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En ligne : Ali Benmakhlouf : “Je suis pour la compréhension plutôt que pour la signification”



En ligne : Ali Benmakhlouf : “Je suis pour la compréhension plutôt que pour la signification”

du jeudi 26 août au jeudi 09 septembre En ligne



Spécialiste de logique, Ali Benmakhlouf tire un fil entre la pensée médiévale arabe et la philosophie contemporaine. Préférant la clarté de l’argumentation au fantasme d’une vérité idéale et goûtant l’art de la conversation autant que les dilemmes éthiques de la médecine, il nous livre son parcours philosophique, entre le Maroc et la France.

La parole au philosophe !



Ali Benmakhlouf : “Je suis pour la compréhension plutôt que pour la signification”



Spécialiste de logique, Ali Benmakhlouf tire un fil entre la pensée médiévale arabe et la philosophie contemporaine. Préférant la clarté de l’argumentation au fantasme d’une vérité idéale et goûtant l’art de la conversation autant que les dilemmes éthiques de la médecine, il nous livre son parcours philosophique, entre le Maroc et la France.



« Pose ta dent sur la vérité. » Ce proverbe marocain est l’un des préférés d’Ali Benmakhlouf. Depuis des années, le philosophe les collecte en logicien, car il voit dans ces formules réduites un concentré de pensée, « comme on le dit d’un concentré de tomates ». Celui-ci veut dire, lorsqu’on l’allonge un peu : parle sans mentir, parle vrai. C’est que la vérité tient une place capitale dans la vie de cet enseignant à l’université de Paris-Est-Créteil et membre de l’Institut universitaire de France. Mais Ali Benmakhlouf ne l’absolutise jamais, au contraire. Inspiré par les logiciens Gottlob Frege, Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein, il se méfie des vaines recherches en quête d’une « signification véritable ». Préférant la rigueur intellectuelle des procédures logiques aux grands mots métaphysiques, celui qui a été pendant huit ans membre puis vice-président du Conseil consultatif national d’éthique tient ferme sa position sceptique pour se préserver des « crampes mentales ». Il a d’ailleurs fait de Montaigne un compagnon, dont la lecture est une « halte existentielle », convaincu, comme lui, que la « parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute ». Au solipsisme de l’individu et au caractère exclusif du sens, il répond : dialogue, contexte et « parler oblique ». Car toute pensée est dialogique.



Ali Benmakhlouf ne perd pas un mot de la conversation, une « manière de vivre » à laquelle il a consacré un éloge. Il s’excuse presque de paraître « papillonner » lorsqu’il retrace son parcours intellectuel, bien qu’il ait, à bientôt 61 ans, « toujours eu l’impression de faire la même chose ». Des philosophes analytiques aux logiciens arabes, en passant par l’éthique médicale, il n’a en effet jamais perdu le fil : la philosophie de la logique et du langage. Ce traducteur polyglotte, fou de la langue allemande, amoureux du français et bilingue anglais, a appris des pans entiers de l’œuvre de Lewis Carroll par cœur – il tient un quart d’heure avec Alice au pays des merveilles.



Né à Fès au Maroc, élevé par des « femmes brillantes » et habité par un sentiment polyphonique, il vient de faire paraître en format poche Pourquoi lire les philosophes arabes. Pourquoi ? Parce que leurs préoccupations et leurs arguments résonnent encore avec « notre présent philosophique », parce qu’ils témoignent surtout d’une très vive « volonté de vérité ».



Peut-on parler de « philosophie arabe » comme d’un continent ?



Ali Benmakhlouf : Je préfère effectivement parler de philosophie en langue arabe, pas d’une ethnie. Cet héritage ancien existe bel et bien, mais il est largement oublié dans les formations de philosophie, où l’on passe directement de Platon, Aristote et Plotin à Descartes. Le monde médiéval en général – qu’il soit latin, hébraïque ou arabe – est sous-estimé, alors qu’il a longtemps été une référence.







Les philosophes arabes sont souvent réduits au statut de « passeurs » de l’héritage grec. Est-ce faux ?



Oui, j’entends encore dire que je serais moi-même un passeur. Or il existe dans les commentaires des textes grecs, notamment d’Aristote, une formulation philosophique créatrice. Des ponts et des affinités rendent une harmonisation possible entre ces mondes grec, arabe et contemporain, dans les domaines logique, éthique et politique. Cependant, l’intérêt des philosophes arabes pour le monde grec est contingent. Il aurait pu tout autant s’agir du domaine indien ou chinois, mais il se trouve qu’un calife abbasside a décidé la création en 833 d’une « Maison de sagesse » se donnant pour objectif de traduire le corpus grec déjà constitué en langue syriaque. Cette pure contingence est devenue une histoire significative.



Comment comprendre une si longue occultation ?



Les philosophes arabes constituent d’abord des références. Pic de la Mirandole les évoque dans De la dignité humaine en 1486, tandis que Descartes et Spinoza leur empruntent, par exemple, la distinction entre l’essence et l’existence. Les philosophes arabes ont été si bien assimilés que la référence, comme telle, disparaît. Puis la piste se perd un peu aux XVIIe et XVIIIe siècles, car les cercles de transmission sont limités, même si les textes continuent d’être travaillés. Les écoles qu’on appelle medersa enseignent, en effet, les sciences sacrées, mais la philosophie n’est pas sous l’égide de la théologie, que ce soit à Bagdad ou à Cordoue. À l’inverse, dans toutes les grandes universités du monde latin, de Bologne, d’Oxford ou de Paris, la philosophie reste vassale de la théologie. Comme le montre l’historien et philosophe Leo Strauss [1899-1973], le prix de cette liberté dans la pratique de la philosophie arabe a été sa grande précarité. Enfin, au XIXe siècle, après la référence et l’assimilation, vient l’occultation, notamment sous l’effet de la colonisation. Une traduction des ouvrages de l’historien Ibn Khaldun [1332-1406] est commandée par l’armée française pour connaître les sociétés arabes – et mieux les assujettir en Algérie. En 1863, le traducteur, le baron de Slane, écrit dans la préface que les arguments exposés par Ibn Khaldun sont confus et embrouillés, comme, dit-il, l’est généralement la pensée des musulmans. Ernest Renan, auteur d’Averroès et l’Averroïsme en 1852, affirme de son côté : « Nous n’avons rien à apprendre des Arabes. » Et il remet sur le tapis la distinction entre la raison et la révélation chez Averroès, un contresens que les traductions du Discours décisif, même récentes, perpétuent. Le texte dit en fait : « Discours décisif où l’on établit la connexion entre la loi scripturaire [charia] et la sagesse. » Si la précision est importante, c’est que le mot « philosophie » n’existe pas dans les textes sacrés. Averroès réalise ce tour de force très habile et très beau de légitimer la pratique philosophique en l’appelant « sagesse » dans le titre principal, avant de lui sub­stituer le mot de « philosophie » dans le texte.







À l’occultation s’ajoute donc un malentendu ?



La référence au monde arabe et à Averroès repose sur un double malentendu. Ses thèses fragiliseraient le dogme de l’Église et la vérité religieuse. Deux scandales sont en jeu : la thèse selon laquelle « l’homme ne pense pas » et la prétendue thèse de la « double vérité ». Quand Averroès dit que l’homme ne pense pas, il défend la thèse du « monopsychisme » : selon une interprétation d’Aristote, il existe un Intellect, qui n’est pas la raison humaine. L’Intellect pense, il s’agit d’un élément dans lequel on baigne si, à hauteur de notre effort, nous nous y joignons. Notre pensée individualisée n’est pas l’Intellect, parce qu’elle dépend de sensations et de l’imagination, qui disparaissent avec nous… si bien qu’au moment d’être jugé par Dieu sur ce que l’on a fait, rien ne nous distinguerait, ce qui est intolérable pour l’Église ! L’actualisation de cette idée de l’Intellect trouverait peut-être un équivalent dans la notion d’expertise scientifique : un univers de pensée où les concepts pensés deviennent, si je puis dire, des penseurs. Cette objectivation radicale de la pensée est impensable pour les anti-averroïstes.



Vous mentionniez deux contresens. Quel est le second ?



La thèse de la « double vérité » ou des « vérités contraires », attribuée à Averroès et selon laquelle il existerait une dualité entre la raison et la foi, deux types de vérité. Or le philosophe courdouan montre, au contraire, que si les chemins pour susciter l’assentiment sont divers – la rhétorique, la dialectique et, surtout, la démonstration –, la vérité reste la même. Il dit explicitement que « la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur », ce que j’appelle son credo cohérentiste. Selon lui, il existe une compatibilité entre la foi religieuse et la validité scientifique. Il aborde cette dernière selon un critère de réfutabilité que Karl Popper [1902-1994] n’aurait pas renié, en montrant que l’on garde des Anciens, des philosophes grecs, ce qui résiste à l’objection et qu’on laisse tomber le reste. Il rend ainsi possible la pleine dignité des sciences profanes aux côtés des sciences religieuses, un pas majeur dans ce qu’on appellera à la Renaissance « l’humanisme ».







N’y a-t-il pas une forme d’artificialité à rapprocher les contributions des philosophes médiévaux de nos préoccupations contemporaines ?



Je ne fais pas de télescopage. Mais il est vrai qu’après avoir justifié les sciences profanes à partir d’une lecture du Coran qui invite à « pratiquer l’examen rationnel », ces philosophes investissent aussi la philosophie pratique, à travers une connaissance du gouvernement de soi et des autres. Ils entreprennent une réflexion sur ce que Foucault appellerait « le souci de soi », soit une certaine stylisation de l’existence. Ils empruntent plutôt au médecin grec Galien [129-201] qu’à Aristote sur ce sujet. Parlant de la relation entre la maladie, le malade et le médecin, Avicenne ajoute les proches du malade, dont la présence nous semble évidente aujourd’hui. J’y vois une modernité qui ne nous est pas étrangère. L’Académie nationale de pharmacie m’a sollicité en 2015 pour présenter l’apport d’Avicenne. Après plusieurs exposés sur ce sujet, mais aussi sur les nouvelles frontières du normal et du pathologique, sur la neuro-amélioration ou sur la vaccination, j’en suis devenu membre correspondant.



Avant cela, vous avez aussi été vice-président du Conseil consultatif national d’éthique [CCNE]. Qu’avez-vous appris de cette expérience ?



Mes deux mandats au CCNE, entre 2008 et 2016, ont complètement infléchi mes recherches. J’ai énormément appris auprès de mes collègues, notamment sur des sujets comme le don d’organes, l’IRM fonctionnelle ou la neuro-amélioration. Deux avis sur les trois dont je fus rapporteur concernaient le cerveau, cette base matérielle de la pensée dont on ignore encore beaucoup, notamment parce que personne ne peut tracer avec certitude une route continue du neurone à la pensée. Les chercheurs en médecine sont beaucoup plus modestes que les philosophes, et beaucoup moins dogmatiques. Si j’avais un regret, ce serait de ne pas avoir fait des études de médecine. Mais la philosophie et la logique mathématique, c’est très bien aussi.







Quel rôle la philosophie peut-elle jouer dans le domaine médical ?



La philosophie permet souvent d’expliciter les malentendus et les préférences. Je me suis par exemple penché, pour l’Académie de pharmacie, sur la loi concernant l’obligation vaccinale défendue par l’ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Avec mes collègues, nous avons analysé tous les biais cognitifs des opposants et des hésitants, ainsi que les incohérences des politiques publiques sur le sujet. En 1998, les pouvoirs publics avaient décidé de ne plus promouvoir la vaccination contre l’hépatite B dans les collèges, laissant ainsi un doute s’installer dans l’opinion publique sur l’efficacité de ce vaccin. Ce qu’on appelle la « présomption de causalité », selon laquelle le vaccin pourrait causer une sclérose en plaques, a donné lieu, dans le droit et pour trois cas, à des indemnisations. Causalité scientifique et présomption de causalité ont mis en tension le droit et les sciences médicales.



La philosophie peut-elle aider à les départager ?



La philosophie que je défends invite à préférer la présentation d’arguments à la production d’un récit. Elle s’intéresse à la manière que nous avons de justifier une position éthique. L’éthique n’est pas un savoir, bien qu’elle repose sur un savoir. Elle est procédurale et plaide pour la « force de la forme », selon l’expression de Leibniz. Il n’y a jamais de proposition si évidente qu’elle puisse jouer le rôle d’ultima ratio. Dans un ouvrage intitulé La Bioéthique pour quoi faire ?, j’ai collecté les témoignages de soixante et onze membres anciens et actuels du CCNE. Ils montrent que, dans le domaine éthique, la force de la raison va toujours de pair avec les forces imaginatives, l’analyse avec l’anticipation. Lorsqu’on aborde ces sujets difficiles, nous sommes confrontés à des problèmes de définition : par exemple, qu’est-ce que la mort ? Ensuite, il convient de se souvenir que l’absence de définition est souvent intentionnelle, elle permet justement à l’éthique de se déployer selon des situations concrètes : en France, le législateur ne définit ni la dignité humaine, ni le commencement de la vie, ni sa fin, et pourtant, il en parle. En philosophie, on a coutume de dire que le savoir est libérateur, ce qui est bien plus problématique en médecine. Quand il s’agit d’annoncer un diagnostic, dans le domaine des maladies génétiques ou dans des situations de coma végétatif par exemple, le savoir est anxiogène, car une information change irréductiblement la vie d’une personne. Il faudrait pouvoir supporter une grande « dose » de vérité, comme dirait Nietzsche.



Pourquoi avoir choisi la philosophie plutôt que la médecine ?



À 20 ans, j’aimais beaucoup l’abstraction mathématique et la langue française. Je suis venu en France après avoir passé un bac scientifique pour étudier les lettres et l’histoire. J’ai finalement fait de la philosophie et de la logique. Je me suis occupé des philosophes allemands et anglo-saxons. J’ai passé une maîtrise de logique mathématique avant de rédiger une thèse sur le philosophe Gottlob Frege [1848-1925]. Je me suis intéressé ensuite à Bertrand Russell [1872-1970] avec le même bonheur. De 20 à 35 ans, je ne me suis pas occupé de philosophie arabe. J’y suis venu parce que Al Farabi et Averroès étaient de grands logiciens.







Logique et monde médiéval arabe, deux territoires fort peu explorés…



Je m’en rends compte en le disant, j’ai travaillé sur des sujets sous-représentés dans l’Université française, sur des philosophes qui n’avaient pas une bonne place dans la formation philosophique. Allez dans une librairie, à la lettre F : Foucault bien sûr, mais nullement Frege. Dans les pays anglo-saxons et en Allemagne, cet auteur est pourtant un must. Il a la place qu’occupe Descartes chez nous, car il offre une rigueur pour progresser philosophiquement. Mais, en France, vous pouvez avoir l’agrégation de philosophie sans en avoir lu une ligne.



Doit-on donner un sens à cet attrait pour les « oubliés » de la philosophie ?



Vous me demandez de trouver un sens… je ne suis pas le plus compétent pour parler du sens en termes d’interprétation de soi ! Je prends cependant le risque de formuler une hypothèse : j’avais certes un immense amour des mathématiques, mais il y a aussi que je ne me sentais pas légitime. Pour moi qui venais du Maroc, la logique était beaucoup plus facile. La logique, c’est la sacoche du plombier, elle voyage partout. Il s’agit d’un savoir positif externe, qui permet de se faire comprendre universellement. J’ai mis trente ans à écrire un livre sur Montaigne et à témoigner de mon amour pour la langue française.







Pourquoi la recherche du « sens » ne vous intéresse-t-elle pas ?



Je suis pour la compréhension plutôt que pour la signification, qui est souvent close et mortifère. Je ne comprends pas la confusion idéaliste entre l’objet et sa représentation. Je ne m’intéresse pas plus aux conditions de possibilité de la connaissance. Quand je parle de la Lune, disait Frege, je ne parle pas de ma représentation de la Lune, je parle de la Lune elle-même. La connaissance nous parle des choses et non simplement de la représentation que nous en avons. Je ne suis donc pas kantien. Les Anglo-Saxons m’ont vacciné contre le psychologisme et l’idée de conscience omniprésente, contre aussi la recherche du « sens véritable ». Russell affirme qu’il n’est pas absurde de penser que le monde ait commencé, pour vous et moi, quand nous sommes entrés dans ce bistrot. Il n’y a logiquement aucune connexion entre le monde que vous observez maintenant et votre vie passée, tant que vous ne mobilisez pas des postulats tels que la continuité spatio-temporelle. Tenter une connexion revient à faire des corrélations entre des données sensorielles qui, en réalité, ne sont liées que par la coutume et non logiquement. Le souvenir, la mémoire interviennent. Russell aimait trois livres : La vie est un songe de Pedro Calderón de la Barca, Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift et Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. 100 % de littérature et 100 % de logique.



100 % de non-sens !



Je lis Alice avec le plaisir d’une langue magnifique et de constructions logiques parfaites, juxtaposées sans toutes les connexions coutumières qui viennent du monde, des traditions culturelles, de l’habitude… Le rêve, comme expérience de pensée, permet ainsi de s’extraire de ces connexions. « Prenez un peu plus de thé », dit le Lièvre à Alice. Elle lui répond : « Je n’en ai pas pris du tout, je ne peux donc pas en prendre un peu plus. » Et le Chapelier d’ajouter : « Vous voulez dire que vous ne pouvez pas en prendre moins, car il est très aisé de prendre un peu plus que pas du tout. » S’agit-il de plus que rien ou de plus que ce qui a déjà été servi ? C’est merveilleux, Alice découvre la conversation comme exercice logique. Dans le conte, elle peut faire quelques centimètres ou plus de deux mètres, la logique le permet, car, à chaque fois, son monde disparaît pour un autre. En perdant ainsi la continuité entre ses différentes impressions, Alice rappelle que cette continuité est une construction. Lewis Carroll, comme David Hume, considère que la perception et la chose perçue ne diffèrent que par une distinction des points de vue.







Vous parlez de l’identité comme d’une « fable philosophique ».



La fable de la vie est de construire un lien d’habitude, une corrélation entre nos impressions discontinues, c’est la grande découverte de Hume.



Que reste-t-il de la personne avec une identité si ténue ?



La responsabilité juridique, la somme des actes. Carroll organise d’ailleurs un grand procès à la fin d’Alice – certes inique, car la sentence vient avant le jugement. La responsabilité est plus importante que la conscience. Le philosophe Alfred North Whitehead [1861-1947] disait que nous sommes issus du monde, que nous ne sommes pas face au monde. Je reconnais moi-même une incapacité, celle de n’avoir jamais bien compris les lectures phénoménologiques qui renvoient à la conscience intra- ou extra-mondaine, ou à Sartre face au monde. Je ne comprends pas la démarche. Le « monde » est trop vaste pour mes représentations. Je me sens extrêmement relié en revanche, et j’admets une forme de perspectivisme nietzschéen : chaque personne est au centre de multiples appartenances. La violence apparaît quand l’identité devient univoque ou exclusive, avec l’oubli de la personne sociale au profit du seul individu. Je n’ai donc pas beaucoup de sympathie pour les pensées qui entretiennent l’illusion de l’extériorité de l’individu à l’égard de la société et perçoivent l’individu comme détenteur d’un « monopole du sens », pour reprendre les mots de l’anthropologue Louis Dumont [1911-1998]. Je suis d’accord avec Montaigne pour parler d’intention et de voix plutôt que de conscience.







Déconstruction de la conscience, de l’identité, de l’idée même de monde… Où s’arrête votre scepticisme ?



Aucun absolu mais de nombreux systèmes de référence ! J’ai « mixé » les thèses de Frege avec une forme de pragmatisme, qui me fait reconnaître de manière conventionnelle des axiomes comme propositions premières. Un axiome se caractérise par sa puissance déductive, par les propositions qu’il permet d’en tirer. Mais ce n’est pas un fondement en soi. Mon scepticisme reste modéré, finalement !



La pratique de la conversation, chère à Montaigne et dont vous faites l’éloge, est-elle l’expression concrète de ce scepticisme ?



La conversation, c’est de la logique en abrégé. Une défense et une illustration de l’importance du contexte contre toute forme de solipsisme. Elle suppose des interprètes et un contexte, ce que le logicien Charles Sanders Peirce (1839-1914) appelle savamment les « associations expérimentales de contiguïté de l’auditeur ». Son indétermination, ses malentendus, sont le moteur même de la conversation, ils créent moins du sens que des usages du sens. La conversation est un moyen de faire société et une manière de vivre. Au Maroc, j’ai vécu auprès de femmes, avec ma mère, mes tantes et mes sœurs. Elles connaissaient une flopée de proverbes, qui s’incarnaient complètement dans chaque situation comme des raisonnements en raccourci.







Par exemple ?



C’est difficile de les aligner comme ça, sans contexte d’usage. Mais je pense à « Sitôt sorti de l’eau, les pieds secs », pour parler d’une personne qui oublie du jour au lendemain d’où elle vient, sa condition. « Cent et une réflexions, plutôt qu’un coup de ciseaux ». Descartes le dit autrement : pour toute réflexion qui souffre le délai, prenez le délai. « Certains ont le cœur sur la braise, d’autres ont le cœur sur la datte », pour dire qu’il peut y avoir dans la même journée des obsèques et un mariage, bien sûr pas pour les mêmes personnes. Et celui-ci, que j’affectionne tout particulièrement : « Celui qui pense au monde devient fou ». C’est-à-dire que la vie dans ce monde-ci ne peut pas être inscrite dans un raisonnement qui la rumine sans cesse, sauf à risquer le suicide. J’ai eu une longue amitié avec l’hypnothérapeute François Roustang jusqu’à sa mort en 2016. Je partageais avec lui une option déflationniste pour arrêter de chercher du sens, lui préférant la compréhension des usages. Il pensait que les suicidaires sont justement ceux qui ont perdu le socle sensible de la vie, la chaîne les rattachant à l’histoire du vivant, et qui tentent de mettre tout le vivant dans un raisonnement.



Notre conversation s’achève. Comment conclure ?



Peut-être en rappelant que l’esprit est organisé comme une société. Barthes cite cette phrase attribuée à Brecht : « Il pensait en plusieurs têtes, et plusieurs têtes pensaient en lui. C’est cela la pensée. »







Les livres d’Ali Benmakhlouf

Averroès (2000), Bertrand Russell (2004), Montaigne (2008) (tous édités par Les Belles lettres)



Sur chacun de ses auteurs de prédilection, le philosophe a rédigé une biographie, restituant un apport et un contexte.



L’Identité. Une fable philosophique (PUF, 2011)



Rendant hommage au génie de Lewis Carroll, il déconstruit la notion d’identité pour nous éloigner de toute forme de solipsisme, du « sophisme de la spécificité, celui de la crispation identitaire et mortifère, celui de l’appartenance exclusive ».



La Bioéthique pour quoi faire ? (PUF, 2013)



Ce volume paru à l’occasion du trentième anniversaire du Comité consultatif national d’éthique – le premier créé au monde – réunit 71 brèves et prestigieuses contributions d’anciens membres, sous la direction du philosophe.



Pourquoi lire les philosophes arabes (Albin Michel, 2015 ; rééd. 2020)



Réédité à la rentrée en format poche, cet essai retrace l’apport méconnu et « l’héritage oublié » des philosophes de langue arabe. Il tente une « harmonisation » des pensées médiévales et contemporaines.



La Conversation comme manière de vivre (Albin Michel, 2016)



Convoquant abondamment Montaigne, Flaubert et Barthes, il dresse un éloge vif et léger de la conversation dont il fait un modèle de la pensée dialogique, qui ne saurait se passer de gestes, d’un souffle, du « grain d’une voix ».



La Force des raisons. Logique et médecine (Fayard, 2018)



Somme exigeante synthétisant sa démarche, l’ouvrage précise le lien que le logicien entretient à la médecine et au « vital ». Il y défend une forme d’éthique dite « procédurale » et explore notamment la notion d’« intention ».



Propos recueillis par Cédric Enjalbert, Philosophie Magazine





Ali Benmakhlouf en 6 dates

1959 Naît à Fès, au Maroc

1978 Quitte le Maroc pour étudier en France

1991 Soutient sa thèse, « Frege : présupposition et redondance », sous la direction de Jacques Bouveresse

2008 Membre puis vice-président du Conseil consultatif national d’éthique pendant huit ans

2016 Membre correspondant de l’Académie nationale de pharmacie et membre de l’Institut universitaire de France

2020 Parution en poche de Pourquoi lire les philosophes arabes (Albin Michel)



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