Algérie - Revue de Presse

Abdel Naceur Belaïd, Historien, à L’Expression Les Aït Kaci entre mythes et réalités



Abdel Naceur Belaïd, Historien, à L’Expression Les Aït Kaci entre mythes et réalités
Publié le 20.02.2024 dans le Quotidien l’Expression

Dans cet entretien avec Abdel Naceur Belaïd, spécialiste de l'Histoire des résistances populaires en Algérie durant le XIXe siècle, nous livre des éléments historiques nouveaux sur les Aït Kaci. Des éléments qui pourront, d'abord, participer à déconstruire une image estropiée par la transmission orale. Également diplomate comme ambassadeur de l'Algérie dans plusieurs pays africains, Belaïd apporte ici des éclairages nouveaux sur la tribu des Aït Kaci essentiellement le jeune caïd Ali Oukaci qui, avant d'être condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, le caïd avait joué un rôle de premier plan lors de l'insurrection de 1871 dans la région de Tizi Ouzou, tout en coordonnant son action avec les forces de l'époque, dont les Mokrani, les Benali Cherif, les Mahieddine, les ben Zamoum, les Ben Kanoun. Ces éclairages ont enfin le mérite d'ouvrir d'autres pistes pour les historiens travaillant sur cette période en général et particulièrement cette tribu.

L'Expression: La dynastie des bachaghas des Aït Kaci marque encore l'imaginaire populaire sous des aspects, d'ailleurs, contradictoires. Pouvez-vous nous restituer l'histoire de cette famille?

Abdel Naceur Belaïd: Vous avez raison d'évoquer l'imaginaire populaire toujours prégnant concernant cette famille quand bien même elle aurait été détruite et éparpillée par le colonialisme français au lendemain même de l'insurrection de 1871 et ses terres furent séquestrées. Il est difficile de restituer l'histoire des Aït Kaci du fait que celle-ci a traversé plusieurs périodes historiques quand bien même elle aurait réussi à préserver une position dominante durant deux siècles au moins. Ceci, dans le cadre de l'organisation militaire et administrative dans la région de Kabylie: du temps de l'État deylical jusqu'en 1871 en passant par l'organisation de la résistance par l'émir Abdelkader et la colonisation française. Un autre écueil portait sur la nature même de l'autorité représentée par les Aït Kaci depuis leur implantation en Kabylie. Toutes les sources biographiques tendent à s'accorder sur le fait que les Ath Kaci étaient originaires du Hodna et qu'ils seraient arrivés en Kabylie dans la première moitié du XVIIIe siècle. Cette date peut être entérinée dans la mesure où le célèbre poète des Ath Djennad, Youcef Ou Kaci (un simple homonyme), décédé vers 1747, avait laissé à la postérité une célèbre réplique qu'il fit à l'adresse d'un frère du bachagha des Aït Kaci. Ce qui est, par contre, frappant dans l'histoire des Aït Kaci est la continuité de son statut de famille de bachaghas depuis la période ottomane jusqu'à la présence française. Il y eut une reconduction de ce rôle initialement reconnu par les Ottomans jusqu'à l'insurrection de 1871. Dès le départ, les Aït Kaci, en tant que Djouads, ont pu s'affirmer à travers un pouvoir dynastique local sous l'État deylical qui avait commencé par l'alimenter en armes. Ce statut que les Aït Kaci ont su gérer avantageusement ne signifiait pas pour autant une véritable vassalisation puisque des conflits et des tensions ont fini par surgir entre les deux parties surtout vers la fin de la présence ottomane au fur et à mesure que la famille des Aït Kaci s'affirmait et affirmait sa puissance et son poids. La question se pose, d'ailleurs, de savoir si la qualification de «Makhzen» s'appliquait fidèlement à la réalité des Aït Kaci. Avec l'effondrement de l'État deylical, la famille avait également réussi à préserver son pouvoir local et c'est le bachagha des Aït Kaci, Belkacem Ou Kaci, qui sera nommé par l'émir Abdelkader agha du haut Sebaou jusqu'en 1847. S'ensuivit la position de bachagha des Français occupée par le même bachagha jusqu'à sa mort en 1854 puis par son frère le bachagha Mohand ou Kaci. C'est ce chaînon que des historiens ne mettent pas suffisamment en exergue et qui semble créer une sorte de confusion dans les esprits et la mémoire collective. La même mémoire véhicule une image de dynastie ayant exercé le pouvoir et l'autorité avec excès et une autre image de victime emblématique de la répression coloniale. Le poète Si Mohand Ou Mhend avait bien décrit la chute de la famille des Aït Kaci et des artistes contemporains dont Matoub Lounès ont composé des chansons sur ce sort tragique.

Sur quoi résidait, selon vous, le pouvoir de la famille des Aït Kaci?
La famille des Aït Kaci était d'abord une grande famille de propriétaires de terres riches, notamment dans ce qu'il était appelé le haut Sebaou. Les Aït Kaci, c'était également une force militaire avec notamment une importante et redoutable cavalerie. La famille pouvait mobiliser un millier de cavaliers armés dans une journée grâce à un système ingénieux. À chaque cavalier était octroyé un lopin de terre à exploiter, ainsi qu'un cheval qu'il devait entretenir. Dans une situation de conflit, il n'y avait qu'à sonner la mobilisation de ces cavaliers qui se rendaient à l'armurerie de Tamda pour prendre une arme, des balles et de la poudre. Cette cavalerie servait également à «imposer l'ordre» au sein de la population sous l'autorité des Aït Kaci. Les Aït Kaci tiraient également leur pouvoir des alliances matrimoniales qu'ils nouaient avec les familles les plus en vue dans toute la Kabylie jusqu'à la famille aristocratique des Mokrani. Ces alliances créaient soit des liens de puissance, soit des clientèles et des fidélités qui allaient leur servir dans des situations de conflit ou de différend avec d'autres forces. De manière générale, il est permis de dire que les Aït Kaci avaient géré savamment et intelligemment les rapports de force dans leurs milieu et environnement géographiques afin de préserver leurs avantages et privilèges.
Par ailleurs, les Aït Kaci qui étaient adhérents de la tariqa Rahmania, avaient bien compris l'importance du lien religieux, qui avait, par exemple, aidé le bachagha Belkacem Ou Kaci à gérer au mieux qu'il était possible les relations avec la puissante et voisine confédération de tribus des Aït Irathen. Enfin, il est utile, me semble-t-il, de rappeler que les Aït Kaci avaient également pratiqué ce que nous appelons aujourd'hui le «soft power». Cette mission avait été menée avec efficacité par un personnage important de la famille des Aït Kaci et qui était une femme. Il s'agit de la belle-fille du bachagha Belkacem Ou Kaci (d'autres sources indiquent qu'il s'était agi de la mère du bachagha), à savoir Thabenkenant de la famille Ben Kanoun originaire des Issers. Si vous me permettez une digression, la place de cette femme au sein de la famille des Aït Kaci, comme celui, par exemple, de Lalla Aïcha au sein de la famille des Benali Cherif de Chellata mérite un intérêt d'étude sur le rôle de la femme en général au sein de familles d'influence dans la société algérienne du XIXe siècle. Il n'est pas question de justifier mais de tenter d'expliquer la politique et les moyens de la puissance mis en oeuvre par les Aït Kaci.
À cet égard, il ne faut pas oublier qu'ils devaient protéger les terres les plus riches de la région sur lesquelles ils avaient fait mainmise.
Il faut rappeler également l'hostilité objective et quasi permanente qui leur était manifestée à cause surtout de la propriété foncière et de la question de la collecte de l'impôt. Ces forces hostiles étaient notamment celles de deux autres puissantes confédérations de tribus voisines des Aït Djennad et des Aït Ouaguenoun.

L'exercice de l'autorité par les Aït Kaci a été marqué par certaines figures célèbres de la famille. Que pouvons-nous dire à ce sujet?
La famille n'a pas manqué de représentants d'une telle importance. Nous pouvons, cependant, citer deux noms tout particulièrement. Il s'agit d'abord du bachagha Belkacem Ou Kaci dont les qualités personnelles étaient largement reconnues, y compris par la population qui le voyait personnifier, à la fois, un pouvoir autoritaire et une intelligence dans la conduite des affaires. Il existe des poèmes populaires anciens qui décrivent le bachagha sous ces traits. Bachagha Belkacem Ou Kaci était un chef qui avait montré des qualités indéniables en tant que guerrier, notamment dans sa fonction d'agha de l'émir Abdelkader. En réalité, la personnalité du bachagha n'est pas suffisamment étudiée.
Il avait, certes, endossé le burnous de bachagha des Français en 1847, mais il est permis de dire que les autorités coloniales qui avaient besoin de son poids ont toujours nourri une suspicion sur sa fidélité. Cette suspicion avait déjà débuté lorsque le bachagha, prétextant une maladie, ne s'était pas présenté personnellement à Aumale (Aïn Bessem) pour recevoir le burnous rouge. Il l'avait fait par délégation. La mort même du bachagha en juillet 1854 à Tizi Ouzou, au retour immédiat de l'expédition Randon dans le haut Djurdjura, avait suscité l'émoi mais également la suspicion. Un khouan m'a soutenu qu'il aurait été en fait victime d'un empoisonnement. Cet interlocuteur m'avait récité un poème du personnage cité plus haut de Thabenkenant où il y avait mention d'indices pouvant résulter d'un empoisonnement, à savoir des vomissements, une chute brutale des cheveux. Il y a, ensuite, le caïd Ali Ath Kaci (caïd Ali Ou Kaci) qui a eu une place particulière dans l'histoire des Ath Kaci dans la résistance au colonialisme; un rôle qui allait, d'ailleurs, provoquer la terrible répression française contre la famille et sa chute en 1871.
Le rôle historique du caïd Ali que, personnellement, je considère comme la figure de proue des Aït Kaci, est injustement réduit à sa participation à l'insurrection de 1871. De fait, Ali Ou Kaci était animé de l'esprit de la résistance dès son jeune âge. À peine sorti de l'adolescence, il était engagé dans l'opposition à son oncle bachagha Mohand Ou Kaci que d'aucuns présentaient comme un bachagha zélé sous l'autorité coloniale après le décès du bachagha Belkacem Ou Kaci auquel il avait succédé en 1847 et dont il était loin de partager les qualités humaines et militaires. À cet égard, l'historien Charles-Robert Ageron expose dans son ouvrage La France en Kabylie les raisons qui avaient conduit le maréchal Randon, «Gouverneur général de l'Algérie», à pratiquement désavouer bachagha Mohand Ou Kaci et à réduire ses prérogatives. Dès les années 1850, Ali Ou Kaci était déjà en intelligence avec le chef de la résistance populaire, Cheikh Seddik Ben Arab (le procès-verbal d'interrogatoire du caïd établi en août 1871 par le tribunal de première instance d'Alger, mentionnait qu'il était âgé de trente ans seulement). Informé des liens du caïd avec Cheikh Seddik, le commandant Beauprêtre du commandement militaire de Tizi Ouzou, était parti l'arrêter à Tamda en 1856.
Cheikh Seddik et ses contingents avaient protégé le caïd et pourchassé Beauprêtre jusque dans son retranchement au bordj militaire de Tizi Ouzou. Ce fait historique a été immortalisé par le poète local des Aït Ouaguenoun, Mohand Ou Moussa (poème transcrit par le colonel Adolphe Hanoteau dans son ouvrage La poésie kabyle du Djurdjura. Avant d'être condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie, le caïd avait joué un rôle de premier plan lors de l'insurrection de 1871 dans la région de Tizi Ouzou tout en coordonnant son action avec les forces de l'époque dont les Mokrani, les Benali Cherif, les Mahieddine, les Ben Zamoum, les Ben Kanoun, etc.
Par -delà l'organisation de l'insurrection de 1871 dans la région de Tizi Ouzou, et après avoir entraîné dans l'insurrection ses frères et cousins, caïd Ali Ou Kaci a coordonné son action au-delà de ce cadre; avec El Mokrani lui-même et le bachagha Benali Cherif de Chellata dans ce qui était appelé alors la «Petite Kabylie».
Il n'en demeure pas moins que dans la mémoire collective, l'image des Aït Kaci reste contrastée entre admiration, voire compassion pour leur chute et rejet.
Vous avez raison surtout que l'histoire des Aït Kaci est chargée de légendes, de mythes et de mystères qui sont transmis par la mémoire collective de manière quelquefois aléatoire. Cette histoire ne pouvait pas laisser insensible la population du fait d'abord d'une puissance accumulée par la force. Du fait ensuite, des expropriations qui ont dû certainement sous-tendre l'extraordinaire patrimoine foncier de la famille. Du fait, enfin, de l'exercice de l'autorité par les voies d'un autoritarisme et d'une violence considérés indispensables, voire vitaux par les Aït Kaci pour être et demeurer. Sûrs de la gloire, cette famille s'était même affranchie de certaines lois et règles de la société. Ce souvenir se cristallise à ce jour autour des propos prémonitoires de Cheikh Mohand Oulhocine sur leur chute prochaine après avoir atteint le faîte de leur gloire. Le sage mystique était intervenu dans l'affaire d'une jeune femme renvoyée chez ses parents par les Aït Kaci sans avoir été formellement divorcée. La pratique était attribuée aux Aït Kaci de recourir à ce procédé tout en condamnant les femmes concernées à ne pas se remarier car, gare à l'intrépide qui oserait prendre une épouse relevant toujours juridiquement du nom Aït Kaci. Certaines sources précisent même que cette période d'incertitude appelée suspension (a'aaleq) durait sept longues années. Pourtant, les études coloniales sur la famille des Aït Kaci et sur leur généalogie montrent bien que les mariages contractés par cette famille sont souvent durables et portaient sur toute la vie. La question se pose de savoir si le souvenir toujours vivace des propos de Cheikh Mohand Oulhocine ne portait pas sur leur portée philosophique au sujet des dérives de l'hubris qui peut s'appliquer au comportement de tout être humain et de toute société comme, d'ailleurs, de certaines puissances dans la géopolitique d'aujourd'hui. En définitive, l'histoire de la dynastie des Aït Kaci qui a marqué profondément sa région est très complexe du fait déjà qu'elle avait exercé l'autorité sur une longue période et à travers des contextes politiques, sociaux, économiques et militaires différents et marqués par des défis renouvelés. Pour démêler l'écheveau et reconstruire le puzzle en dissipant la confusion, un travail de décantation devrait déjà être entrepris.
Kamel BOUDJADI

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