que les élections», dit-il, et de «souhaiter la voir prendre des rendez-vous avec des défis et des objectifs économiques et sociaux, les relever en produisant davantage de richesses et de connaissances et les redistribuer équitablement entre tous les Algériens».

- Le Soir d’Algérie : Tout d’abord, quel est votre avis sur les propos jugés désobligeants du président français à l’endroit de l’Algérie et les réactions de nos médias et des Affaires étrangères? Etait-ce disproportionné ou plutôt adapté?

Abdelaziz Rahabi : Tout le monde aurait pu faire l’économie de ce dérapage inconvenant et discourtois du président Hollande qui est plutôt connu pour avoir une bonne disposition à l’égard de l’Algérie. En effet, il appartient à une nouvelle génération d’hommes politiques sans liens personnels avec l’Algérie, ce qui est en soi un facteur favorable à des relations apaisées entre nos deux pays.

- Les «regrets» officiels de l’Elysée peuvent-ils suffire à faire oublier cette «blague de mauvais goût» dans les relations entre la France et l’Algérie qui passent d’une embellie à un nouvel orage?

Les regrets associés à l’appel téléphonique de Fabius à Lamamra et à celui du président français à son homologue algérien me semblent être des gestes de bonne volonté des officiels français, destinés à tourner la page. Même si cet incident a été négativement perçu par l’opinion publique algérienne, il reste qu’il faut être vigilant sur les risques de relayer les attaques de la droite française, qui avait un bilan plutôt négatif dans ses relations officielles avec l’Algérie.

- La réaction des Affaires étrangères a été prompte, rapide. Doit-on déduire que le changement opéré à la tête de l’institution va introduire une diplomatie plus «offensive» et qu’elle est susceptible de retrouver ses lettres de noblesse après une période d’apathie?

Il y a une double raison à cela. La première est que la société civile, la presse et les partis politiques sont devenus aussi de opérateurs de politique étrangère, actifs et exigeants. L‘Etat n’a plus le monopole de la politique extérieure, comme partout ailleurs dans le monde, mais il est toutefois tenu de l’expliquer et de favoriser un consensus national autour de son action extérieure. La seconde est sans doute liée aux qualités professionnelles du nouveau chef de la diplomatie algérienne, dont les compétences et la maîtrise rappellent que la diplomatie est un métier.

- A propos de diplomatie, certains analystes parlent de diplomatie militaire qui tire sa force dans nos revenus pétroliers et les dépenses en évolution dans le secteur de la défense...

Ils ont tort de le croire, car cela ne correspond pas tout à fait à la réalité parce que justement, du fait des spécificités de la lutte antiterroriste et des faibles revenus de l’Algérie, notre armée avait accusé un certain retard en termes d’équipements dans les années quatre-vingt-dix. Elle est en train de s’équiper pour se mettre à niveau et répondre à de nouveaux défis régionaux. Il n’est pas aisé de le faire dès lors qu’on tient compte de la masse territoriale du pays et des tensions à ses frontières. Cela dit, il serait illusoire d’envisager une quelconque action diplomatique si le pays n’est pas à l’aise financièrement et son armée sous-équipée.

- Pourtant, historiquement, l’Algérie a de tout temps été un acteur incontournable sur les questions africaines et dans les conflits au Sahel en particulier. Serait-elle en perte de vitesse du fait de sa politique de non-intervention armée dans les pays subsahariens?

Effectivement, nous avons perdu beaucoup de terrain en Afrique subsaharienne et au Moyen-Orient, notamment sur la question palestinienne qui reste l’instrument de mesure par excellence du poids de chacun dans cette région. Les orientations tous azimuts de la politique étrangère en direction de l’Occident ces quatorze dernières années ont réduit notre poids dans nos zones d’influence traditionnelles sans nous faire gagner une quelconque position stratégique avec l’Occident. Nous avons perdu du temps et des opportunités en adoptant une approche multilatérale comme le Nepad, au lieu d’axer nos efforts sur le plan bilatéral qui reste le cadre de choix pour une présence effective dans la région. Cela n’est par ailleurs possible que si l’on s’appuie sur la coopération scientifique et technique, le commerce et les échanges humains, c’est pourquoi c’est la mission de tout le monde et pas uniquement celle des Affaires étrangères.

- Quel serait, selon le fin observateur que vous êtes, le rôle que voudraient lui assigner dans la région les Etats- Unis et, dans une moindre influence, la France?

Il y a bien sûr notre propre responsabilité nationale en matière de sécurité régionale car nous partageons près de 7.000 km avec sept Etats dont la plupart connaissent de sérieux problèmes de stabilité interne. Un conflit armé chez un voisin comme le cas du Mali ou de la Libye implique une mobilisation coûteuse en hommes et en moyens qui nous met dans une sorte de guerre d’usure qui peut affaiblir le pays qui a également d’autres défis socio-économiques internes à relever. Cela est en soi un défi difficile à relever sans la coopération des voisins, de la communauté internationale et des organisations en charge du maintien de la paix comme l’ONU et l’OUA.

Il est clair enfin que nous devons être vigilants et ne pas donner le sentiment que l’Algérie sous-traite pour des puissances qui ont des intérêts stratégiques dans la région. Le risque de faire de l‘Algérie le Pakistan de la région n’est pas probant mais nous devons nous prémunir d’une probabilité.

- L’Algérie puissance régionale: y a-t-il une arrière-pensée derrière ce qualificatif qui titille l’orgueil national? Vise-t-on à l’entraîner dans une aventure militaire afin de l’affaiblir gravement? Saddam Hussein n’a-t-il pas été trompé en envahissant le Koweït avec les conséquences que l’on sait?

Il est vrai que nous avons des dirigeants sensibles aux flatteries des puissants qui, à défaut de se réjouir de nos indices de développement humain, voudraient nous assigner des missions de gendarme de la région, ce qui ne répond ni à la réalité de nos moyens ni au destin que nous voulons à l’Algérie: celui d’un pays prospère et stable. Le discours occidental sur la puissance de l‘Algérie découle en réalité de la volonté des puissances occidentales de ne pas engager des hommes sur le terrain mais également de la faiblesse et de la fragilité des pays voisins de l’Algérie. Nous devrions, maintenant que la paix est perçue comme une responsabilité collective de la communauté internationale, appeler les puissances occidentales à s’engager davantage dans le développement et la stabilisation de la région. L’Algérie n’a pas à payer le prix des problèmes dans lesquels elle ne porte aucune responsabilité du simple fait qu’ils ont lieu à ses frontières.

- La chute de Kadhafi a ouvert la porte aux tensions à nos frontières induisant d’énormes dépenses militaires et humaines. Quels seraient les risques encourus?

Cela était prévisible mais bien moins que l’hostilité à l’Algérie du nouveau pouvoir et de la population libyens. Nos dirigeants ont fait une évaluation erronée sur les capacités de Kadhafi à garder le pouvoir, nous en payons le prix aujourd’hui. Nos positions nous valent une inimitié au sein de la population libyenne, ce que je regrette le plus pour ma part. Elles hypothèquent également nos chances de jouer le rôle qui nous revient dans la Libye de demain, notamment en termes de présence humaine et économique.

- Nous assistons à une banalisation des interventions militaires françaises dans les pays africains, anciennement sous sa domination. Est-ce là la signature de la fin du rêve indépendantiste des mouvements nationalistes?

Plusieurs facteurs ont concouru à rendre possibles ces interventions. La première raison est la fragilité des Etats eux-mêmes, souvent mal gérés, issus de coups d’Etat ou de précaires équilibres tribaux.

Le deuxième facteur réside dans l’incapacité de l’Union africaine de se doter, depuis 2003, d’une force rapide d’intervention militaire. Enfin, l’évolution ces vingt dernières années du droit international fait que des Etats peuvent recevoir un mandat international pour intervenir dans le règlement des conflits armés.

Au plan intérieur vous vous êtes opposé, en 2008, à la révision de la Constitution de Zeroual de 1996 qui limitait à deux les mandats présidentiels. Cette année vous le faites contre la révision de la Constitution avant la présidentielle. Cela ne s’est pas fait. Une bataille de gagnée?

Peut-être, mais nous avons perdu la plus importante, celle de bloquer la révision de la Constitution de 1996 qui avait introduit, pour la première fois dans l’histoire de l’Algérie et du monde arabe, la limitation des mandats. Avec celle de 2008, l’Algérie est entrée dans le club fermé de la présidence à vie pour aller à contre-courant de l’histoire. En effet, si nous observons la principale demande des révoltes populaires dans le monde arabe, on remarquera qu’elle a porté essentiellement sur la présidence à vie et la transmission héréditaire du pouvoir, c'est-à-dire deux exigences déjà réglées dans la Constitution de Zeroual. Cette année, nous avons promu une initiative demandant de laisser au prochain président le soin de réviser ou non la Constitution. Cet appel a reçu un large écho car il correspond à une démarche logique, non partisane et répond au seul souci de prémunir le pays d’une énième aventure politique.

- Plus question de 4e mandat pour l’actuel président?

Le fait même de citer ce chiffre devant des étrangers et dans la réalité du monde actuel donne de l’Algérie l’image d’un pays archaïque, figé dans le temps et dans celui des hommes. Le président est un homme de pouvoir et il sait parfaitement que l’usure de son pouvoir est inéluctable, il laisse alors à son proche entourage le soin de négocier la fin de règne. Celui-ci le fait dans des formes qui ne tiennent pas compte de la réalité du pouvoir politique en Algérie et mène, à mon sens, un combat perdu d’avance. Le discours sur le quatrième mandat participe, à mon sens, d’une démarche utopique.

- Dans cette cacophonie autour de la présidentielle, on ne voit se profiler aucun candidat d’envergure que parrainerait son clan et son sous-traitant «FLNiste» Saâdani?

Je pense qu’il est fait un mauvais procès au président de la République, en qualifiant de clan les hommes qui lui marquent aujourd’hui leur soutien inconditionnel pour encore quelques semaines, le temps de la convocation du corps électoral. Les piliers du clan présidentiel, selon la bonne formule de Chakib Khelil, avec lesquels Bouteflika a exercé le pouvoir réel et pris, pendant treize ans, les décisions les plus importantes, ont été exfiltrés. Ils ne sont plus au gouvernement et ne sont donc pas comptables politiquement ni responsables pénalement ou civilement des scandales politico-financiers que le pays a connus sous leur autorité.

- Cette «grossesse» étant contrariée, verra-t-on l’armée s’impliquer pour mettre fin au blocage en désignant un candidat qui sortirait de ses rangs comme pourraient le souhaiter certains milieux?

Nous ne sommes plus dans le scénario de 1992 et je ne crois pas que l’armée le fera car elle a tiré les leçons des crises politiques précédentes. Il faudrait à mon sens revenir aux causes réelles du blocage politique dans le pays. Elles tiennent dans le verrouillage politique et médiatique qui a bridé l’action politique, bloqué l’émergence de nouvelles élites et d’une classe politique en mesure de relever le défi de la transition générationnelle. Ceci n’est pas surprenant, parce que le président ne pouvait pas concevoir qu’on lui succède et c’est cela qui est aujourd’hui à l’origine de la crise politique, pas l’armée.

- Paradoxalement, il est fait peu de cas des autres prétendants au fauteuil présidentiel comme s’ils ne sont là que pour donner l’illusion d’un scrutin pluraliste?

Je ne le pense pas, car des candidats déclarés ou potentiels ont dit aller aux élections même si le président actuel se représentait, ce qui est en soi-même une évolution par rapport au scrutin présidentiel précédent. Il y a au moins une double explication à cette innovation: la première est que beaucoup sont persuadés que Bouteflika ne pourra pas aller aux élections au risque d’être un président par procuration. La seconde est que les candidats défieront Bouteflika, qui ne pourra pas compter sur l’administration pour être réélu au risque de provoquer une situation d’instabilité ou des troubles qui feraient entrer l’Algérie dans la tourmente du monde arabe. Enfin, l’hypothèse que le président adouberait un proche, me paraît irréaliste et destinée avant tout à donner des garanties d’immunité ou d’impunité à ceux qui auraient à craindre un changement au plus haut sommet de l’Etat. L’alternance au pouvoir donne un nouveau souffle et de nouvelles idées au pays, elle n’est pas une régression ou un risque majeur comme on veut nous le présenter.

- Partagez-vous le point de vue de certains analystes qui affirment que les jeux sont déjà faits, que tout est réglé d’avance et que tout le reste n’est que formalité?

Chaque fois qu’il y a une élection en Algérie, nous retombons dans une sorte de pessimisme qu’expliquent, il est vrai, en grande partie les expériences passées mais qui ne doit pas être permanent ni insurmontable. Je connais beaucoup d’hommes politiques qui travaillent sans relâche dans des conditions pas souvent favorables pour mobiliser autour de leurs idées et de leur personne. L’Algérie ne compte pas que des hommes incompétents et corrompus et des élections libres et crédibles sont, certes, une opportunité pour les hommes politiques mais également une chance pour le pays.

- Pour avoir fait partie de son gouvernement, quel a été votre rapport à Bouteflika? Autoritariste pour certains, d’une grande intelligence pour d’autres...

Un homme-pouvoir qui n’entreprend aucune action si elle ne renforce pas son pouvoir. Il a gouverné en marge des institutions parce qu’il estimait qu’il avait une relation sacrée avec son peuple et n’avait pas de compte à rendre. Il était séduit par le modèle des pays du Golfe et ne croyait pas en la démocratie en ce qu’elle met le chef de l’Etat sous le contrôle des élus et sous l’autorité de la loi. Ceci explique son aversion pour la liberté d’expression. Il pense que sa forme de gouvernement correspond à la mentalité algérienne et c’est là qu’il a fait sa plus grosse erreur d’appréciation car le peuple attend de ses dirigeants qu’ils aient de l’ambition pour leur pays pas seulement pour eux-mêmes. De ce point de vue, il est tout le contraire de Zeroual.

- Abdelaziz Rahabi, ancien ambassadeur, ancien ministre, très présent sur la scène politique et médiatique. Qu’est-ce qui vous fait courir si j’ose dire?

Je ne suis pas indifférent à ce qui se passe dans mon pays.

- Votre bilan pour l’année qui s’achève et votre souhait pour celle qui vient...

Je regrette que mon pays n’ait pas d’autres agendas que les élections. J’aurais souhaité le voir prendre des rendez-vous avec des défis et des objectifs économiques et sociaux, les relever en produisant davantage de richesses et de connaissances, et les redistribuer équitablement entre tous les Algériens. Mon souhait est que le citoyen soit au cœur des préoccupations de ceux à qui il confiera son destin.

B. T.

taouchichetbrahim@ymail.com





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