Algérie

Ahmed Taleb-Ibrahimi, «Mémoires d’un Algérien»




En retrait de la scène politique nationale depuis la campagne présidentielle d’avril 2004, le Dr Ahmed Taleb-Ibrahimi a refait, jeudi soir, une apparition publique à Alger. L’ancien ministre a rompu une éclipse volontaire, poussé en cela par les impératifs d’un projet éditorial dont l’échéancier devrait s’étaler sur plusieurs années.

Pendant trois heures, il a dédicacé, à la Librairie du Tiers-Monde, le premier tome des «Mémoires d’un Algérien» (1). Un exercice autobiographique qui, au-delà du rappel d’un cheminement personnel, revisitera une somme de pages de l’histoire nationale. Vue et vécue par l’auteur. Le premier tome revisite les années 1932-1965, trente-trois ans qui vont de la naissance à l’arrivée de Boumédiène. Les autres couvrent les années de l’auteur à l’épreuve de l’exercice du pouvoir (1965-1988) et ses prises de position face à la «crise algérienne» (des évènements d’octobre à la présidentielle de 2004).

Regard personnel -et forcément paré, quelque part, de l’inévitable passion subjective du coeur- , le chantier livresque de Taleb-Ibrahimi vaut par son côté original ou - à tout le moins - rare dans la tradition politique algérienne post-indépendance. Les hommes de pouvoir, on ne le déplorera jamais assez, ne sont guère portés sur la plume. Qu’elle soit à portée mémorielle ou factuelle.

Effets de la culture du mutisme héritée de la guerre de Libération? Coût de l’obligation de réserve, cette sacro-sainte règle derrière laquelle se sont abritées, pour justifier leur silence, des générations entières de dirigeants et de personnalités nationales. Pas facile de trancher sur les raisons réelles ou supposées qui ont amené des hommes de responsabilité à n’évoquer leurs vécus que dans des salons fermés et les bureaux aux murs capitonnés.

En tout état de cause, le préjudice est lourd: mutisme et occultations continuent de jeter de l’ombre sur des pans entiers de l’histoire nationale. Pour la simple et bonne raison que l’exercice mémoriel, acte censé nourrir le débat et la culture politique, a brillé par son absence. Dommage irréparable pour la mémoire collective, ceux qui ne sont plus de ce monde ont, pour la plupart, tiré leur révérence sans sacrifier à l’écriture des mémoires. Un exercice érigé en règle sous d’autres cieux. Y compris en Tunisie voisine, où nombre de ministres importants de l’ère Bourguiba, à l’image de Amar Belkodja, ont publié des témoignages dignes d’intérêt.

De ce point de vue, le gâchis est immense et Taleb-Ibrahimi s’en émeut dès les premières lignes du tome inaugural. Si les hommes de sa génération, «du moins la plupart d’entre eux, avaient légué leurs témoignages, l’historien algérien aurait disposé du matériau nécessaire à la construction de son oeuvre». Malheureusement, regrette-t-il, «beaucoup de ceux qui ont joué un rôle imminent, aussi bien au sein du mouvement national qu’au cours du combat libérateur, ont disparu sans laisser le moindre écrit».

Le préjudice n’affecte pas les seules pages du mouvement national. Il touche les années post-indépendance, quatre décennies jalonnées d’évènements heureux et malheureux, de conquêtes prometteuses et de régressions dommageables et, périodiquement, sanglantes. Autant de facettes au sujet desquelles des questions, assurément nombreuses, restent sans réponses jusqu’à aujourd’hui. Ahmed Taleb avoue que, sur le terrain de la mémoire, la classe politique a failli. Acteur public qui, à ce titre, ne s’appartient pas, l’homme politique est soumis «à des obligations». La plus importante, aux yeux de l’auteur, «réside dans la production d’un témoignage aussi fidèle et objectif que possible».

L’itinéraire de Taleb-Ibrahimi, 75 ans le 5 janvier prochain, et les responsabilités dont il a eu la charge le qualifient au rang des témoins qualifiés et observateurs pertinents sur de nombreux épisodes de l’histoire algérienne. Et promettent de nourrir à satiété la rédaction de ses mémoires.

Fils de Bachir-Ibrahimi, il a vu se construire un pan de l’édifice nationaliste. Président de l’Union générale des étudiants musulmans Algériens (UGEMA), membre de la direction de la Fédération de France, prisonnier à la Santé (Paris) où il a partagé de longs moments de captivité avec les «cinq» (Boudiaf, Khider, Aït-Ahmed, Ben Bella, Lacheraf) et d’autres dirigeants importants de la Révolution, il peut se targuer d’un regard pertinent sur le cheminement de la Révolution.

Prisonnier sous Ben Bella, plusieurs fois ministre sous Boumédiène et Chadli, chargé, tour à tour, de l’éducation nationale, de l’information et de la culture, de la diplomatie, ministre conseiller à la Présidence avant et après 1978, membre du bureau politique du FLN, membre ès qualité (ministre des AE) du Haut conseil de sécurité, il a été un témoin privilégié de séquences décisives et de péripéties de l’Algérie indépendante. «Personnalité nationale», selon l’épithète qui lui a été attribué au plus fort des années de braise, il s’est vu inscrit, un moment, dans le jeu des consultations qui ont suivi l’arrêt des législatives de 1991 et le départ contraint de Chadli.  

Un procès contre des situations et des hommes 

Livre de mémoire, son texte use de tous les genres d’écriture. C’est d’abord un témoignage qui alterne entre rappels enrichis de faits, précisions, éclairages et hommages multiformes. C’est ensuite un argumentaire mû par le souci de justification ou de critique de choix et de prises de position qui ont fait débat. C’est enfin un procès, par moments implacable, contre des situations et des hommes à des moments précaires de l’histoire nationale. Reste que nombre de faits, pour importants qu’ils aient été, ne sont pas restitués avec suffisamment d’éléments ou de pertinence. Problème d’une mémoire éprouvée par le poids du temps? Souci de l’auteur à ne pas franchir une certaine ligne de la sacro-sainte obligation de réserve? Désir de ne pas heurter la sensibilité de frères d’armes ou de partenaires de la politique toujours en vie. Sans doute, le saura-t-on plus tard lorsque l’auteur se décidera à accompagner ses mémoires par des conférences-débats et autres entretiens de presse.

Registre digne de lecture dans le premier tome, l’ambiance qui règne au seuil de l’indépendance. Taleb-Ibrahimi se libère. Au moyen de quelques sentiments frappants, il rappelle des vérités amères qui n’ont pas figuré, jusque-là, au rang de son registre sémantique. Sans dévaloriser, le moindre instant, les mérites du projet révolutionnaire, il épingle les tares apparues à l’épreuve du combat, des luttes fratricides et de la course au pouvoir. De retour de prison -à Tunis d’abord, à Alger ensuite- il est «ahuri par cette capacité d’oubli des morts» tant chez l’homme de la rue que chez les hommes du gouvernement.

«Au niveau de l’Etat, la situation, en effet, est loin d’être brillante. Je ne vois pas l’homme nouveau, produit de la Révolution. Je reçois d’anciens compagnons que j’ai bien connus mais que je ne reconnais plus. Les alliances et contre alliances se nouent et se dénouent au gré des affinités régionales et des intérêts claniques. La course vers le confort et les privilèges est engagée». Parmi les nombreux contacts préliminaires, l’ancien détenu de la Santé rencontre Lakhdar Bentobbal, membre de l’important Comité interministériel de guerre du GPRA aux côtés de Krim Belkacem et de Abdelhafid Boussouf. Le «Chinois», se souvient l’auteur, était «très volubile» mais son discours pour la circonstance se réduisait à «un chapelet d’anecdotes» sur ses années de maquis. «Pas un mot sur le présent du peuple et ses angoisses, ni sur l’avenir et ses incertitudes».

Au chapitre du procès, l’auteur réserve un traitement sans ménagement à Ahmed Ben Bella. L’essentiel des propos réservés au premier président sont rédigés avec une plume trempée dans du vitriol. Le premier est annonciateur de ce qui va suivre. Nourris par des espérances au sortir de la guerre, les Algériens «sont découragés par un pouvoir qui brille seulement par la démagogie et l’improvisation mais également par les innombrables atteintes aux Droits de l’Homme», la torture étant «pratiquée à grande échelle».

Cible de la «Police spéciale», milice dirigée, depuis son QG de Bouzaréah (Dar Enakhla) par M’hamed Hammadache, Taleb-Ibrahimi crédite le bilan des trois années Ben Bella de tous les pêchés. Si la fin 1962 qui coïncide avec sa prise du pouvoir a été «l’année de la discorde», 1963 s’est conjuguée avec les «dissidences» entre les frères d’armes, 1964 a été celle de la «répression» et 1965 «sera l’année de la clarification». Le coup de force de Boumédiène réjouit l’ancien locataire des premières geôles de l’Algérie indépendante. Qui ne s’en cache pas à quarante ans de distance. Ben Bella déposé sans effusion de sang et «sans que le peuple ne bouge» ? «C’est le sort de tous les tyrans» dont la joie publiquement arborée tranche avec la déception à la vue des premiers retournements de veste. Une pratique qui, malheureusement force est de le constater, va désormais s’installer solidement dans les moeurs de la classe politique. «Je me demande où sont passés ceux qui déclamaient à la télévision des tirades à la gloire du «leader bien-aimé», où sont passés ses larbins et ses tortionnaires, où sont passés ses milices, ses ministres, ses préfets, ses ambassadeurs?»

Du successeur de Ben Bella, Taleb Ahmed est tout en éloges. Et tient à le dire à coups de superlatifs. Son discours «élaboré» le «séduit» et «trouve un écho au plus profond» de lui-même. Le propos du président du Conseil de la Révolution «rompt avec le ronron quotidien des thuriféraires du pouvoir» et les discours «pompeux et populistes du président déchu». Boumédiène, souligne l’auteur, semble mû par des convictions tenaces qu’il est décidé à transformer en actes». On est dans les premières semaines de l’été 1965, à la veille de l’entrée de Taleb-Ibrahimi au gouvernement. On en saura plus dans le tome 2 en cours de rédaction et annoncé pour le courant 2007.

S. Raouf 

(1)   Mémoires d’un Algérien. Tome 1: Rêves et épreuves (1932-1965). Casbah Editions. 


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