Algérie

C'EST MA VIE Le doyen des forgerons tire sa révérence


Par Katya Kaci
Laârch Imchedallene, ce bourg représentatif de la Petite-Kabylie, dans la wilaya de Bouira, est depuis quelques jours en deuil suite à la perte du doyen des forgerons de la région, Boukhalfa Ahitos, l'héritier des pionniers de la trempe de fer dans cette région essentiellement agricole et paysanne. Lundi, ils étaient des milliers à défier la canicule pour accompagner à sa dernière demeure Dda Boukhalfa, 81 ans, qui a rendu les armes, pour un monde meilleur, laissant à ses compagnons de vie un souvenir inaltérable d'un homme d'exception.
C'est très jeune, à l'âge de 12 ans, que Boukhalfa enfile son tablier pour rejoindre la forge familiale érigée par son défunt père, il y a de cela 120 ans, pour débuter dans un métier fait d'art et de rudesse, hérité de ses ancêtres : celui de forgeron, et qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort. Un savoir-faire que le débutant qu'il était a su développer au fil des années auprès des siens sur l'autre versant de la montagne, dans le village Ihittoussene dans la wilaya limitrophe de Tizi-Ouzou, et qu'il a perpétué avec art et amour en façonnant un matériel aratoire et des outils agricoles pleins de finesse et de robustesse qui furent les alliés des paysans du coin et des environs et qui ont résisté au temps et aux hommes dans ces régions fières où le travail de la terre représente l'essence de la vie.
C'est très jeune, à l'âge de 12 ans, que Boukhalfa enfile son tablier pour rejoindre la forge familiale érigée par son défunt père, il y a de cela 120 ans, pour débuter dans un métier fait d'art et de rudesse, hérité de ses ancêtres : celui de forgeron, et qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort.
C'est tout naturellement alors que cet héritier du métier de la forge est devenu une légende vivante, se mêlant avec grâce et simplicité à l'histoire des terres qui l'ont accueilli. Une vie devenue fable que la tradition orale, unique véhicule des connaissances ancestrales, a précieusement sauvegardée pour faire de cette lignée de forgerons émérites un des maillons essentiels de l'existence campagnarde. En effet, et lors d'un entretien accordé au Soir d'Algérie, le 30 décembre 2004, l'auteur Aliane Abdelkrim, dans son ouvrage intitulé Histoire du forgeron, a déclaré avoir eu essentiellement recours à la tradition orale pour écrire et reconstituer la vie de ce pionnier de la forge et de la maréchalerie en Algérie. Le métier de la forge, qui remonte à des milliers d'années, est, selon notre chercheur, «un métier bien ancré dans les légendes qui perdurent depuis la nuit des temps, notamment en Afrique où l'ancêtre du forgeron est considéré comme le sauveur de l'humanité, car c'est lui qui fabrique la lame qui coupe le cordon ombilical et c'est lui qui fabrique la charrue pour labourer la terre et la pioche qui creuse la tombe… Il est à l'origine de la vie et de la mort». La digne lignée de forgerons qui a marqué profondément l'histoire de notre pays compte, toujours selon la tradition orale, parmi ses illustres ancêtres, un forgeron grec, un certain Ahitos, qui débarqua durant le XVIe siècle sur les riches côtes kabyles pour ensuite rejoindre Laârch Ath Ydjeur, actuellement Bouzeguène, où le saint Sidi Moussa l'accueillit généreusement, au point d'en faire son ami et confident. Et c'est là que ce «génie», qui est à l'origine de la première serrure en Kabylie, a installé son atelier au milieu du XVIIIe siècle sur les terres du saint homme et dont la lignée de forgerons détient depuis lors le secret de la trempe du fer, de sa fusion et de sa soudure réalisée par simple aspersion de fines poussières «tafza». Les Ihittoussenes fabriquaient ainsi eux-mêmes leurs enclumes et leurs soufflets dans la fonderie artisanale du village, un modèle de forme horizontale dit «à la caucasienne » dont la représentation figure sur certaines stèles romaines ainsi que des lampes à huile et autres objets fabriqués par les forgerons du village qui ont été dérobés par l'armée coloniale et se trouvent actuellement au musée du Louvre. Durant les longues années de colonisation, les armes à feu d'Ihittoussene ont largement servi, notamment lors de l'insurrection armée de 1870, à la révolte d'El-Mokrani et de Cheikh Aheddad et à la bataille d'Icherridene.L'écrivain et historien Boukhalfa Bitam raconte dans son livre Les justes, comment ces armes étaient transportées à dos de mulet vers les ateliers de haute précision des Ath-Yenni où elles subissaient les dernières finitions. Par ailleurs, et toujours concernant les origines de cette famille, qui a profondément marqué la mémoire collective, un courant de la tradition orale attribut les origines du village d'Ihittoussene à la langue berbère dont le mot «Ihittoussene» constitue le pluriel du nom Ahitos et qui signifie littéralement «forgeron». Une autre tendance attribue ce patronyme à la mythologie grecque dans laquelle le mot Ahitos signifie «fils du dieu de la forge ; Héphaïstos». La famille de Dda Ahitos Boukhalfa est considérée, de ce fait, comme l'un des piliers majeurs de la vie, aussi bien sociale, économique, agricole que spirituelle et historique pour les habitants de ces régions montagnardes de Kabylie et pour lesquels elle fabriquait des outils vitaux pour supporter l'existence humaine rude et laborieuse.
La lignée de forgerons compte, toujours selon la tradition orale, parmi ses illustres ancêtres, un forgeron grec, un certain Ahitos, qui débarqua durant le XVIe siècle sur les riches côtes kabyles pour ensuite rejoindre Laârch Ath Ydjeur, actuellement Bouzeguène.
C'est une complicité sans bornes, doublée d'un respect profond et d'une reconnaissance mutuelle que Boukhalfa et les agriculteurs de sa région, mais aussi de Taquerboust, des Ath Mlikech, Ath Ivrahim, Ath Mansour jusqu'à ceux des confins de Bechloul et des bourgs et villes agricoles de l'est du pays de Tazmalt à Oued Zenati dans la wilaya de Guelma, à Bordj-Bou- Arréridj, Sétif, Batna, Khenchela, Aïn-Beïda et Oum-El-Bouaghi ; ces compagnons de tous les jours ont su sauvegarder au gré des âges et des péripéties du temps, pour traverser main dans la main des périodes de faste et de générosité que la nature leur offrait, que les lourdes périodes de disettes et de misère qu'ils ont courageusement affrontées. Ainsi, les périodes de cueillettes étaient, pour l'atelier de forge Ahitous, l'occasion de profiter des dons de la nature que le modeste forgeron recevait, une fois l'an, en rémunération de son travail. La forge devenait ces jours-là un antre où profusion et générosité se mêlaient avec délice aux multiples variétés de fruits, légumes et récoltes de saison ; des paniers de pêches à la chair juteuse et à la peau veloutée, des couffins de figues succulentes et sucrées aux huiles d'olive vierges d'or, aux mille vertus et au goût inégalable et tant d'autre choses que les clients reconnaissants présentaient en modestes offrandes dues au brave forgeron qui les acceptait simplement et naturellement en échange de ses services. Rencontrés lors de la veillée mortuaire du doyen de la forge à Bouzguène, quelques-uns des compagnons de route du défunt ont voulu partager avec nous la douleur de cette perte cruelle et l'honneur d'avoir un jour connu cet homme sans pareil. De ceux-là figurent Laoudj Larbi de Taquerboust, Boukrif Ahmed des Ath Ivrahim et Daoud Ali ; trois amis fidèles affligés par cette tragédie, qui ont parlé de la même voix pour dire les qualités professionnelles, morales et humaines de cet homme de main, d'esprit et de cœur qui, ne reniant pas ses origines, gardait à l'esprit tout le bien venu de sa terre adoptive ; «dans ses rares visites au village de ses ancêtres ; Ihittoussene à Tizi-Ouzou. Dda Ahitos n'omettait jamais de parler de Maillot ; actuelle M'chedallah, qui l'a abrité durant tant d'années, comme de son village de cœur, son village de toujours. Et d'ajouter aux qualités humaines, la finesse de l'esprit et la grande sagesse de l'âme de ce forgeron habile : «Ahitous n'était pas seulement un forgeron émérite, c'était aussi un sage dont les conseils étaient recherchés et écoutés par tous… Que de conflits entre fellahs ont été réglés dans cette forge bénie des dieux, d'où les ennemis sortaient apaisés et réconciliés et les conflits oubliés et balayés.» Tel est Ahitos Boukhalfa aux yeux admiratifs et larmoyants de ses amis qui demeurent déchirés entre la tristesse de cette perte cruelle et l'obligation de rester dignes et de perpétuer le souvenir de cet homme à la poigne de fer et au cœur plein de piété et de bonté. Cette chaude journée d'été a ainsi fait se taire à jamais le soufflet et le marteau de Dda Boukhalfa Ahitous ; néanmoins, certains proches, amis et compagnons du défunt croient dur comme fer que les coups modeleurs du forgeron se sont métamorphosés en échos célestes et éternels qu'ils retrouveront dans le souffle chanteur et puissant d'un vent montagnard ou dans le froid métal des outils façonnés par les mains du sage et restés en héritage témoins d'une existence riche et pleine de sens. Telle est la philosophie d'un métier qui façonne les hommes et les rassemble dans un destin sans fin. Un métier de poigne qui continuera son parcours éternel tracé depuis la nuit des temps par des êtres simples et pleins d'exception.
«Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D'ivresse et de grandeur, le front vaste, riant
Comme un clairon d'airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d'or traînant sa veste sale.»


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