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Articles de Leïla Zhour et Gabrielle Rollin sur l'oeuvre de Latifa Ben Mansour


LATIFA BEN MANSOUR
ou
l'enracinement redéployé

"Kan ya ma kan, fi qadim azzamam, wa al ahba' wa 'assouan fi ôhdjar Sidna Mohammad salli Allah a'lih wa sallam, il était et il n'était pas, dans les temps très anciens, le lys et le basilic dans le giron de Monseigneur Mohammed, que la paix et le salut de Dieu soit sur Lui…," Meriem savait que ce soir-là, elle passerait une nuit sans cauchemar. Comment aurait-elle pu avoir peur? Alors que le minuscule Ahdidwan avait osé défier une ogresse et toute sa tribu ? (…) Comment aurait-elle pu faire de cauchemars alors qu'elle avait ri aux larmes des bêtises de Danouna, des ruses de Djeha et qu'on venait de l'enchanter par la description de la beauté de Loundja à la chevelure si opulente qu'elle terrassait d'amour tous ceux qui la voyaient." (Le Chant du lys et du Basilic, p. 160)

Il y a des villes dont les murs laissent en nous des empreintes indélébiles. Traces de terre ou de béton, qu'importe, ils sont une ancre pour la vie. Chacun la sienne. Mes amarres sont à Paris. Rien à cacher à ce sujet. Mais il est des livres où d'autres villes ont embrasé mon imaginaire, où j'ai découvert comment d'autres lieux avaient marqué de leur sceau d'autres personnes.

Sauriez-vous situer Tlemcen ? Il y a dans le quartier où j'ai grandi une rue de Tlemcen. L'insolite consonance du "tl" me fascinait et je récitais ce nom en passant devant la plaque bleue comme on savoure les yeux fermés un sorbet au goût délicat. J'ai appris ensuite où se situait Tlemcen. J'ai même appris que j'en était partiellement originaire. J'ai rêvé encore plus fort en écoutant sonner l'insolite de ces consonnes.

Tlemcen est située en Algérie, près de frontière marocaine. Enfin, près… pas très loin, disons. Une femme a fini par donner un corps à cette ville. Où plutôt j'ai fini par rencontrer une femme qui incarne pour moi la magie de cette ville. Elle fait à corps avec elle et rien ne peut la dissocier dans mon esprit de la magie du nom : Tlemcen, la cité des sources. Oh, ce n'est pas qu'elle ne parle que de la ville dans ses textes. Loin s'en faut, j'y reviendrai. Mais elle est pétrie par les murs, les parfums, les rues et l'histoire de Tlemcen. Elle en est la voix, la parolière.

Qui est-elle ? Une écrivain algérienne contemporaine. Deux grands romans à son actif: "Le chant du lys et du basilic" (1990, réédité et remanié en 1998) et "La prière de la peur " (1997), tous deux parus aux éditions de la différence. Du Théâtre aussi, un peu de poésie mais que je n'ai pas lue. Pourtant, c'est évident. Dans les romans transparaît la passion de la poésie et si la langue d'écriture est française, il y a un va-et-vient permanent de l'arabe au français. La poésie francophone de sa langue est d'essence arabe.
"Al Ghaoutsi, son grand-père, avait toujours dit : "chaque langue correspond à une personne, en parlant plusieurs langues tu es plusieurs personnes à la fois. Tu es plus riches que celui qui ne parle qu'une seule langue." (Le chant du lys et du basilic p. 169)
Rythmes et structures andalous se superposent pour donner naissance au chant. Al Andalous étend son ombre tutélaire sur le chant de cette femme, chant d'âme blessée qui n'en finit pas de vivre une guerre. Il résonne entre les murs de mots qu'elle crée, dans les lacis de ruelles polyphoniques où l'esprit se laisse envoûter. On l'avait cru enterré mais pourtant il surgit dans chaque regard, chaque ride apposée au coin de l'œil qui sourit. Comment cela ?
Par l'alignement des thèmes, l'entrecroisement des histoires. Le récit de l'horreur est une beauté. Le récit de l'horrible devient splendeur et tend, par dessus les cauchemars imprégnés de honte et de peur, un dais splendide qui réhabilite l'être, qui donne à la femme enfin sa stature humaine.

Embrassée la rime des versets qui conjurent la peur des exactions pendant la guerre d'indépendance. Embrassée avec le récit d'une enfance triomphante qui apprend le refus de la défaite, qui apprend la gloire de l'honneur préservé malgré tout. Croisé l'amour d'une mère et le silence des sœurs, croisé avec la fierté qui naît dans l'amour donné des gens simples, des amis droits et brisés. La mort menait grand tapage et il y a dans la haine de son triomphe, la haine de la soumission, le refus de l'abnégation et le refus de l'oubli, la longue métaphore de l'édification d'une identité.
"Personne ne fit attention au désespoir de Meriem. Personne ne remarqua son visage crispé. Acculée, elle l'était. Prise au piège comme un rat. Se débattre n'aurait servi qu'à resserrer les mailles du filet et à l'étouffer. Alors elle décida de ne plus lutter et de se laisser couler dans le profond labyrinthe de la mémoire." (Le chant du lys et du basilic p. 58)
Pourtant, haïr n'est pas l'objectif. Latifa ben Mansour aime jusqu'à l'insolence une ville où les gens sont humainement ordinaires, petits et grands, traîtres et glorieux, cupides et désintéressés, chacun en proie à ses démons contraires, avec quelques figures phares comme le délicieux marchand de douceurs Ami Ambarak qu'on voudrait avoir eu pour tonton ou la tante nana Khédoudja qui savait les histoires dans lesquelles se blottir, la tante qui apprenait sans le savoir le métier de conteuse à une enfant qui s'en réclamerait, qui en ferait l'arme de sa survie. Latifa ben Mansour aime à la folie le monde, les gens. Elle les voit grands sous leurs travers et c'est pour mieux habiller leur âme qu'elle écrit des contes sauvages où la grandeur réside dans l'entrelacs des faiblesses.

"Voyez, semble-t-elle dire, voyez comme ces gens dont je vous parle, ces gens surgis de mon esprit pas vraiment tels que je les ai connus car c'est mon récit, ce n'est pas tout à fait eux, mais eux quand même, eux tels que je les porte dans mon âme, voyez comme ils sont cette humanité, voyez comme ils sont beaux sous ce qui peut paraître laid, voyez comme il faut préserver cette part de nous telle que vous la voyez en eux". Et elle nous parle de nous-mêmes. Elle nous fait le portrait de nos faiblesse, de nos songes et de nos peurs. C'est le premier tableau. "Le chant du Lys et du basilic" est ce conte d'où nous surgissons comme une figurine entre les mains d'un sculpteur d'argile.

Je suis un peu née de ce livre-là je l'avoue. Oh, j'étais déjà de ce monde, j'avais même déjà vécu l'émotion de la révélation littéraire. Mais je suis née de son récit comme on passe à travers un voile supplémentaire. Il me semblait en avoir vaincu un de plus. Je me voyais dans le cauchemar de la ville où le plaisir de l'enfance était mêlé de souffrances. Je dépouillais un peu d'un passé qui m'emprisonne pour réapparaître ailleurs, en une terre plus riche, plus dense, une terre où je me voyais d'un peu plus loin, un peu plus pleine.

Et puis il y a eu "La prière de la peur". Roman de l'achèvement diront certains, alors que le premier aurait été un roman de l'émergence, de la promesse. Je ne souscris pas à cette classification. La prière de la peur est le roman d'aujourd'hui, alors que le premier était le roman de l'histoire, de la construction. Dans le dernier roman, il s'agit cette fois d'apprendre à vivre non plus avec le passé, avec les innombrables cicatrices laissées par la guerre d'Algérie, avec la révolte et le besoin de la dépasser, mais avec le présent, avec l'horreur d'une guerre civile qui ne veut même pas dire ni entendre son vrai nom : guerre civile, guerre indigne. La prière de la peur, c'est une plongée dans l'Algérie d'aujourd'hui, au plus secret de ses terreurs. Et là aussi il s'agit de remonter jusqu'à une hypothétique surface.
Ils ont des cœurs pour ne pas savoir, des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne point entendre. Ceux-là ressemblent à du bétail et même leur égarement va plus loin. Ce sont les indifférents. (La prière de la peur, p. 57).
Deux femmes, deux cousines qui sont presque jumelles par l'âme, par la quête. L'une meurt. Mais avant de tomber sous le feu d'une Algérie gorgée de violence, elle écrit sa vie, elle écrit pour livrer son cheminement à sa famille et, au-delà, aux justes, aux héritiers de ceux qui seuls ont le droit et le pouvoir, de réciter la "prière de la peur" et de conjurer l'horreur du monde. Alors la seconde femme, cousine qui avait fui, qui avait voulu échapper à la malédiction d'un pays en furie, la seconde jeune femme prend en charge la lecture de ce récit. Plus sa lecture avancera, plus leurs deux vies se fondront. Rejointe alors par l'Histoire, rejointe par la vie même de son pays, si atroce soit-elle, Hanan devient elle-même prière, ultime incarnation du chant des héritiers d'Aïn el Hout, mais prière défaite malgré tout. Femme arrachée à sa destinée par l'assassinat de son double, elle endosse le mal, la violence et le désespoir jusqu'à vivre la profanation du lieu où doit s'accomplir le sortilège des mots qui arment l'âme et le cœur.

Noir. Noir est ce roman quand l'autre délivrait un espoir tapi sous le désespoir.. Mais c'est que l'on peut guérir du passé. On peut y retrouver la trace de l'humain sous des strates d'atrocités, même les plus viles, même les plus lourdes. Sous la torture, il y avait la résistance, la dignité. Sous les bombardements, il y avait la foi, la force de croire à la fin de la peur. Sous l'humiliation des jeunes algériennes élèves au lycée tenu par les Français, il y avait la joie, la force vive de la révolte. Mais à présent, quel vent peut encore faire frémir la corde de l'espoir ? L'absurde, l'inacceptable, l'enjeu dérisoire de cupidités sans gloire fissure les marches du lendemain. Ne reste que la peur, la mort, mariage tragique où le courage est le seul témoignage aux mains des femmes, nécessaire, fascinant.

Douloureuse est l'histoire d'amour déchirée par les aléas de la politique. Douloureuse est la renaissance de l'amour après la fin des illusions, mais il y avait encore la vie, seulement la vie mais si grande, si importante. Au crépuscule du dernier jour des obsèques de Hanan la première héroïne du roman, il ne reste ni l'amour ni la vie. Et sur les ruines d'une Algérie qu'on avait voulu croire sacrée, qu'on avait espérée noble, se dresse le chant d'une femme détruite, une conteuse aux parures d'exil qui se parjure peut-être en abandonnant le chant du lys et du basilic pour la psalmodie d'une prière maudite, cette prière de la peur qui laisse malgré toutes les forces, tous les courages, s'effondrer sous elle le terreau à l'origine de sa puissance, l'humanité.
La prière de la peur ne se récite pas ma fille. C'est un rituel instauré par le prophète Mohammed pour conjurer la peur. Un prophète aussi peut éprouver de la frayeur, être traversé de doutes. Mohammad, sur lui la paix et le salut, n'avait pas honte d'avouer son anxiété et son épouvante face à la mort, ma fille. Il n'avait cessé de répéter "je ne suis qu'un homme". C'est cela, le sens de cette prière. (la prière de la peur, p. 56)
Latifa ben Mansour est pour moi la voix de Tlemcen, la ville aux sept coupoles. Mais au delà de la cité de Sidi Mohammed, elle est la voix d'une frange d'humanité en perdition, elle tend la main aux désespérés de l'horreur. Elle récite plus qu'une prière. Elle récite la vie bafouée, elle dit le temps de la folie, le temps de la honte et la honte glisse sur elle et la vie la hante. Elle a choisi de dire ce qui ne peut plus être, de faire vivre dans les mots ce que les hommes et les femmes ont oublié d'être. Elle a choisi de donner un corps de mots à la résistance.

Honni soit le fatalisme, honnie soit l'indifférence ! Latifa ben Mansour, depuis les hauteurs fantomatiques qui ceinturent Tlemcen, perpétue plus qu'une esthétique andalouse qui en a fait sourire plus d'un. C'est un art qu'elle a choisi d'honorer, non pas un art de vivre mais un art tout court où se résument à la fois le désir, la peur, la joie et la souffrance, un art à vivre, la vie.

Il était et il n'était pas, le lys et le basilic..., l'Algérie se meurt et les femmes demeurent sa voix la plus dense.
mai 2001,
Leïla Zhour

Cet article a été publié dans la revue "Chemins de traverse" de mai 2001, ed. de l'ours blanc
La prière de la peur

par Gabrielle Rolin
Lire, juin 1997


Barbus, fous de Dieu, mafiosi en tout genre, les hommes s'entretuent. Obstinées à vouloir vivre, les femmes se serrent les coudes et se passent le relais. Ainsi Lalla Kenza, dernière descendante des rois légendaires de Tlemcen, transmet-elle à Hanan, son arrière-petite-fille, l'histoire des siens. Mortellement blessée dans un attentat, la légataire a juste le temps, avant de mourir, de rédiger le testament à l'intention de sa cousine. Il suffit de rebrousser chemin pour retrouver des moments de bonheur, très anciens, comme la musique des cousins andalous, ou récents, comme les premiers matins d'indépendance lorsque Alger, capitale du tiers monde, ne jurait que par Che Guevara et Salvador Allende. Mais, chaque fois, guerres et massacres reviennent à la charge. Et toujours les femmes y laissent leur peau. Certaines cherchent le salut en exil où le mal du pays les ronge. D'autres s'entêtent à résister sur place. Aucune n'échappe au malheur. Pourtant, elles gardent la foi chevillée au corps. C'est en leur nom que Latifa Ben Mansour écrit non un réquisitoire mais un roman où l'amour, les enfants, les fêtes parviennent à se faire une place. «Par le serment des femmes, tu renaîtras, Algérie», répètent-elles à tour de rôle.
On les croit.
: harper lee
samedi, 01 mars 2008
Latifa Ben Mansour : L'année de l'Eclipse
Calmann Lévy, 2001
J'ai pour Latifa Ben Mansour (sur qui j'ai déjà écrit ici ) une très grande affection mais, allez savoir pourquoi, j'ai attendu jusqu'à aujourd'hui pour lire son troisième roman. Il y a d'ailleurs une curieuse chronologie dans son écriture : Chaque roman nous rapproche du présent. Le tout premier revenait sur la guerre d'Algérie, le second traitait de la montée du fanatisme en Algérie et le troisième aborde les ravages de la guerre civile entraînés par ce même islamisme.
Nous sommes en 1999, année de la dernière éclipse totale de soleil visible en Europe avant longtemps. Hayba, vit à Paris, exilée d'Algérie à la suite du cauchemar de la mort de ses proches, son époux et sa fille étant les derniers d'une longue liste. Le récit se développe selon deux axes : d'une part nous vivons dans le présent de Hayba, malade de ses souvenirs et de la violence qui lui a été faite et d'autre part nous remontons le temps jusqu'à ces événements. Construction fort habile qui permet de dépeindre deux phénomènes et leur interaction.
Nier la spécificité d'une culture pluri-séculaire a conduit à l'impasse. Appliquer des recettes importées d'Europe n'a fait qu'engendrer une réaction apocalyptique. Alors essayons autre chose, dit-elle.
Je trouve cela courageux. Il faut indéniablement un réel courage pour aller à l'encontre de la vision de l'islam en France. Il faut du courage aussi pour dire aux Algériens d'aujourd'hui de regarder en face la réalité (mais ça, c'est toujours dur, pour tout le monde). S'aveugler ne marche jamais qu'un temps et le réveil est alors pire que ce qu'on a fui.
Plaidoyer pour le respect et l'intelligence, ce livre mérite assurément qu'on s'y plonge. On y goûte une saveur et une force que la souffrance et la violence ne doivent pas briser car la rive nord de la méditerranée ne peut ignorer la rive sud, parce que, aussi, les algériens ont encore et toujours dans leur histoire et dans leur culture quelque chose à offrir au monde.
LZ


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