A l'âge de neuf
ans, on croit pouvoir se rappeler de tout, mais le souvenir est hésitant. Il
fait, parfois, confondre réalité et fiction discursive.
Les bribes de
mots, de sons et d'images se lovent dans les géodes sensorielles pour resurgir
sporadiquement, de manière plus ou moins nette.
L'enfant se
rappelle encore du soir où son oncle maternel, vénérable vieillard à moustaches
blanches, parlait de la fugue de Maillot. Sûr d'une seule chose, il savait que
Maillot n'était pas arabe. Le couvre feu n'était pas encore instauré, mais, il
y avait comme quelque chose d'étrange dans l'air. Les militaires du contingent
sénégalais, firent parler d'eux vers la fin de l'année cinquante cinq (I955).
On dit qu'ils sautaient à l'intérieur des logis par les terrasses ; l'effet de
surprise était violent. Des femmes enceintes, prises de panique, avortaient et
perdaient ainsi leurs bébés. L'enfant apeuré jetait des regards furtifs vers
les escaliers qui menaient vers leur terrasse. Le piétinement des chèvres dans
leur abri en haut, lui faisait voir des Sénégalais partout. On disait qu'ils
terrorisaient par leur visage luisant et balafré ; ils pouvaient voler tout ce
qui leur tombait sous la main comme objet précieux. On ne pouvait jamais
démasquer l'auteur, l'impunité se fondait dans la ressemblance physique des
individus. De bouche à oreille, la terreur gagnait du terrain. Le nom de Cheikh
Ziane chuchoté, sortait subrepticement de l'ombre, pour ensuite se calfeutrer
dans l'imaginaire populaire. Les «événements» des Aurès faisaient de plus en
plus tâche d'huile. On dit que Belgacem l'indochinois est «monté» à partir de sa
caserne avec armes et bagages, en ce début de l'année 1956 ; il rejoignait
ainsi son frère Nacereddine. Ali, disparaissait à Sakamody (Tablat) ; il aurait
rejoint le maquis de Palestro (Lakhdaria) naissant. Plusieurs voyageurs allant
ou venant d'Alger, ont vu des «fellagas» surgirent des buissons et arrêter, les
autocars de la Satac. (Société de transport en commun). En s'attaquant à
l'institution coloniale, on frappait les esprits qui se faisaient de plus en
plus à la subversion. L'Organisation politico administrative(OPA), non armée,
était chargée du travail de sape et du sabotage économique infrastructurel.
L'enfant rencontrait, souvent dans la rue, des signes inhabituels et porteurs
de non dits. A l'école, motus sur les événements, les instituteurs européens ou
juifs regardaient ailleurs. M. Jean, en Triumph décapotable quittait l'école
une année après son arrivée. L'autre, au moignon de main gauche et en blouse
grise roulait à mobylette et surprenait les enfants par la dextérité de son
handicap. Sitôt venu, il repartait définitivement lui aussi. Les signes
avant-coureurs du désordre sont maintenant bien installés. Les militaires
harnachés étaient de plus en plus visibles. L'enfant se familiarisait aux noms
des engins qu'il observait non sans étonnement admiratif. Il faisait
connaissance, avec la mythique Jeep Willis, le Dodge 4/4, le camion GMC et bien
plus tard, le half-track véritable bunker mobile.
Certains
commerces florissaient à l'ombre de la guerre. Quelques boulangers et bouchers,
devenaient les prospères pourvoyeurs de cette armada qui tombait du ciel ; ils
s'assuraient une manne sur plusieurs années. Le commerce des boissons
alcoolisées revenait de droit à la juiverie. D'autres, de l'autre coté de la
barrière, fermèrent boutique. Si Amar et Si Slimane se sont évanouis dans la
nature, l'un pour rejoindre le maquis et l'autre une terre d'exil. Si Amor dont
le fils ainé a rejoint la base de l'Ouest, a été emprisonné non pas pour la
fugue de son fils, mais pour appartenance à l'Organisation politico
administrative. Si Ahmed, le receveur de la poste interné à la prison de Djorf,
sera assassiné plus tard ainsi que Si Abdelkader, cadre scout et disquaire
occasionnel. On disait de ce dernier qu'il était très proche de Ferhat Abbas.
El Hadj Mohamed, propre oncle de l'enfant, connaitra, les affres du camp de
Sidi Chami de l'époque. Si Moussa le marchand de beignets, fermait lui aussi
boutique pour un long emprisonnement, ainsi que Si Ouis qui faisait dans les
tissus. Si Bentaleb, le tenancier du café des sports ne réapparaissait qu'en
1962, il sortait de la prison de Maison Carrée (El Harrach). Le sacrilège
suprême pour l'enfant a été atteint le jour, où Si Ahmed, l'imam de la
fraction, a été emprisonné et Si Mohamed le tailleur érudit. Si Abderrahmane, pourtant
ancien officier d'Indochine, connaitra lui l'humiliation des geôles coloniales.
Le facteur, Si Abderrahmane, n'échappera pas à l'arrestation et à
l'emprisonnement. Mohamed le coiffeur, perdra la vie plus tard, par pendaison à
Haouch Naâs. Il fera partie des 400 victimes du charnier bellouniste.
En janvier 1956, un attentat à la grenade,
faisait ses premières victimes d'une guerre qui allait s'installer durablement.
Il eut lieu, le soir, au quartier dit réservé, probablement, au célèbre «café
de la joie». Il faisait plusieurs victimes, dont un proche parent de l'enfant.
Il s'en tirait à bon compte avec une invalidité définitive de la main droite.
Par cette proximité parentale, l'enfant se sentait impliqué dans le conflit. A
partir de ce jour, les barbelés firent leur apparition. Le quartier qui
disposait de deux issues, en perdait une. C'est celle qui menait directement à
la palmeraie qui a été murée jusqu'à la libération. L'unique issue de la
souricière était contrôlée par une herse de fil barbelé en zig zag. Seuls les
portefaits qui transportaient leur charge sur des baudets, faisaient les frais
de cet étroit passage. Il était fait obligation de déclarer à la police tout
visiteur hébergé, même pour une seule nuit, et de placarder sur la porte des maisons,
par une étiquette bien visible, le nom et prénoms du propriétaire. L'enfant se
rappelle avoir écrit doctement et d'une main hésitante, plusieurs écriteaux de
proches frappés d'illettrisme français. La graphie arabe était bien évidemment,
exclue de l'environnement de l'époque. Lors des perquisitions musclées, il ne
fallait surtout pas laisser trainer un passe-montagne ou des pataugas que
d'aucuns avaient ramenés d'Indochine à leur démobilisation.
La propagande
coloniale, allait à contre sens de ce qu'elle voulait obtenir. En surnommant
d'abord, les maquisards de «fellagas», elle ne faisait que conforter de larges
franges de la population dans leurs convictions nationalistes. Si des bûcherons
pouvaient être aussi insaisissables, qu'en serait-il alors d'une armée
régulière et bien entrainée. Le prestige de puissance militaire prenait un
sacré coup. Les affichettes portant des caricatures de leaders politiques à
corps d'insectes venimeux, collées sur les murs, faisaient sourire. L'enfant ne
se rappelle que des effigies de Ben Bella et de Messali El Hadj, probablement
pour le charisme de leur personnalité.
Cette approche de
lutte révolutionnaire, n'était pas sans dommages collatéraux ; elle taillait
parfois dans le vif. Le non respect des consignes du «Front», était sévèrement
puni à l'exemple de la consommation des produits tabachiques. Les fumeurs et
chiqueurs contrevenants, recevaient sur le visage une patate sertie de lames de
rasoir. Vrai ou faux, çà avait l'avantage d'imprimer imparablement des stigmates
dans les esprits encore rétifs. La mort violente n'était pas exclue de la
procédure punitive ; deux collaborateurs connus ont payé de leur vie leurs
fréquentations coloniales, à quelques mois d'intervalle l'un de l'autre, Ces
actions ont eu lieu curieusement, à la mi journée, au moment où les rues sont
désertes en été. Teboul, prospère négociant israélite, mourait lui aussi de la
même manière, le corps criblé de balles. Après chaque action armée, le
beuglement sinistre de la sirène de la sous-préfecture faisait courir les gens
dans tous les sens. Pathétique, cette course folle d'enfants et de vieillards.
Chacun d'eux appréhendait la rafle qui lui ferait passer un mauvais quart
d'heure. On chuchotait que c'est Boualem alias Baghdad, enfant du quartier, qui
serait derrière les attentats. Il était, probablement, avec Said les plus
jeunes recrues du maquis. Ahmed surnommé «Rafale», Hafied et Brahim plus âgés,
les ont devancés au djebel. La deuxième grenade explosait en plein jour, au
restaurant «le Mirage» ; elle faisait des dégâts parmi les bidasses en
permission ce jour là. Et c'est la grenade du «Café de la poste», dont
Abdeldjabar en a été la seule victime qui fit déborder le vase. C'est à partir
de ce jour, que la patrouille conduite par un adjudant raciste faisait ses
rondes en Jeep. Le pare brise rabattu permettait la pose d'une mitrailleuse FM
Bar sur le capot. Excédé par les passants nonchalants à son gout, le sous
officier, les bousculait avec le canon du F.M. Il en paya chèrement le prix ;
il tombait lui et sa patrouille dans une embuscade nocturne tendue disait-on
par Belgacem. Au nombre de 4 ou 5, les assaillants se planquaient sous les
arcades du magasin «la Rose blanche» derrière les colonnes plongées dans la
pénombre. Le mitraillage dura à peine quelques minutes. Le silence qui s'en
suivit était pesant, personne ne pouvait savoir ce qui s'est passé cette nuit
là. L'horreur était au rendez vous au lever du jour. Des corps, au nombre de
quatre, criblés de balles gisaient sur la place du quartier. En les regardant
de plus près, il s'agissait de civils ; les corps étaient écrabouillés par un
engin roulant, probablement un half track. Tout le monde saura qu'il s'agissait
des Rahmouni, père et fils et deux autres non identifiés pour l'heure. Ces pauvres
malheureux, détenus au centre d'internement de «Haouch -Lihoudi» à un jet de
pierre de l'endroit du massacre, étaient froidement assassinés en représailles
à l'opération de la veille. Exposés au soleil et au regard de curiosité, les
corps des martyrs ne furent évacués qu'aux environ de midi. Pour ce faire, ils
furent transbordés dans un camion de nettoiement urbain.
Le jeu de
massacre allait encore continuer. Alors qu'ils sortaient de l'école comme à
l'accoutumée à 16h, l'enfant et ses camarades remarquèrent un attroupement
inhabituel sur la place Colonel Pein (place des Martyrs actuellement). Poussés
par la curiosité, ils se précipitèrent pour voir une autre horreur. Les corps
sans vie de quatorze (14) moudjahid étaient exposés à la curiosité des badauds.
Les militaires, plus loin, observaient les éventuelles réactions. Brahim,
camarade de classe, reconnaissait le corps de son frère. Mis à part un
imperceptible haut le corps d'étonnement sous l'effet de la surprise, il ne
broncha pas pour autant. Muri très tôt par l'adversité, l'enfant en général,
jouait le jeu de l'adulte ; il s'impliquait par instinct grégaire. Il le
montrait explicitement le jour d'une rafle. Adossé à la porte de leur
boulangerie en relâche se jour là, il vit des militaires qui parquaient sur la
place une centaine d'individus pour la fouille et la vérification d'identité.
Au bout d'un moment, Menad, autre enfant du quartier, sortait discrètement de
la masse compacte. Il évoluait vers l'enfant à «quatre pattes» pour lui
chuchoter, le souffle court : «Ouvre la porte !». Mû par un réflexe
automatique, l'enfant s'exécutait sans poser de question. Le fugitif
s'engouffrait par la porte discrètement entrouverte, dévalait prestement les
escaliers et prenait la clé des champs par la porte inférieure de la
boulangerie en sous-sol. L'enfant découvrait, non sans plaisir, que le «faux
gigolo» de Menad faisait partie du «Nidham».
Après avoir
acquis une certaine
culture sur les
différents corps d'armée, DOP, Dragons, Chasseurs alpins, Légion étrangère,
GMS, et autres centurions de la 11è division parachutiste (On apprendra bien
plus tard, qu'elle était commandée par le général Massu) l'enfant s'essaye à la
connaissance des engins de mort volants. Le premier d'entre eux est bien
évidemment l'hélicoptère libellule appelé «Alouette» ; il fut frappé par les
deux réceptacles placés de part et d'autre de l'habitacle. Il s'agissait en
fait de cercueils ramenés des champs de bataille. Les hélicoptères «banane»,
transporteur de troupe, étaient plus légers à leur départ qu'à leur retour. On
disait qu'en plus des survivants, ils ramenaient des morts au combat. Plus
lourds, leur vol était bas et le bruit des hélices plus sourd. La vedette était
tenue par «Essafra» pour sa couleur jaune, il s'agissait du redoutable T6,
avion de surveillance et de bombardement au besoin. L'aviation de guerre
disposait des bases d'Eddis, de M'Cif et de la piste de Bordj l'Agha.
L'enfant
apprenait avec tristesse au mois de juillet 1957, la disparition tragique de
son oncle Hadj Benaissa d'Aflou. Assassiné par les parachutistes, son corps
criblé de balles gisait au beau milieu de la décharge publique. Le dernier
souvenir de l'enfant et dont il en était fier, c'est le jour du départ de son
frère au maquis, un certain printemps de 1961 ; il n'avait que 22 ans. Il
mourait en octobre de la même année. Encerclé par la troupe ennemie et simulant
la reddition, il se fit exploser au milieu du groupe par une grenade défensive.
Adolescent et adulte plus tard, l'enfant d'hier continuait, comme s'il
transcendait les limites matérielles de l'existence, à parler à son frère
disparu : «Paix à ton âme Ahmed, il ne restait pourtant, que quelque mois pour
l'indépendance, mais, tu as préféré le martyre à l'humiliation. Ce jour de
liesse avait quelque part, un arrière goût d'amertume ; Belgacem, Brahim,
Boualem, Mohamed, Ali et toi ne seriez pas de la fête. Je t'apprends enfin,
qu'il n'y a plus de couvre feu, ni sirène ; la porte de la palmeraie a été
rouverte et que tout près de chez nous, le drapeau algérien flotte sur l'hôtel
«Transat» évacué par le commandement militaire français. Tu veux encore savoir
ce qui c'est passé après ? Et bien ne soit pas affecté, par ce que je vais te
révéler, l'avidité politique et le clanisme ont amené les frères d'hier à
s'entredéchirer ? Une génération plus tard, des rédempteurs vinrent semer la
parole divine par le feu et par le sang. Notre neveu Mohamed, fut décapité et
sa tête déposée dans la rue qui porte présentement ton nom».
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Posté par : sofiane
Ecrit par : Farouk Zahi
Source : www.lequotidien-oran.com