Algérie - Indices et chiffres économiques

Dr Boutaleb Kouider Economiste professeur à l’université de Tlemcen : « Les réformes socioéconomiques sont tributaires des réformes politiques



Dr Boutaleb Kouider Economiste professeur à l’université de Tlemcen : « Les réformes socioéconomiques sont tributaires des réformes politiques

M. Kouider Boutaleb, professeur en économie et enseignant à l’université de Tlemcen, nous livre son analyse de la situation économique actuelle de l’Algérie, les différents scénarios qui se profilent à l’horizon et les solutions à adopter.

 

 

 

Dr.Boutaleb Kouider

 

OGB Magazine : Comment évaluez- vous la situation économique actuelle ?

Boutaleb Kouider : La situation économique du pays a fait l’objet de nombreuses analyses par les universitaires algériens et étrangers, nonobstant les rapports des institutions internationales, sur des données faut-il le souligner éparses, non homogènes. Quoiqu’il en soit le diagnostic est connu. Je ne pense pas ajouter autres choses par rapport aux constats établis sauf pour rappeler quelques chiffres « officiels », ceux émanant du PLF 2019 seulement, ils permettent de mesurer l’urgence d’un changement de perspectives. Considérons d’abord le taux et la structure de la croissance économique. Celle-ci n’a guère dépassée les 2,5%, en 2018, alors que le pays a besoin d’une croissance d’au moins 7% -dixit la Banque Mondiale- pour répondre à la demande d’emploi qui touche en premier lieu la jeunesse et notamment les diplômés. Et cette croissance, faut-il le souligner, aussi faible soit-elle, est générée essentiellement par les hydrocarbures et les services marchands. Les exportations des hydrocarbures – pétrole et gaz – représentent toujours plus de 98% du total des exportations du pays et la fiscalité pétrolière alimente pour plus de 50% le budget de l’Etat. C’est dire le poids que représente le secteur des hydrocarbures dans l’économie nationale.

La part du secteur manufacturier (industrie) ne représente guère plus 6% exprimant le phénomène de désindustrialisation accéléré que connaît l’économie nationale depuis longtemps déjà. C’est là une structure complètement inverse de tous les pays émergents. A titre d’exemple, en 2002, la structure du PIB de la Corée du sud se répartissait comme suit : 55,1% pour les services, 40,9% pour l’industrie et 4% pour l’agriculture. Les données macroéconomiques à fin décembre 2018, montrent aussi que le déficit budgétaire global a atteint les 28% du PIB hors hydrocarbures. Toujours au niveau budgétaire, les recettes arrivent à peine à couvrir les dépenses considérées comme « essentielles » dont une grande partie est constituée de salaires et de transferts sociaux (subventions). Cela signifie que les investissements publics sont financés par la planche à billets d’où une tendance inflationniste qui va certainement s’accélérer (l’inflation moyenne est supérieure à 4,5%). On relève aussi la chute des réserves de change (moins de 80 milliards de dollars) et le déficit de la balance courante (10%). Par ailleurs, les projections pour 2020 et 2021 contenues dans le « Rapport de présentation de l’Avant-projet de Loi de finances 2019 », montre un quasi-effondrement des réserves de changes pour atteindre 33,8 milliards de dollars en 2021, ce qui exposerait l’Algérie à s’orienter vers l’endettement extérieur et par conséquent recourir aux conditionnalités du FMI.

Dans ces projections, il est noté en effet que « Les soldes de la balance des paiements prévus pour la période 2019-2021 s’établiraient à -17,2 milliards de dollars en 2019, -14,2 mds en 2020 et -14,0 mds en 2021 », en précisant encore qu’« un tel profil de la balance des paiements impacte l’encours des réserves de change qui se contracterait progressivement, en 2019 (62,0 mds), en 2020 (47,8 mds) et en 2021 (33,8 mds) ». En outre, un déficit commercial de 10,4 milliards de dollars est prévu pour 2019, 8,2 milliards en 2020 et 6,4 milliards en 2021. Le pays fait face à un déséquilibre budgétaire très sévère. Cette crise budgétaire est le problème n°1 à régler. Sur le plan institutionnel, déterminant quant à l’efficience économique, tous les classements de l’Algérie à l’échelle internationale (climat des affaires traduit par l’indice « Doing Business », corruption, traduit par l’indice IPC de Transparency International, compétitivité, traduit par l’indice de Davos …) demeurent au rouge, traduisant le peu d’engagement de l’Exécutif, bridés par l’absence d’une réelle volonté politique de changement institutionnel. Ces chiffres parlent d’eux mêmes. Jamais le pays n’a été aussi dépendant de la rente des hydrocarbures. Or les hydrocarbures s’épuisent combien même on annonce la découverte de nouveaux champs pétrolifères, nonobstant l’évolution de la consommation intérieure qui ne pourra guère être assurée à terme qu’au détriment des volumes exportés et par conséquent de la baisse des revenus d’exportation.

 

Quelles seraient les répercussions des évolutions politiques que connaît le pays actuellement sur le plan économique ? La situation peut elle s’aggraver ?

Tous les scénarios sont possibles. En perspective, si des changements notables ne seront pas opérés très rapidement – autrement dit, si la période de transition perdure, si un gouvernement formé de compétences nationales avérées, des ministres intègres, nationalistes, n’est pas formé rapidement pour opérer le changement de cap salutaire, initier des réformes courageuses, la situation s’aggravera certainement. Les réserves de change pourraient s’assécher comme le furent celles du Fond de régulation des recettes (FRR). Si des mesures courageuses ne sont pas prises donc très rapidement pour assainir l’économie nationale et asseoir à terme les ressorts d’équilibres macro-financiers, hors fiscalité pétrolière, il faudrait s’attendre au pire, donc un scénario pessimiste.Car avec les évolutions en cours, si les trajectoires ne sont pas rapidement réorientées, le risque est grand de voir le pays s’engouffrer dans une crise socio-économique grave.

L’Algérie est cependant encore loin d’une telle situation. Le niveau de la dette extérieure est très faible et le pays garde encore la maîtrise de sa politique budgétaire et de sa politique monétaire. Ce sont donc ces importantes marges de manœuvre à saisir en Algérie pour relancer l’économie. Donc on peut aussi considérer un scénario optimiste. L’hypothèse de base d’un tel scénario repose comme nous l’avons déjà exprimé sur la formation d’un gouvernement intérimaire formé de cadres compétents, intègres, engagés. Il faudrait pour cela des ministres dont le profil devrait être recherché, des ministres capables de bouleverser des structures et des systèmes de gestion devenus obsolètes, mais surtout des ministres capables collectivement de peser sur le changement institutionnel et les orientations politiques qui ont prévalues à ce jour. Ce gouvernement, nonobstant ce qui adviendra après l’élection présidentielle, pourra engager des réformes sans tarder et c’est pour cela que la transition et la stabilisation de l’ordre politique, devrait être sérieusement balisée.

 

Les partenaires étrangers qui misent beaucoup sur la stabilité politique pourraient-ils freiner leurs engagements avec notre pays ?

Pour paraphraser le général De Gaulle qui affirmait « Les Etats n’ont pas d’amis. Ils n’ont que des intérêts », entre les nations il n’y a point d’amis, mais des intérêts à défendre. Nos partenaires observent avec beaucoup d’intérêt, l’imposante contestation populaire de l’ordre établi et la revendication pour un ordre nouveau, fondé sur les principes de bonne gouvernance et les credo de la démocratie. Nous ne pouvons penser que nos partenaires, du moins ceux qui sont présents en force (la Chine, la France, l’Italie, l’Espagne), ne souhaitent pas une telle transition, même si pour le moment ils demeurent enclins à une certaine neutralité. Pour le moment, aucun engagement n’a été remis en cause, les relations demeurent ce qu’elles ont toujours été. Mais c’est le « wait and see », tout dépendra de la tournure des évènements en cours. L’épisode de la décennie noire où nous avons été systématiquement abandonnés, y compris par les pays qu’on pensait être très proches de nous en terme relationnel, humain, devrait être sérieusement méditée par tout ceux qui sont impliqués ou qui seront impliqués dans la gestion de la transition démocratique. Et c’est la raison pour laquelle il faudrait absolument veiller à éviter ou a contenir éventuellement, tout dérapage des revendications populaires (l’armée devrait être le garant de la sécurité et de la stabilité). Il faudrait veiller à assurer un changement de pouvoir réel donnant les gages d’un renouveau économique profitable pour tous et que nos partenaires étrangers pourraient apprécier et s’impliquer encore d’avantage en termes d’investissement, au vu de nos énormes potentialités (meilleure attractivité des IDE). De telles réformes ne peuvent être initiées par ceux la même dont la légitimité pourrait être remise en question au vu des privilèges dont ils bénéficient dans ce système. Les réformes ne pourront être menées que par une nouvelle élite instruite, nationaliste, croyant aux vertus de la bonne gouvernance, travaillant en alliance et symbioses avec tout ce que le pays compte de forces vives non corrompues, notamment la jeunesse qui rêve d’un avenir meilleur.

 

En termes de perspectives, commet pourrait-on libérer le potentiel économique du pays et quelle voie prendre pour enfin créer une relance et favoriser la croissance, hors secteur hydrocarbures ?

Il s’agit là d’un questionnement récurrent : quels choix pour construire une économie efficiente, compétitive, productrice d’emplois et de valeurs ajoutées, capable de se reproduire sur une base élargie, dans le cadre de l’économie de marché et de la libéralisation qui lui est inhérente, qui semble s’être désormais imposé ? Il n’y a, certes, pas de doctrine et de «modèle» de croissance et de développement économique valables pour tous les pays. Chaque pays a des caractéristiques et une histoire propre dont sa stratégie de croissance doit tenir compte. Ceci étant, si on considère que les réformes socio-économiques sont tributaires des réformes politiques, elles ne peuvent donc être réalisées productivement que dans le cadre d’un système socio-économique et politique fonctionnant sur la base de la rationalité économique, de l’éthique et de la justice économique et sociale. La rupture avec l’économie rentière nécessite par conséquent une rupture avec le système socio-économique et politique dominant qui fonctionne à ce jour. Le problème ne se pose pas en termes « que faut – il faire ? », mais « comment et qui peut assurer la mise en oeuvre effective des réformes ? ». Le problème n’est donc pas dans le constat, les objectifs, ni même dans les solutions, tout cela a été dit et redit depuis des années. Comment y arriver reste à définir, mais on sait ce qu’il y a faire. Beaucoup de propositions ont été faites. Des recommandations qui se recoupent au-delà des positions idéologiques des uns et des autres ont été formulées autant par les organisations internationales (Banque mondiale et FMI en l’occurrence) que par des experts algériens, (y compris de la diaspora) et internationaux réunis par le CNES, le mois de Septembre 2015, par le collectif Nabni. Sans revenir sur tout ce qui a été avancé nous pouvons juste rappeler celles faisant consensus.

Il s’agit globalement, nonobstant l’indispensable rationalisation des dépenses budgétaires (lutte contre les gaspillages, la chasse aux surcoûts…) : - Repenser la lutte contre la corruption, les transferts illicites de capitaux, qui ont pris des proportions alarmantes récemment du fait que l’on a injecté des sommes colossales sans prévoir de mécanismes de contrôle, devient une urgence de l’heure.

- La réforme de la gouvernance des actifs de l’Etat et de la gestion de son patrimoine.

- De la levée des entraves majeures à l’investissement productif (Bureaucratie, Foncier, Financement).

- De la reprise corrigée du programme de mise à niveau des structures productives publiques et privées.

- Engager aujourd’hui et pas demain, deux grandes réformes : celle de l’impôt et du régime des subventions. La révision de l’impôt permettra de remettre en cause les rentes de situations (antinomiques au fonctionnement d’une économie de marché) et serait d’un gain considérable pour le Trésor public. Il faut impérativement réformer sans tarder le régime de subventions généralisé, pour introduire des subventions intelligentes ciblant ceux qui en ont le plus besoin et venant en complément des filets de protection sociale existants. Le budget de l’État serait allégé du poids lourd des subventions non ciblées. La révision du régime des subventions peut produire des gains économiques et sociaux substantiels, les subventions encourageant la consommation et le gaspillage.

- Réduire sérieusement aussi le train de vie de l’État, non seulement pour réduire l’énorme gaspillage financier mais aussi pour un effet de démonstration qui sera positivement apprécié par la population appelée à changer de comportement et accepter des réformes. Mais il faudrait éviter l’improvisation, (la nocivité de l’empirisme comme aimait à le souligner l’économiste français, prix Nobel, Maurice Allais) dans l’ordonnancement, la mise en oeuvre et l’évaluation de l’impact des reformes. Pour cela la création d’un grand ministère de l’économie ou un ministère de la planification (qui n’est pas une idéologie mais une science servant à préparer les scénarios décisionnels sur la base des données socio-économiques objectives pour réduire les incertitudes, assurer la cohérence sectorielle…comme cela se pratique dans de nombreux pays à l’exemple de la Turquie) est indispensable.

- Institutionnaliser l’évaluation des politiques publiques (du local au national) à l’instar des pays développés et émergents qui tentent de traiter avec beaucoup d’effort et de moyens (consacrés notamment à la formation, à l’expertise et à la recherche), pour rationaliser l’action publique et améliorer l’efficacité et l’efficience de la dépense publique et être en parfaite alliance et symbiose avec les citoyens que les gouvernants sont sensé servir au mieux. L’évaluation des politiques publiques du local au national, est quasiment ignorée dans notre pays, sans doute parce que son institution bousculerait notre système politique et administratif et remettrait en cause bien des privilèges et des fortunes mal acquises.

Ces réformes ne peuvent cependant aboutir que si elles sont articulées à une refonte de la gouvernance qui demeure un impératif pour mettre en place et mener des politiques économiques ambitieuses. Nous pouvons par conséquent affirmer l’incontournable changement institutionnel ne laissant aucune place aux prédateurs. Cela relève comme nous ne cessons de le souligner, de la refondation d’un État fort, dont le pouvoir s’exerce par l’intermédiaire d’institutions réellement représentatives. Autrement dit, un État de droit, légitime. Le développement a « impérativement besoin de gouvernements responsables, intègres, légitimes, … et il n’y a pas de fonctionnement de l’économie sans un État fort avec des lois et des règles qu’il est capable de faire appliquer ».

Pour cela, il faudrait un grand président, qui engagera le pays dans la voie du progrès, à l’exemple du président Turk Tayeb Erdogan, à l’image du premier ministre du royaume de Malaisie, Mahatir Ibn Mohamed qui a gouverné de 1981 à 2003, transformant radicalement son pays, le rendant attractif et compétitif, et où il fait bon vivre. La période d’incubation des réformes peut être plus ou moins longue, mais le changement se réalisera. Il s’agit par conséquent de s’engager résolument dans des réformes permettant à terme d’asseoir les ressorts des équilibres macro-financiers hors fiscalité pétrolière.

Et c’est la seule voie permettant de pérenniser les acquis sociaux En définitive, le problème en Algérie ne relève certainement pas de la simple conjoncture qu’il faut traiter avec les leviers traditionnels des politiques de rigueur budgétaires. Le problème, réside dans la dépendance quasi-totale vis-à-vis de la rente des hydrocarbures, capital non reproductible. Il s’agit par conséquent de trouver d’autres sources de richesse pour assurer le financement des services publics (éducation et santé notamment) indispensables à la collectivité nationale. C’est toute la problématique de la diversification économique, sans lesquelles, à terme plus ou moins rapproché, les politiques publiques se retrouveront inévitablement face à des impasses autrement plus préoccupantes qu’elles ne le sont actuellement.


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