Algérie - Elections présidentielles

Afrique - BURKINA FASO: Un homme a perdu, une nation a gagné



Afrique - BURKINA FASO:  Un homme a perdu, une nation a gagné




Le «printemps arabe» vient de frapper dans un pays non arabe. Ce pays aride, pauvre et enclavé, ne figure pas sur les cartes du GMO (Grand-Moyen-Orient) dessinées par les néoconservateurs américains à leur profit et celui d’Israël. Il n’est pas membre de l’Opep, ne possède pas de gaz de schiste, d’uranium ou des gisements de ce mystérieux minerai prétendument découvert en Afghanistan et intéressant au plus haut point la Nasa selon les dires de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme…
L’ancienne puissance coloniale, la France en l’occurrence, n’a aucun intérêt à voir dans les conditions actuelles de la région le Burkina Faso mis à feu et à sang ou contraint à changer de régime dans l’improvisation, ayant déjà fort à faire au Mali, au Niger et en Centre-Afrique. Pas plus que les Etats-Unis qui surveillent le Sahel comme le lait sur le feu et dont la réaction jeudi a été des plus mièvres, semblant même regretter ces «évènements» et souhaitant un rapide retour à l’ordre.
Le Burkina Faso était jusqu’à lundi dernier un pays calme et stable, habité par un peuple pacifique de 17 millions d’âmes et dirigé par un président de 63 ans en excellente santé, expérimenté (27 ans d’exercice ininterrompu du pouvoir) et écouté sur la scène régionale. Blaise Compaoré n’était pas un homme providentiel, il pensait être la providence même. Venu au pouvoir par un coup d’Etat en 1987 contre Thomas Sankara, un militaire progressiste (c’est lui qui a changé en 1984 le nom du pays, précédemment dénommé Haute-Volta), il ne l’a plus quitté. Il a accompli deux septennats consécutifs puis deux quinquennats successifs et en voulait un troisième à partir de 2015 alors que la Constitution (article 37) ne le lui permet pas.
Inspiré peut-être par le précédent algérien, il pensait faire passer sans problème l’amendement déverrouillant la limitation des mandats par la voie parlementaire, mais ne voilà-t-il pas que le peuple est brusquement entré en éruption, saccageant l’Assemblée nationale, la Maison de la télévision, le siège du parti au pouvoir et assiégeant le palais présidentiel. A la mi-journée, le gouvernement a annoncé qu’il retirait le projet d’amendement de l’article 37 dans l’espoir de calmer les choses mais c’était trop tard. En quelques heures, les enchères avaient sérieusement grimpé : on veut maintenant le départ du président tout de suite et non à la fin de son mandat.
Légaliste mais pas loyale jusqu’à l’aveuglement devant le choix entre l’intérêt d’un homme et celui d’une nation, l’armée a vite compris et pris ses responsabilités avant que la situation ne devienne incontrôlable. Elle n’a pas réprimé le peuple «au nom de la loi», cette loi que les despotes violent selon leur bon plaisir mais opposent religieusement à ceux qui les contestent, mais est allée, elle, tout droit à la source du problème en prenant fait et cause contre le despote qui souhaitait rester au pouvoir jusqu’à la fin de ses jours. Au moment où nous rédigeons ces lignes, le gouvernement et l’Assemblée nationale ont été dissous et un «organe de transition» mis en place auquel les pouvoirs exécutif et législatif ont été dévolus jusqu’au rétablissement de l’ordre constitutionnel dans un délai d’un an.
Tout a commencé lundi avec une manifestation d’associations de femmes pour dire non à l’amendement de la Constitution. Puis ce sont des centaines de milliers de citoyens qui, répondant à l’appel des partis d’opposition à une «journée de protestation nationale», sont sortis dans la rue mardi et mercredi. La journée de jeudi fut le «D day» et celle des premières victimes tombées, selon les médias, devant la maison du frère du président dont la garde a tiré sur la foule venue la brûler. Les agences de presse ont donné le chiffre de trois à cinq morts. Le frérot en question, François Compaoré, aurait été arrêté à l’aéroport d’où il comptait quitter le pays. En 1998, il avait été impliqué dans plusieurs affaires de meurtres jamais élucidées.
«Là où un homme est beaucoup, le peuple est peu de chose», disait je ne sais plus qui. Mais qu’est ce peuple qu’un homme peut réduire à peu de chose ? Ne mérite-t-il pas son sort ? Ne mérite-t-il pas d’être réduit en esclavage et vendu sur les marchés de Kaboul ou dans les fiefs de Daesh ? Un peuple d’hommes ne peut pas être réduit à peu de chose, à de simples mâles. Cette idée a mis longtemps à montrer la cruauté et l’indignité qu’elle renfermait car on la prenait pour naturelle, pour normale dans les pays sous-développés économiquement et culturellement (le premier résultant du second). La culture traditionnelle a entretenu dans ces contrées pendant des millénaires le mythe du chef totémique, du sorcier, du gourou, du «Mehdi attendu» (el-Muntadhar), du révolutionnaire-libérateur, du «lider maximo»…
Dans ces cultures magiques, fétichistes, infantiles et émotives, la communauté n’a aucun rôle dans la conduite de son destin, elle doit juste obéir, prier derrière l’imam, révérer l’homme providentiel qui n’est souvent qu’un Djouha, un charlatan, un ignorant, un criminel. A leur décharge, il faut reconnaître que les peuples qui sortaient de la nuit des temps ou d’une décadence séculaire pour accoster au XXe siècle avaient d’autres urgences, d’autres priorités, avant d’en arriver à la défense de la Constitution du pays au prix de son sang: échapper à la famine, à l’analphabétisme, aux épidémies ; jeter les bases d’un Etat, d’une économie, d’une société…
Les peuples se libèrent les uns après les autres de la poigne des individus malades du pouvoir qui les gouvernent selon leur rythme d’éveil. Mais il ne suffit pas d’avoir la qualité de «peuple» pour accéder à l’éveil. Il s’en faut à en croire Bouddha. L’éveil est une illumination, un «Eurêka !» mental, intellectuel et spirituel. Il résulte d’un processus éducationnel, mais pas n’importe lequel. Dans les pays arabo-musulmans par exemple on n’enseigne pas les valeurs civiques mais religieuses, l’obéissance au détenteur de l’autorité et non la représentation démocratique, la soumission à la lettre coranique et non son interprétation rationnelle. Pour être éligible à la liberté, à la démocratie, il faut le vouloir par idéal et non par colère destructrice, parce qu’on n’a plus quoi manger ou parce que les autres ont pris plus que soi.
Les élections législatives en Tunisie et le refus de toucher à la Constitution au Burkina pour donner un nouveau mandat à Compaoré relancent de plus belle les interrogations sur un phénomène dans lequel les uns continuent de voir, indépendamment des résultats contrastés ou même chaotiques, la volonté des peuples de se débarrasser du despotisme, et les autres la «main de l’étranger» manipulant des peuples à leur insu pour les amener à détruire de leurs propres mains leurs pays comme des somnambules armés tirant dans tous les sens. Dans leur bouche ou sous leur plume, le «printemps arabe» ne serait qu’une forme d’Ebola.
Ceux-là doivent être gênés par le cours des choses pris en Tunisie et la révolte du peuple burkinabé qui a renversé la table sur ses dirigeants car ces deux exemples ne s’insèrent pas dans la modélisation qu’ils ont élaborée à partir des cas libyen, syrien et yéménite. Ce modèle théorique n’offre pas non plus de réponse à la question : pourquoi l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan connaissent-ils le même processus d’autodestruction alors qu’ils n’ont pas été touchés par le printemps arabe ?
Dans ces six pays on trouve de mêmes facteurs en action : le tribalisme (Yémen, Libye, Irak, Pakistan, Afghanistan) et les affrontements interconfessionnels (Syrie, Irak, Yémen, Pakistan). Ces pays n’auront de choix, lorsqu’ils en auront assez de la guerre et de la destruction, qu’entre la partition et la fédération. Le printemps a échoué dans presque tous les pays arabes, certes, mais il faut chercher à savoir pourquoi au lieu de se contenter d’explication toutes faites qui libèrent des corvées de l’analyse.
Les Arabes n’ont pas le choix entre le meilleur et le pire, mais le plus souvent entre le mauvais et le pire. Cela tient à leur mentalité et à leur histoire. Nos aînés nous répondaient toujours quand on les gênait par quelque observation sur leur gestion que nous devions nous estimer heureux de ne pas vivre sous la colonisation, que le despotisme est préférable au désordre, ne manquant pas de citer en renfort le verset coranique où il est dit que «l’anarchie est pire que le crime». Cette mentalité est toujours en service au sommet de l’Etat.
Alors que dans les autres cultures on aspire tout naturellement à aller d’un état donné vers un état meilleur, idée qu’on trouve derrière le concept de croissance, chez nous c’est l’inverse : il vaut mieux se contenter de son état que risquer de tout perdre. Cette idée est imprimée dans nos gènes, dans notre éducation sociale, et on peut trouver dans notre patrimoine oral une flopée d’expressions et de perles de cette «sagesse populaire» en laquelle croyaient sincèrement nos aïeux : «Dja yasâa waddar tasâa» (venu pour gagner un, il a perdu neuf ; donc mieux vaut ne pas chercher à avoir plus), «hakda walla ktar» (contente-toi de ça car ça pourrait être pire), «alli irouh khir melli idji» (celui qui arrive est pire que celui qui s’en va, donc mieux vaut ne pas chercher le changement), etc.
Les dirigeants burkinabés, pas plus que nos politologues, ne peuvent pas incriminer la CIA, le Mossad ou le Chaïtan. Non pas parce que ces entités n’existent pas dans l’univers ou ne soient pas derrière un grand nombre de complots qui ont ravagé maints pays d’Afrique et d’Asie depuis les années 1950 (coups d’Etat, sécessions, affrontements interethniques et interconfessionnels, sabotages, assassinats…) mais on ne peut pas tout mettre sur leur dos. Le facteur exogène réussit ses coups fourrés grâce à des complicités endogènes, mais quand même pas avec celle de millions de personnes au péril de leur vie. Ce serait un drôle de bénévolat. Par une curieuse coïncidence, les deux évènements qui viennent d’avoir lieu en Tunisie et au Burkina Faso démontrent dans le premier cas que c’est bien le peuple tunisien qui décide chez lui, en bien ou en mal, donnant le pouvoir aux islamistes de Ghannouchi en octobre 2011 puis aux laïcs d’Essebsi en octobre 2014, et dans le second qu’un peuple conscient et politiquement mûr sait dire, quand la coupe est pleine, «trop, c’est trop !» comme on l’a lu sur les pancartes des manifestants à côté de «Blaise dégage !» et «Judas !», entre autres. Il n’a pas besoin que la CIA, le Mossad ou le Chaïtan le téléguide ou se substitue à lui.
Mais comment allons-nous faire maintenant, nous autres «peuple des miracles et fier de l’être», pour justifier au monde qui nous regarde sans nous dire le fond de sa pensée qu’un viol de la Constitution a été commis chez nous sans que la moindre brise ne se lève, alors que le même acte a mis fin en un jour aux prétentions monarchiques d’un despote voisin? Leur expliquer que «vérité en deçà du Sahel, mensonge au-delà»? Que la phrase parodiant Montaigne n’a pas le même sens selon qu’on soit à Ouagadougou ou à Alger ? Que nous préférons être «hakda walla ktar» comme nous l’enseigne au quotidien l’esprit du douar ? Si la même question était posée à un Burkinabé, je suis sûr qu’il répondrait, peut-être avec d’autres mots mais pour exprimer la même idée : «Blaise Compaoré est tombé parce qu’il s’est cru en Algérie. Il lui en a cuit de se croire en terrain conquis alors qu’il était à Ouagadougou. On ne pouvait pas lui pardonner ça !»
Dans notre pays, nous avons d’un côté le mandat de trop et de l’autre «l’instance de transition» qui attend qu’on lui remette le pouvoir ; il manque juste quelques détails au milieu : un petit appel à une «journée de protestation nationale», la sortie de quelques millions d’Algériens dans la rue, puis le communiqué de l’état-major de l’ANP en fin de journée. Et on aura égalé le Burkina Faso. ! Puis, c’est l’exemple tunisien qu’on essaiera d’atteindre en trois années, inch’Allah.
Nous avons été le premier pays arabo-amazigho-musulman à être colonisé et le dernier à se libérer. Nous avons été le premier pays arabo-amazigho-musulman à vouloir entrer en démocratie et celui qui a payé le plus lourd tribut en vies humaines pour l’avoir raté ou pour y avoir songé, on ne sait. Un quart de siècle plus tard, la «stabilité» avec un chef d’Etat à l’état de santé instable et plus âgé de quinze ans que Compaoré a été jugée préférable à l’«aventurisme» avec un président neuf. C’est peut-être vrai, «hakda walla ktar !»
La Tunisie n’a pas payé le prix de sa transition vers la démocratie par un millier de victimes tombées en janvier 2011 et plusieurs dizaines de membres des forces de l’ordre assassinées par le terrorisme et deux leaders politiques, seulement, mais aussi par des pertes importantes sur le plan économique, c’est-à-dire en termes de PIB, d’exportations, de tourisme, de balance des paiements, de réserves de change, d’emplois, de revenus et de pouvoir d’achat pour la population. Mais le pays a surmonté la vague de revendications sociales qui a cru que la révolution allait enrichir tout le monde. Si le «printemps» n’a pas enrichi économiquement les Tunisiens, il les a enrichis politiquement, accroissant leur conscience nationale, leur maturité politique, leur attachement aux libertés publiques et leurs valeurs civiques. Les sociologues appellent cela les «richesses permanentes».
Bienvenue au peuple burkinabé dans le concert des nations qui ont pris leurs destinées en main ! Leur président était probablement plus connu que leur pays avant ces évènements, mais ce qu’ils ont fait les propulsera au sommet du respect et de la dignité, comme les Tunisiens. Là où un peuple existe, les despotes ne peuvent pas apparaître. La nation burkinabé (Burkina Faso veut dire «pays des hommes intègres») vient de gagner ses titres de noblesse parce qu’elle n’a pas accepté qu’un despote fasse fi de sa dignité, la foule à ses pieds. Elle a durablement gagné et lui a perdu, quelle que soit la suite des évènements. Une demi-douzaine de chefs d’Etat de la région en fin de mandat attendaient le moment de faire comme Blaise, mais nul doute que le «printemps africain» inauguré par nos frères burkinabés va leur donner à réfléchir.
Bon soixantième anniversaire de la Révolution du 1er Novembre 1954 à tous, gloire à nos martyrs et puissent-ils continuer de nous inspirer par leur sacrifice pour la patrie !

Par Nour-Eddine Boukrouh
noureddineboukrouh@yahoo.fr




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