Algérie - Revue de Presse

Devoir de mémoire : pour les Algériens morts à cause de la France lors de la Première Guerre mondiale



Devoir de mémoire : pour les Algériens morts à cause de la France lors de la Première Guerre mondiale
PUBLIÉ LE 13-12-2022 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie

Par Mostefa Zeghlache, ancien diplomate

A l’heure où la sensible question mémorielle ne cesse de prendre de l’importance dans les relations politiques algéro-françaises, les débats à ce sujet ont tendance à oublier les souffrances endurées et les sacrifices consentis pour la France coloniale et contre leur gré par les Algériens lors de la Première Guerre mondiale. Ces «indigènes» qui étaient conscients d’être contraints, de diverses manières, à se sacrifier pour un pays qui n’était pas le leur se rebellaient contre l’injustice de la conscription obligatoire qui les envoyait à la boucherie du front en Europe.
La résistance anticoloniale a connu diverses formes et fortunes, selon les circonstances, les lieux et les forces en présence, mais elle n’a jamais complètement disparu jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en 1962. À ce propos, l’historien et militant nationaliste Ahmed Akkache(1) témoigne qu’«il est sans doute peu d’exemples, dans l’histoire de l’humanité, d’une résistance aussi acharnée et d’une opposition aussi intransigeante à la domination étrangère. À peine l’incendie semblait-il éteint quelque part qu’il se rallumait ailleurs, encore plus violent. À peine un combattant était-il tombé qu’un autre se levait à sa place».
En Algérie, colonie française, dès le début de la guerre en Europe, l’état de siège est proclamé en raison des troubles qui éclatent suite au refus des Algériens de servir de chair à canon à l’armée française. De véritables insurrections armées naissent et se propagent au fur et à mesure que les autorités coloniales imposaient la conscription et les réquisitions aux populations le plus souvent parmi les plus pauvres et établies dans les douars. L’Algérie entière se retrouve en ébullition.
Akkache parle des «jeunes gens déclarés insoumis qui se réfugient dans les montagnes». Pour sa part, l’historien Augustin Bernard(2) indique que «… dès les premiers mois de 1914 se manifestèrent les premières résistances de la part des conscrits...» et rappelle que la «résistance et la révolte d’insoumis et de déserteurs dans de nombreux douars d’Algérie avaient entraîné l’envoi de la troupe et une répression sanglante». La révolte implique la répression coloniale.
Plusieurs localités se rebellent contre l’autorité française comme dans les Aurès où se développe, écrit Akkache, «une véritable révolte, marquée par des accrochages sanglants», notamment dans la région de Batna. L’historien Claude Martin rappelle qu’en novembre 1916, «les indigènes révoltés avaient assiégé le bordj de Mac-Mahon dans la commune mixte de Aïn Touta et massacré le sous-préfet de Batna, ainsi que l’administrateur»(3). En Kabylie, «un rapport officiel signale l’apparition de maquis formés de déserteurs». Dans les régions de «la Calle, l’Edough et Souk Ahras, des groupes audacieux, bien armés, opèrent dans un massif forestier et montagneux des plus propices à l’embuscade et riche en retraites inaccessibles»… D’autres localités au centre et à l’ouest se sont insurgées à l’image des Béni Chougrane, en octobre 1914. Le Sud n’est pas exempt de cette vague de rébellions.
En 1915, «la confrérie des Senoussia déclenche une insurrection générale au Sahara… Les insurgés capturent toute la garnison de Djanet», Fort-Charlet et Fort-Polignac. Peu après le 1er décembre 1916, les Senoussia tuent, dans son ermitage de Tamanrasset, le père Foucauld, un espion de l’armée française travesti en ermite.
Outre la répression sanglante, l’administration coloniale exploitait la misère des Algériens dépossédés de leurs terres et de leur bétail, leurs foyers détruits et réduits à la mendicité dans les villes et douars, pour les contraindre à rechercher un moyen de subsistance en s’engageant dans l’armée française contre «le versement d’une solde régulière»(4).
La population algérienne était soumise à diverses tentatives de récupération de la part des protagonistes de la guerre dont la France coloniale et l’Empire ottoman, seule puissance musulmane en guerre. Dans ce contexte et pour des raisons historiques et religieuses évidentes, cette population avait majoritairement manifesté sa sympathie à l’Empire ottoman dont Cheikh al-Islam d’Istanbul avait lancé, en novembre 1914, un appel au djihad à la demande du sultan-calife Mehmed V(5).
L’influence ottomane et allemande était telle en Algérie que, dans les douars des Aurès, les insurgés chantaient les vertus de «El Hadj Guilloum» en référence au Kaiser Guillaume II, empereur allemand. Un des fils de l’Émir Abdelkader, l’émir Ali, créa à Berlin «le Comité musulman pour l’indépendance de l’Algérie» pour organiser la résistance algérienne.
À l’évidence, ce penchant des Algériens pour l’Allemagne et son allié ottoman n’était pas pour plaire aux autorités coloniales françaises qui le qualifiaient d’effet de propagande. À ce sujet, A. Bernard écrit que «les Allemands ont tenté par tous les moyens, promesses et menaces, de débaucher les prisonniers musulmans réunis au camp de Zossen, près de Berlin, et de les envoyer servir la Turquie…». La France coloniale dénonçait l’influence germano-ottomane sur les Algériens, mais ne se privait pas de profiter de leur précarité sociale pour les envoyer de force se battre contre cette même alliance, notamment l’Allemagne, comme le rappelle Mohamed Tazerout(6) qui écrit qu’«en 1914, on le mobilisa (l’Algérien) par la force…contre l’Allemagne impériale en lui ouvrant exceptionnellement la carrière subalterne d’ «officier indigène».
La défaite des pays de la Triple Alliance fut ressentie en Algérie comme la défaite d’un allié musulman, l’Empire ottoman qui sera dépecé par les vainqueurs de la Triple Entente, notamment la Grande-Bretagne et la France, (Traité de Sèvres du 10 août 1920).
Néanmoins et quoique le rapport des forces en présence lui était favorable, la France n’est jamais venue à bout de la résistance populaire, mais a difficilement pu mobiliser, par la force et le leurre, plus de 170 000 Algériens. Le nombre de ceux qui se sont battus du côté de la France et de ses alliés est évalué à 172 750 personnes, dont 82 751 appelés, 87 519 engagés et 2 479 réservistes(7).
Le président du Conseil, George Clemenceau, réclamait toujours plus de chair à canon d’Algérie en lançant : «Ne me demandez pas de soldats, mais faites de sorte de m’en envoyer le plus possible.» La colonie devait bien servir à quelque chose. Pour rappel, le service militaire obligatoire avait été institué en Algérie par décrets des 31 janvier et 3 février 1912. À ces effectifs militaires s’ajoutent ceux des Algériens requis de force pour travailler, dans de pénibles conditions, dans les champs, les mines et les usines françaises. Ils ont été plus de 78 000 travailleurs «indigènes recrutés» par l’administration coloniale et près de 132 000 occupés dans le secteur agricole et le secteur industriel, et notamment celui de l’armement.
Les Algériens tombés au champ de bataille ou portés disparus sont évalués à 25 711, soit près de 15% des effectifs mobilisés pour le front. S’y ajoutent 72 035 blessés dont 8 779 mutilés à vie. Leur participation à la guerre a pesé de tout son poids sur son issue finale, favorable à la France.
Cette constatation est du fait des autorités et des historiens français eux-mêmes, à l’image du député Henri des Lyons de Feuchin qui écrivait, en 1924, que «le rôle joué pendant la Grande Guerre par les indigènes algériens a été grand... Leur apport a notamment été très important dans les semaines décisives de septembre 1914, lors de la bataille de la Marne». Et pourtant, l’«apport» tant vanté par la France était le fait d’hommes qui «n’avaient jamais vu l’Europe et qui n’avaient pas encore reçu d’instruction militaire» ! D’autres voix françaises imbues d’«autosuffisance civilisatrice» en parlent, mais autrement.
C’est le cas du gouverneur général d’Algérie de l’époque (1911-1918), Charles Lutaud pour qui «dès les premiers jours des hostilités, l’indigène s’est donné à nous franchement et sans réserve… Cette adhésion à notre cause a été voulue par les indigènes». Ces propos sont rapportés dans un ouvrage du député de la Réunion, G. Boussenot.(8)
Pour sa part, Augustin Bernard expliquait l’«engagement» des Algériens dans la guerre par une sorte d’adhésion à l’«œuvre civilisatrice de la France» !
Enfin, plus simpliste, Claude Martin considère que le «nombre suffisant de volontaires indigènes» s’explique par leur «goût pour le «baroud» et leur pauvreté».
De plus, les sources coloniales minimisent l’importance de la participation des «indigènes d’Afrique du Nord» réduite à «environ 80 000 soldats… fournis aux armées et qui ont concouru à la défense, soit de la métropole, soit du Maroc, soit de la Tunisie, soit de l’Algérie elle-même…»(9).
Dès les premières années de la conquête, les autorités coloniales ont engagé un processus de dépossession des Algériens de leurs terres par trois principaux moyens : le changement du statut juridique des propriétés jadis collectives et qui sont démembrées en parcelles individuelles vulnérables, l’achat des terres ainsi parcellisées, à bas prix, par des colons, auprès de propriétaires autochtones croulant sous les dettes(10) et surtout l’expropriation des douars qui s’étaient soulevés contre l’envoi des jeunes au front. La dépossession des familles algériennes visait surtout le nord fertile du pays. B. Stora cite l’historien C.R. Ageron qui révèle que «870 000 hectares ont été livrés aux colons entre 1871 et 1919»(11).
Les conséquences sur la vie des Algériens sont désastreuses. La mobilisation engendre la raréfaction de la main-d’œuvre la plus jeune, la plus robuste et la plus productive pour les familles. Même les colons se plaignaient de difficultés à disposer de main-d’œuvre à bon marché et jeune. La production agricole baisse tandis que les impôts augmentent. La réquisition des denrées alimentaires accentue la pauvreté des fellahs et engendre la famine, comme ce fut le cas de la grande famine de 1917 avec ses milliers de morts, d’affamés et de malades abandonnés à leur sort. L’essentiel de la production agricole des fellahs algériens était envoyé à la métropole, sans égard aucun au sort des «indigènes». Les richesses minières d’Algérie étaient destinées essentiellement à l’industrie de guerre de la métropole.
Et pourtant, la guerre qui avait rapproché quelque peu les jeunes Français de la métropole et ceux de la colonie et des soldats algériens avait créé un semblant de solidarité de front et fait naître en ces derniers l’espoir que leur sort soit amélioré à la fin du conflit. Ces «indigènes» de la République croyaient, pour beaucoup, qu’en fin de compte la France leur serait reconnaissante et qu’ils étaient en droit de revendiquer des droits. «Ils ont voulu être traités comme des Français à part entière», mais l’administration coloniale qui était sous l’emprise des puissants colons brise totalement cet espoir lorsqu’en août 1920, la Chambre parlementaire française reconduit l’infamant code de l’indigénat dont l’application avait été suspendue en 1914. Ce qui a poussé un des leaders historiques du Mouvement national algérien, Messali Hadj, à écrire dans ses Mémoires : «Non, vraiment, la guerre de 1914-1918 ne fut pas celle du ‘‘droit et de la civilisation’’.»(12)
Et si les «indigènes» considérés comme de simple sujets de la République n’accédaient que sélectivement à la nationalité française «spécifique» (statut musulman) à partir de la loi du 4 février 1919, c’est que, dans l’esprit de l’administration coloniale, «leur énorme proportion d’illettrés, leur pauvreté aussi, rendaient impossible leur participation à l’administration et encore plus à la vie publique»(13).
À la fin du conflit, de nombreux Algériens optent pour l’installation en France et ce, pour éviter le chômage endémique qui régnait en Algérie et leur surexploitation par les colons, lorsqu’ils trouvaient un emploi précaire. En tout état de cause, Charles Robert Ageron précise qu’«en 1918, plus du tiers de la population musulmane indigène masculine de 20 à 40 ans se trouvait en France, soit à titre militaire, soit comme travailleurs volontaires ou requis…». Jean Martin conclut que «c’est de la Première Guerre mondiale que date l’immigration maghrébine» et rappelle qu’avant la Grande Guerre «il n’y avait pas plus de 15 000 Maghrébins en France métropolitaine».
Les contacts des Algériens avec les milieux politiques français de gauche et les syndicats en métropole favorisent l’émergence d’un mouvement nationaliste algérien engagé et hautement politisé, prêt à prendre les armes pour libérer le pays. Aussi, ce n’est pas un hasard que ce soit en France, qu’est né au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1926, le premier parti nationaliste algérien, l’Étoile nord-africaine qui revendiquera clairement et pour la première fois, l’indépendance du pays.
Et pourtant, 100 ans après la Grande Guerre, la France officielle a toujours peur de son passé qu’elle évoque sans l’assumer pleinement. La preuve, l’ex-président français François Hollande, lors de la célébration officielle du centenaire le 11 novembre 2014, avait «tenu à saluer les soldats africains qui ont pris part à une guerre qui avait pu ne pas être la leur». Simple euphémisme ?
«Qui avait pu ne pas être» — ou «qui n’était pas la leur»? On peut jouer avec les mots tout comme avec les subtilités du discours politique. Mais… il est inutile de tenter de jouer avec… notre mémoire, Monsieur le Président.
M. Z. 

Références bibliographiques
1-Ahmed Akkache : la résistance algérienne de 1854 à 1954. éd. SNED Alger 1972
2- Augustin Bernard : L'Afrique du Nord pendant la guerre - Presses universitaires de France, 1926
3 - Claude Martin : Histoire de l’Algérie française -1930-1962. éd. Des 4-fils Aymon Paris 1963
4- https://savoirs.rfi.fr/fr/comprendre-enrichir/histoire/lalgerie-entrainee-dans-la-premiere-guerre-mondiale-volet-ndeg
5-https://orientxxi.info/l-orient-dans-la-guerre-1914-1918/les-algeriens-dans-la-premiere-guerre-mondiale Gilbert Meynier – enseignant en Algérie.
6- Mohand Tazerout Histoire politique de l’Afrique du Nord. éd. Alam El Afkar, Alger 2012
7- Charles Robert Ageron : L’histoire de l’Algérie contemporaine. De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération 1954, tome 2, Paris PUF 1969
8- Georges Boussenot : La France d’outre-mer participe à la guerre, librairie Félix Alcan Paris 1916
9 - https ://www.france24.com/fr/20 140130-premiere-guerre-mondiale-troupes-maghreb-tirailleurs-marocains-algeriens
10-Souad Mokdad : Domination coloniale et rupture nationaliste, OPU Alger 1984
11-Benjamin Stora et Akram Ellyas Les 100 portes du Maghreb. éd Dahlab Alger 1999
12-Benjamin Stora : Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954) Année : 2004. Éditeur : La découverte in https://www.cairn.info/histoire-de-l-algerie-coloniale-1830-19549782707144669-
13 : P. Pradier et M. Besson : L’Afrique du Nord et la guerre. Librairie Félix Alcan Paris 1918
- Lire également notre contribution «Faut-il commémorer le centenaire de 1914-1918 ?»publiée in Le Soir d’Algérie le 06.02.2014

Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)