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Aumônes de l'Aïd
Impossible de savoir d'où elle est sortie. Un jour, sans qu'elle n'avise personne, elle s'est mise à nettoyer les escaliers de notre bâtiment. Cela a suffi pour l'adopter. Il y a si longtemps, la saleté amochait le quartier. Si tout le monde s'en fichait un peu des alentours, il restait tout de même aux habitants un peu de pudeur et de conscience pour empêcher que les ordures viennent empester même les cages d'escalier. La jeune femme arrivait tôt chaque vendredi et, une heure après, elle repartait avec l'argent qu'elle demandait à chacun en tapotant sans bruit sur sa porte. Personne parmi nous n'a cherché à mieux la connaître. Ses habits, son air de jeune fille timide et naïve suffisaient à la classer parmi tous ces pauvres qu'on rencontre et qu'on voit partout. Quelques locataires rechignaient à lui payer les 50 DA qu'elle réclamait. D'autres s'acquittaient de cette somme et refilaient en plus à la malheureuse des habits, des chaussures qui ne servent plus ou des plats cuisinés. Un jour, elle disparut sans crier gare. Sans avertir et comme elle était venue. Nous regrettâmes tous son départ. L'un d'entre nous aurait dû avoir cette présence d'esprit de noter son adresse, plutôt son numéro de téléphone. Peut-être une maladie ou un accident l'a empêchée de s'acquitter de sa tâche. On a remué ciel et terre mais nul n'a pu retrouver sa trace. Nous cherchions le moindre indice, nous nous rappelions le moindre détail qui aurait pu nous mettre sur sa trace. Même les commères expertes dans l'art de fouiller dans la vie des autres ne nous furent d'aucun secours. Elle est partie quelques jours avant l'Aïd et n'a plus réapparu. Ce jour-là, elle avait terminé de laver à grande eau les escaliers, présenté ses v?ux à tout le monde avant de réclamer à chacun l'aumône de ce jour béni. Hormis le vieux grincheux du troisième, pourtant riche mais qui ne s'est jamais obligé de respecter cette prescription religieuse, nul ne se déroba. Personne ne songea à priver la malheureuse d'un argent auquel elle avait tout naturellement droit. C'est le hasard qui nous remit un jour sur ses pas. L'ami d'un voisin parla d'une malheureuse femme de ménage à qui tous les locataires de son bâtiment, réservèrent aussi l'aumône de l'Aïd. La femme qu'on avait cru disparue nettoyait aussi chaque samedi les escaliers d'un bâtiment situé de l'autre côté de la ville. Elle était en réalité une petite employée de bureau dans une ville voisine qui peinait à faire vivre ses deux enfants. Abandonnée par son mari, elle avait trouvé une astuce pour arrondir ses fins de mois. Elle devenait femme de ménage durant le Ramadhan. Elle gagnait alors ce que d'autres, comme elles, qui s'échinaient chaque jour à rincer, racler et nettoyer, mettaient une année, sinon plus, à « ramasser ». Le monde est ainsi fait. Il y a trop de faux pauvres, dit-on. Chacun est presque obligé d'en connaître et de chercher un vrai pour éviter l'arnaque. Et si, en plus, de la méfiance à l'égard des vrais-faux pauvres, il fallait apprendre aussi à repérer les faux-vrais pauvres... '


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